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Accueil du site > Actualités > Economie > Sortir du syndrome de Nauru

Sortir du syndrome de Nauru

Alors que vient de sortir le cinquième rapport – alarmant – du GIEC [1] sur les impacts des changements climatiques, la plupart des décideurs politiques sont davantage préoccupés par la résolution de la « crise » économique sans grande considération pour les écosystèmes. Nauru est une minuscule île de l’océan Pacifique souvent désignée comme la plus petite nation du monde. Si son histoire mérite que l’on s’y attarde un peu, c’est parce que c’est aussi la nôtre. Comme l’écrit Luc Folliet, « Nauru parle de nous-mêmes confrontés à la richesse et à l’abondance [2] ».

Le phosphate, ressource unique et surexploitée

Ce pays, classé il y a peu parmi les plus riches du monde (en tête du classement PIB par habitant), se trouve aujourd’hui dans une situation désastreuse : paysages ravagés, maladies chroniques endémiques, perte des valeurs traditionnelles, taux de chômage le plus élevé du monde (90% de la population active en 2009), endettement excessif, … Un coup d’œil à la succession des événements montre qu’il ne pouvait en aller autrement.

L’histoire de Nauru est celle de l’exploitation du phosphate, principale ressource minière de l’île et nécessaire notamment pour fabriquer des engrais. D’abord contrôlée par les puissances étrangères, l’extraction de cette matière première s’est poursuivie après l’indépendance sous le joug de l’État en 1968. Elle a engendré une prospérité sans égal et une redistribution grâce à laquelle chacun pouvait vivre dans un luxe incroyable. Consommation de masse effrénée et investissements démesurés furent les deux ingrédients d’un cocktail qui allait faire basculer le pays dans une dévastation sans précédent.

En effet, le rêve tourna au cauchemar lorsque les réserves de phosphate entamèrent leur déclin. Comme toute l’économie était fondée sur l’extraction de cette ressource, son épuisement provoqua un désastre : l’endettement prit des proportions considérables, l’environnement fut saccagé et l’instabilité politique atteint son paroxysme – vingt-trois présidents se succédèrent en vingt-deux ans. Cette situation fut encore aggravée par les effets dramatiques de la surconsommation, à savoir une explosion des maladies dites « de civilisation » (diabète et obésité principalement) et une forte dépendance envers un mode de vie ostentatoire. L’économie plongea, le pays dut louer une partie de ses terres à l’Australie voisine pour l’accueil de réfugiés et monnayer son droit de vote onusien aux grandes puissances [1]. Une solution (très) provisoire fut mise en place dans les années 2000 : pour relancer l’économie, le gouvernement décida d’exploiter… les maigres réserves de phosphate restantes, reportant de la sorte un déclin pourtant inéluctable.

Une leçon en faveur de la protection de l’environnement

Ce qui nous intéresse dans cette histoire, c’est de constater à quel point une population enfermée dans une logique hyper-productiviste et consumériste peut avoir des œillères quant à ses solutions d’avenir. Un habitant témoigne : « Il y avait ce sentiment que rien ne pouvait nous arriver. L’argent coulait à flots. Quand il n’y en avait plus, il y en avait encore. Nous vivions dans une sorte de bulle, loin de tout. Avec ce sentiment de toute-puissance [2]. » Certains détails parlent d’eux-mêmes : plusieurs voitures par famille (sur une île de 21 kilomètres carrés) ; des femmes de ménage payées par le gouvernement ; des investissements démesurés partout dans le monde…

À l’image des Nauruans, notre société se trouve actuellement empêtrée dans une vision minière de l’environnement [3], essentiellement basée sur le profit à court terme. On creuse toujours plus et toujours plus vite pour entretenir l’activité économique, et on ne s’arrête que lorsque le filon coûte plus qu’il ne rapporte. Cette conception reporte sans cesse l’échéance, avec le risque bien réel de voir les conséquences devenir de plus en plus dramatiques. L’histoire de Nauru doit constituer un avertissement pour l’ensemble des forces politiques, de droite comme de gauche. Il ne peut y avoir d’économie sans nature. Même avec des mécanismes de redistribution des richesses, un système qui ne tient pas compte des limites environnementales est voué à l’échec.

