Recension de l’essai : Bernard Conte, La Tiers-Mondialisation de la planète, Presses universitaires de Bordeaux, 2009.
Après la deuxième guerre mondiale, les « Trente glorieuses » ont été une période relativement faste tant pour les populations du Nord que pour celles du Sud. Partout, la classe moyenne s’est étendue grâce au libéralisme régulé et à l’acceptation par les capitalistes d’un partage de la valeur ajoutée plus favorable aux salariés. A partir de la seconde moitié des années 1970, la crise économique, qui frappe le Nord avant de s’étendre au Sud, donne l’occasion aux capitalistes de remettre en cause les conditions du partage de la richesse grâce à la mondialisation financière néolibérale. Pour Bernard Conte, les politiques néolibérales engendrent la Tiers-Mondialisation de la planète par le resserrement de la pyramide sociale en son milieu qui, à travers l’euthanasie de la classe moyenne, aboutit à la polarisation riches-pauvres des sociétés. Pour éviter que ce processus se heurte à l’opposition (violente ?) des populations concernées, les néolibéraux instrumentalisent le droit, rendent la démocratie virtuelle, instaurent un nouveau féodalisme… La population qui n’a plus la maîtrise de son devenir est «
cantonnée au rôle de ‘tube digestif’ de moins en moins alimenté en nourriture vraie ».
Le premier chapitre précise les concepts. Il définit le néolibéralisme en le replaçant dans le cadre de l’évolution de la pensée économique libérale, dont l’origine lointaine se situe au siècle des Lumières. « Les libéraux pensent que le marché est l’institution la plus efficace pour la création et la répartition des richesses. Leurs divergences de vues portent sur son fonctionnement. Pour les néoclassiques et les keynésiens, le marché n’est pas pleinement efficace dans tous les domaines. De ce fait, il convient de pallier ses défaillances et ses lacunes par une intervention extérieure raisonnée (de l’État), dont la nature et l’intensité varient selon les auteurs. Pour les néolibéraux, sous certaines conditions, le marché assure ses fonctions de façon automatique et efficace, si bien qu’il est inutile, voire préjudiciable, d’intervenir dans son fonctionnement. De plus, l’intervention étatique est instrumentalisée à son profit par la classe moyenne par le biais de la classe politique, engendrant de ce fait l’inefficacité économique. Par conséquent, il s’avère nécessaire de « laisser faire » le marché. » (page 23). Pour résumer, le débat entre les différents courants du libéralisme économique repose principalement sur le degré d’efficacité du marché et sur le degré de régulation (étatique) nécessaire au « bon » fonctionnement dudit marché.
Par la suite, l’analyse de Bernard Conte porte sur une séquence historique longue qui s’étend, grosso modo, de la fin de la deuxième guerre mondiale à aujourd’hui. A la lumière des crises successives et des transformations du capitalisme, il s’agit de mettre à jour les enjeux, les processus et les forces en présence.
Le deuxième chapitre s’intéresse à la période des « Trente glorieuses » au cours de laquelle les politiques économiques et sociales mises en œuvre à l’intérieur du monde « libre » ont été largement inspirées par le libéralisme « interventionniste » : le keynésianisme au Nord et l’économie du développement structuraliste au Sud. « Après la fin de la deuxième guerre mondiale débutent, au Nord, les « Trente glorieuses des salariés », caractérisées par la croissance industrielle soutenue, par l’amélioration continue du niveau de vie des salariés et par la densification de la classe moyenne (note 1) . Au Sud, au cours de la même période, la mise en place de régimes nationalistes-clientélistes assure une croissance vigoureuse, les revenus s’améliorent et des embryons de classe moyenne apparaissent, principalement liés à l’État » (page 205).
Au début des années 1970, la crise économique et sociale frappe le Nord avant de se propager au Sud. Cette crise va permettre au capitalisme de se réorienter vers les services et de revenir sur le compromis fordiste qui « était perçu par la finance comme […] temporaire, [comme] un « mal » nécessaire, dicté par les circonstances (géopolitiques, politiques, économiques et sociales) » (page 205). Dès la fin des années 1970, le néolibéralisme monétariste (note 2) impose la loi de la finance qui renforce progressivement la part de la valeur ajoutée dévolue au capital au détriment de celle destinée au facteur travail. Margaret Thatcher et Ronald Reagan arrivent au pouvoir. Progressivement s’imposent les politiques monétaristes du consensus de Washington, « qui visent à réduire drastiquement la consommation « improductive » de surplus (en termes de profits privés) par l’État-providence au Nord et par l’État nationaliste au Sud » (page 205). Ces politiques de dérégulation, de privatisation, de libéralisation commerciale et financière, de sape de l’Etat-providence, de destruction des systèmes clientélistes… devaient permettre aux capitalistes de revenir sur les concessions accordées aux salariés pendant la période fordiste, avec pour conséquence l’euthanasie de la classe moyenne. (Chapitre 3).
