Si l’ordre économique du monde était différent...
Le 26 janvier dernier, Jean Ziegler, sociologue et ex-rapporteur spécial auprès des Nations Unies pour le droit à l'alimentation, est venu présenter, à l'Université Libre de Bruxelles, son dernier ouvrage “Destruction massive. Géopolitique de la faim” (Seuil, octobre 2011), dans lequel il tente à son tour de réveiller les consciences et la capacité de révolte de la société civile dans les démocraties occidentales.
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Jean Ziegler accuse les spéculateurs et la financiarisation criminelle des marchés alimentaires d'être responsables des ravages de la faim dans le monde. Il rappelle que l'agriculture mondiale pourrait sans problème nourrir douze milliards d'êtres humains, soit presque le double de l'humanité. Pourtant, trente cinq millions de personnes meurent de faim ou de ses conséquences immédiates chaque année. Un milliard d'êtres humains est en permanence gravement sous-alimenté. Le Programme Alimentaire Mondial des Nations Unies, qui apporte en urgence de la nourriture aux plus démunis, subit elle aussi de plein fouet les conséquences de cette “violence structurelle” mondiale”. En plus de la crise financière, des coupes drastiques dans son budget et la baisse des contributions volontaires des États, l'organisation, qui se fournit sur les marchés mondiaux, a vu son pouvoir d'achat chuter suite à l'inflation des prix des denrées alimentaires de base, alors même que les victimes de la faim ne cessent d'augmenter.
La lutte avec “les armes de la démocratie”
Jean Ziegler affirme que “la lutte n'est possible qu'en modifiant les rapports de force existant”. Pour lui, “ce rôle incombe à la société civile” qui doit renverser ces rapports de force et se saisir de “toutes les armes de la démocratie”. Il ajoute néanmoins, que dans une lutte contre les idéologies, “les arguments sont inutiles et sans valeur”. Il juge vain de chercher le dialogue quand la raison a fait place au “cynisme pur” et à “la violence”. Pour lui, cette lutte trouve sa légitimité dans la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme de 1948 et la Charte des Nations unies de 1945 (“Nous, peuples des Nations Unies,...”). Élaborés suite aux massacres de masse de la Deuxième Guerre Mondiale, ces deux textes sont “les fondements de la civilisation”. Jean Ziegler milite pour une responsabilité collective portée par “la société civile, nouvelle figure historique en voie de formation basée sur la conscience d'une identité commune”.
Pour Jean Ziegler, le monde politique est “inutile”, “paralysé par le capitalisme financier”. Il revient sur les engagements de la Présidence française du G20 à avancer sur les solutions à apporter pour réduire la volatilité excessive des prix des matières premières agricoles. La proposition d'instaurer notamment des mécanismes de régulation des marchés agricoles demandait à être davantage discuter. La réunion de Cannes, en novembre 2011, n'aura pas permis de concrétiser ces premières ébauches de solution. Le G20 n'abordera pas cette question, laquelle sera finalement retirée de l'agenda. Jean Ziegler accuse ouvertement Nicolas Sarkozy d'avoir “cédé aux pressions des grandes firmes de l'agro-business et du monde de la finance”. Pour lui, “c'est un signal fort” qui montre qu'il ne faut rien attendre de ces gouvernements “incapables de maintenir un agenda politique prioritaire”, et “qui fléchissent trop facilement devant les pressions de ces groupes d'intérêts privés”. Le changement se fera par le bas, en faisant pression auprès des gouvernements et des institutions internationales, comme par exemple auprès du Fond Monétaire International concernant la lutte pour l'annulation de la dette des pays les plus pauvres.
“Une violence structurelle mondiale”
Il ajoute qu'il ne faut pas non plus attendre davantage des dirigeants des multinationales. Leur rôle est d'assurer une rentabilité maximale en sacrifiant des emplois ou en poussant à la privatisation. À ce sujet, Jean Ziegler revient sur le documentaire “We feed the world” de 2007, inspiré de son livre “L'Empire de la Honte”, et auquel il a participé. Il commente une séquence assez exceptionnelle du film d'Erwin Wagenhofer, dans laquelle le PDG de Nestlé de l'époque, Peter Brabeck, révèle au monde entier, et “devant des communicants épouvantés qui n'osaient pas l'interrompre”, tout le cynisme des dirigeants de ces grandes entreprises évoluant dans une économie de marché mondialisée et dérégulée. Brabeck s'exprime sur les deux points de vue s'affrontant sur la question de la privatisation de l'eau : “le premier, que je qualifierai d'extrême, est représenté par les ONG, pour qui l'accès à l'eau devrait être nationalisé. Autrement dit, tout être humain doit avoir accès à l'eau. (...). Et l'autre, qui dit, que l'eau est une denrée alimentaire, et que, comme toute denrée, elle a une valeur marchande”. Se targant de participer activement à la création de millions d'emplois à travers le monde, le PDG de Nestlé, plus à une ou deux contradictions près, vante, dans la séquence suivante, la modernité des usines du groupe, “ultra-robotisées”, qui “emploient peu de personnes”.
Jean Ziegler confie que cette interview est la seule raison qui l'ait finalement convaincu de participer au projet du film. D'ordinaire très discrets, ces grands patrons n'accordent que très rarement des interviews. Pour l'anecdote, il raconte que pour obtenir cet entretien filmé, le réalisateur s'est rendu dans le village natal de Brabeck, en Autriche, où il a rencontré le curé du village. Il lui a parlé de son projet de retracer le parcours du personnage, de ses origines rurales à la tête de la plus puissante multinationale agroalimentaire au monde. Le curé a alors adressé un courrier personnel au dirigeant de Nestlé, qui n'aurait pas pu refuser.
De la responsabilité de la société civile
La démocratie conduirait-elle toujours à la tyrannie, ou bien menacerait-elle simplement d’y basculer ? La société civile occidentale est-elle armée pour lutter contre cette menace qui semble omniprésente ? Comme aime à le rappeler Jean Ziegler, Cuba est épargnée par de cette violence structurelle mondiale. Sous embargo américain depuis cinquante ans, l'espérance de vie à Cuba est de soixante quinze ans pour les hommes et de quatre-vingt ans pour les femmes. Le pays a un système de santé de qualité et la population cubaine ne souffre pas de la sous-alimentation.
Pourtant, la reconnaissance des droits civils et politiques et le pluralisme sont aussi les fondamentaux de tout régime démocratique. N'y aurait-il pas là une contradiction entre Cuba et la mise en avant de la démocratie comme instrument de lutte contre l'hégémonie du modèle structurel actuel et de la toute puissance des marchés financiers et des multinationales ? Et que dire du pluralisme des sociétés démocratiques souvent réduit à de simples confrontations idéologiques ? Est-ce qu'une démocratie qui n'arrive pas à nourrir sa population, ou qui se trouve sous l'emprise d'intérêts purement économiques et financiers, peut encore être considérée comme une vraie démocratie ? Pour Jean Ziegler, il semblerait que oui, mais à une seule condition : que la société civile s'organise et se fasse entendre. La solution miracle n'existe pas. Jean Ziegler ne la donne pas. Il se limite à ouvrir une voie, convaincu que le chemin vers une solution passera nécessairement par une prise de conscience de la société civile des pays démocratiques, et par l'auto-organisation de la société, des individus et des peuples.
Liens :
Interview de Peter Brabeck (PDG Nestlé) :
Rapport de la FAO sur l' état de l’insécurité alimentaire dans le monde 2011 : “Quelles sont les conséquences de l’instabilité des cours internationaux pour l’économie et la sécurité alimentaire des pays ?” :
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