Prendre conscience du désastre qui s’annonce

À Nauru comme ailleurs, la consommation matérielle déstabilise de nombreuses coutumes et activités traditionnelles. Au début de la crise, bien des Nauruans ne savaient plus cuisiner ni réparer les objets de la vie quotidienne. Jusqu’alors, l’abondance d’argent était telle qu’on se faisait livrer ses repas quotidiennement et qu’on changeait de voiture au moindre problème mécanique. À une autre échelle, nous ne sommes pas si différents des Nauruans. Comme eux, nous refusons de voir la réalité, qui est un épuisement prochain des ressources ; comme eux, nous préférons rester dans un mode de « confort » et de luxe insoutenable ; comme eux, nous nous sommes détachés de nombreuses activités indispensables à notre survie (l’agriculture en tête). Reste à savoir si, contrairement à eux, nous prendrons conscience du désastre avant qu’il ne survienne [4].

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Renaud Duterme est enseignant en géographie, auteur de Rwanda – Une Histoire volée, éditions Tribord, 2013 et co-auteur avec Eric De Ruest de La dette cachée de l’économie, qui vient de paraître aux éditions Les liens qui libèrent.

[1] Cela permet sans doute de comprendre pourquoi Nauru a voté contre l’octroi à la Palestine du statut d’État observateur à l’ONU en décembre 2012.

[2] Luc Folliet, Nauru, l’île dévastée, op. cit., p. 147.

[3] L’expression est de Jared Diamond.

[4] Ironie du sort, Nauru fait partie des territoires les plus vulnérables à une montée des eaux consécutive au réchauffement de la planète.


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12 réactions à cet article    


  • joletaxi 28 avril 2014 14:11

    tiens, il y avait longtemps que Philipulus de Rouet ne nous avait pas fait peur.

    Le rapport du GIEC,contrairement au résumé politique pour « décideurs », n’est pas vraiment alarmant, et oh stupéfaction, il prend en compte, sans tenter de les expliquer, les ratés des modèles, qui sont tous dans la panade la plus complète.

    Concernant votre « narticle », ce phénomène est bien connu en économie, cf la tulipe en Hollande.
    Parler de confort insoutenable, de luxe inouï dans un pays où il y a des millions de gens sans emploi, qui dépendent de restos du coeur pour bouffer est le comble du cynisme, ce qui est habituel avec la clique des bobos verts.

    un petit article pour un autre point de vue

    http://online.wsj.com/news/articles/SB1000142405270230427990457951786261228 7156?mg=reno64-wsj

    quand donc les soi-disant écolos comprendront que le développement, l’enrichissement, sont les le meilleur moteur de protection de l’environnement, partout, toujours ?


    • Eric De Ruest Eric De Ruest 28 avril 2014 14:17

      Matt Ridley dit aux riches (dans leur journal, le WSJ) ce qu’ils veulent entendre...

      Matt Ridley’s Rational Optimist is telling the rich what they want to hear

      http://www.theguardian.com/commentisfree/cif-green/2010/jun/18/matt-ridley-rational-optimist-errors


    • Eric De Ruest Eric De Ruest 28 avril 2014 14:20

      Whooo mais je ne vous avais pas lu jusqu’au bout. La fin de votre poste est sans doute la plus aboutie pensée de votre belle carrière sur ce site.


    • joletaxi 28 avril 2014 14:24

      the Guardian,

      m’étonne plus de la teneur de vos articles.


    • Jean-Philippe 28 avril 2014 15:04

      Bonjour,

      Oui, l’histoire de Nauru en dit long sur notre mode de fonctionnement, à nous autres homo sapiens.
      Mais vouloir en sortir restera utopique tant que ce mode de fonctionnement ne sera pas accepté pour ce qu’il est, c’est à dire probablement jamais.
      Alors, comme à Nauru, mais à une toute autre échelle, le retour à la réalité ne va plus tarder pour nous. Moins de dix ans probablement, moins de cinq ans peut-être.
      Et comme là-bas, à peu près personne ne comprendra rien à ce qui va se passer.
      L’abondance, nous en prendrons conscience lorsqu’elle cessera.
      Ainsi va la vie ...


      • LE CHAT LE CHAT 28 avril 2014 16:00

        ça doit être les îles , sur l’île de Paques ils ont eu la m^me chose ;; ;;


        • Stof Stof 28 avril 2014 19:11

          Cette histoire est connue depuis longtemps. Il me semble qu’il y a eu dejà un ou deux reportages sur le sujet.
          Mais effectivement, c’est une très bonne lucarne sur notre avenir planétaire et c’est très très triste. Les générations futures seront extrèmement mélancolique de notre époque tout en éprouvant une véritable colère devant tant d’inconséquence.