Le quatrième chapitre montre que la faisabilité politique du traitement de choc néolibéral du consensus de Washington s’est avérée plus délicate que prévu. Les conséquences sociales négatives de l’ajustement monétariste ont généré des critiques, des résistances et des oppositions. Ainsi, par exemple, des rapports ont mis à jour les effets négatifs des Programmes d’ajustement structurel (PAS) du FMI au Sud (chômage, exclusion, pauvreté), la société civile s’est mise à manifester (Seattle), des personnalités, au moins hostiles à la mondialisation dans leur discours, sont arrivées au pouvoir notamment dans le pré carré des Etats-Unis (Chavez, Morales…), la crise asiatique (1997) a mis à jour la fragilité d’un modèle de développement considéré comme la vitrine du néolibéralisme… Les élites politiques au service du capitalisme financiarisé ont compris qu’il « subsistait, en raison du jeu de la démocratie, des possibilités d’arrivée au pouvoir d’éléments moins favorables à la mondialisation néolibérale, voire opposés » (page 206). Vers la fin des années 1990, pour calmer les critiques et pour contourner l’obstacle politique lié au système démocratique, les représentants officiels ou officieux du capitalisme financiarisé changent de rhétorique. Ils adoptent un nouveau discours « plus politiquement et socialement porteur de consensus » qui entérine le passage du monétarisme à l’ordolibéralisme (ou néolibéralisme allemand) et se traduit par un nouveau consensus : le post-consensus de Washington.
Le cinquième chapitre (un peu plus théorique) présente les fondements du nouveau consensus qui intégrent les développements « récents » de la théorie économique néoclassique : la nouvelle microéconomie, la croissance endogène et la nouvelle économie institutionnelle. Ainsi, « l’idéologie néolibérale va à nouveau mettre la science économique à son service. Les penseurs orthodoxes vont admettre et repousser les limites du modèle théorique néoclassique qui, dans son interprétation monétariste, s’avère trop éloigné du domaine du réel. Ainsi, ils vont tenter d’élargir la rationalité et d’adapter le modèle, afin d’inclure une partie des critiques qui lui sont adressées et pour le rendre apte à servir de fondement à une « nouvelle » rhétorique plus politiquement correcte, caractéristique du post-consensus de Washington.
Le passage du monétarisme à l’ordolibéralisme marque la reconnaissance de certaines inefficiences du marché qu’un cadre juridique et institutionnel approprié, doublé d’une intervention minimale de l’État, viendront pallier » (page 143). En fait, il s’agit de préparer les esprits à « l’économie sociale de marché » mise en œuvre par le post-consensus de Washington.
Le dernier chapitre (6) démystifie le « nouveau » consensus dont l’objectif réel est de poursuivre les processus engagés lors de la phase monétariste et de pérenniser les politiques néolibérales en les rendant incontestables. Pour ce faire, il convient de les inscrire dans la loi pour réduire au maximum la possibilité de mise en œuvre de projets politiques alternatifs (il s’agit d’inscrire dans la loi fondamentale - la Constitution – les politiques économiques et sociales). Ainsi, par exemple, on gravera les « critères » de Maastricht dans le marbre de la constitution européenne, rebaptisée traité de Lisbonne. Ces critères, éminemment politiques, sont présentés comme des recettes « apolitiques » de « bonne » gouvernance. De plus, sous prétexte d’assurer la « concurrence libre et non faussée », l’Etat va intervenir au profit du capital pour « casser » les services publics et la protection sociale, pour privatiser et remettre au privé des sources de profits (autoroutes…). Il s’agit simplement de poursuivre les processus engagés lors de la phase monétariste, seul change l’habillage, le costume de l’ordolibéralisme étant plus neutre et donc plus politiquement et socialement correct.
Pour abattre tout obstacle politique à la mise en œuvre du post-consensus de Washington, l’enchâssement juridique du néolibéralisme est complété par la « virtualisation » de la démocratie à travers l’effeuillage du pouvoir de l’État central et la prise en compte d’acteurs dits « apolitiques », complices ou simplement manipulés. Il s’agit d’atomiser le pouvoir, de diluer les responsabilités, de brouiller les pistes… de telle sorte que la population, à travers le système démocratique, n’ait plus d’emprise sur les politiques économiques et sociales conduites par les élites politiques à la solde du capitalisme financiarisé.
Ainsi, le politique se trouve déconnecté de l’économique et du social. Le pouvoir, officiellement remis aux « experts » et aux juges, reste entre les mains du capitalisme financiarisé qui peut poursuivre l’exploitation de la planète.
Trente ans de politiques néolibérales nous ont conduit à la crise actuelle. « La stagflation des années 1970 a provoqué la fin des politiques keynésiennes, la crise des années 2000 aura-t-elle raison des politiques néolibérales ? » (page 208). A la lecture de l’essai, il semble évident que tout changement de cap impliquera nécessairement une profonde mutation des élites qui ne pourra, sans doute, se faire sans « violence ».
note 1 : c’est ce qu’on appelle le système fordiste caractérisé par la production, la consommation de masse et l’Etat-providence.
note 2 : le monétarisme est associé à l’école de Chicago dont le chef de file était Milton Friedman.