          • ablikan 29 avril 2014 02:30

            Elles en sauront rien et seront aussi bêtes que nous. Sauf si internet survit.


          • bretagne 28 avril 2014 20:03

            Pourquoi ne parle t’on jamais de la nécessaire limitation de la natalité ?

            Dans l’état actuel , toute économie qui serait faite disparaitrait comme de l’eau dns le sable...


            • Stof Stof 28 avril 2014 23:18

              Parceque ce n’est pas le sujet. Si tout le monde vivait comme les Indiens, il n’y aurait pas (trop) de déséquilibre.
              Le problème vient d’une minorité de riches, voraces et insatiables et qui servent de modèle pour les masses qui courent derrière.


            • BA 1er mai 2014 11:25
              Naomi Oreskes est historienne des sciences et professeur à l’université de Harvard.

              Erik M. Conway est historien à la Nasa. Il y étudie les interactions entre les politiques nationales, la recherche scientifique et les mutations technologiques.

              A la rentrée 2013, les deux auteurs publient un article dans le prestigieux journal du MIT, Daedalus. Devant le retentissement provoqué par la thèse qu’ils défendent et l’angle choisi pour l’exposer, ils étoffent leur texte pour commettre ce qui s’avère être un essai vif et brillant, qui se veut coup de semonce et livre d’alerte sur l’avenir même de notre civilisation. 

              « L’effondrement de la civilisation occidentale » , publié en langue française le 30 avril 2014, édition LLL Les Liens qui Libèrent, 13,90 euros.


              Deux des plus grands intellectuels aux U.S.A. se posent dans cet essai de prospective la question suivante : pourquoi restons-nous inactifs, alors que nous disposons d’informations scientifiques robustes sur le changement climatique et que nous savons quels terribles événements vont suivre ? 

              Nous sommes en 2093, avènement de l’ « Age de la Pénombre », et les deux historiens futurs se retournent sur leur passé - qui est notre présent et notre avenir (possible). Tout avait pourtant bien commencé avec la création du GIEC en 1988. Mais rapidement le « déni » se répand en faisant valoir l’incertitude des données scientifiques. Les effets du changement climatique s’intensifient, et en 2023, l’année de l’ « été perpétuel », il y a 500 000 morts et 500 milliards de dollars de perte. 

              La frénésie pour les énergies fossiles amène les dirigeants à saisir les notes scientifiques sur la fuite de pétrole Bp en 2011. Puis la loi dite de « négation de la hausse du niveau de la mer » est adoptée par certains états. Mais rien n’y fait. La nature se déchaine sans que les mesures nécessaires ne soient prises. 

              Pendant l’été 2041, des vagues de chaleur sans précédent détruisent les récoltes. Panique, émeutes, migration de masse, hausse explosive des populations d’insectes, épidémies. L’ordre social s’effondre dans les années 2050 et les gouvernants, acquis à l’idéologie néolibérale, se retrouvent désarmés devant la nécessité d’une intervention massive de l’Etat... 

              En imaginant la situation vers laquelle l’humanité s’oriente si rien n’est fait, les auteurs démontrent magistralement le double piège dans lesquels la civilisation occidentale est en train de tomber. Deux idéologies inhibantes dominent : le positivisme et le fondamentalisme de marché. Quand les effets du Grand Effondrement se sont fait sentir, les démocraties n’ont d’abord pas voulu, puis pas pu faire face à la crise. Se trouvant dénué de l’infrastructure et de la capacité organisationnelle pour lutter. 

              Foisonnant d’érudition, fruit d’un travail de prospective scientifique rigoureux, cet essai veut tenter de lutter contre les obscurantismes intéressés afin d’éviter à l’humanité ce que les auteurs nomment « l’Age de la pénombre ».

              • Eric De Ruest Eric De Ruest 1er mai 2014 21:47

                Cette fiction/anticipation est redoutablement bien écrite. Je l’ai lue en quelques heures et ai apprécié la capacité des auteurs à mettre en perspectives des réalités actuelles pour prévoir une évolution possible de nos sociétés.

                J’en retire une expression utile : « Les fondamentalistes du marché », qu’’ils tiennent pour principaux responsables de l’effondrement de la civilisation occidentale.

                A lire de toute urgence.

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