Souffrance au travail : Peugeot bouc émissaire ?
La CFDT de PSA-Mulhouse publie un sondage accablant. Mais le cas Peugeot n’est-il pas un arbre qui cache une forêt où il ne fait plus bon vivre au travail ni s’impliquer dans l’entreprise ? Et si c’était le début de la fin d’une époque ?
Après une série très médiatisée de cinq suicides sur le site de Mulhouse du Groupe PSA, la CFDT de l’usine en question produit, fort opportunément, un sondage largement relayé par la presse.
Les résultats de ce sondage montreraient un sentiment général de dégradation des conditions de travail, perçues comme « plus pénibles » que dans le passé.
À y regarder de plus près, et même si ce sondage traduit sans aucun doute une réalité actuellement forte dans le monde du travail en général, l’étude en question ne prouve pas grand-chose. La CFDT le reconnaît d’ailleurs, elle qui appelle à ne pas faire d’amalgame avec les suicides.
En effet, sur 10 000 salariés invités à répondre, seuls 859 ont rempli le questionnaire du sondage, soit moins de 9 %. On peut donc douter de la représentativité de cet échantillon, sans doute plus « concentré » en salariés revendicatifs que la moyenne gobale.
D’autre part, ce n’est certainement pas en demandant aux employés s’ils sont satisfaits que l’on saura s’ils le sont. Tous les biais et toutes les arrières-pensées sont possibles dans les réponses que l’on fait à une telle enquête. Faire une « prise de pouls » sur un site industriel est un peu plus compliqué et demande un savoir-faire particulier.
Ne retenons donc de ce sondage que les questions qu’il pose et saisissons l’occasion pour parler du phénomène plus général de souffrance au travail. Car voilà bien là un fait marquant de notre époque, qui imprègne aujourd’hui jusqu’à nos vies privées et notre culture en général.
Depuis la fin des années 80, on assiste à une rupture historique entre l’entreprise, ses clients et ses collaborateurs.
Les salariés, autrefois attachés affectivement à leur entreprise, voire à leur patron, n’acceptent plus, au mieux, qu’une simple relation contractuelle. Les années de chômage, le cynisme d’un monde managérial qui a rompu avec le « management paternaliste », l’incertitude sociale... ont installé une méfiance qui existait moins par le passé. Et, fait notable, cette désaffection touche dorénavant les cadres autant que les employés, ce qui est relativement nouveau.
Les années 80 ont été à cet égard une charnière nette. Les premières charrettes de cadres ont convaincu cette population qu’elle n’était plus « du bon côté du fusil », comme elle l’avait toujours cru. D’ailleurs, le statut de cadre ne signifie plus grand-chose, n’implique plus la notion d’encadrement d’équipes, ne procure plus ni autorité ni prestige ni protection particulière.
Les grands projets de restructurations (appelés « redéploiements » ou « réorganisations ») ne se font plus avec eux. Ils n’en sont plus les auteurs, mais les sujets.
L’entreprise s’est ainsi, en abandonnant le paternalisme honni, coupée profondément de ses collaborateurs. À tel point qu’au-delà de la simple démotivation, apparaît maintenant un phénomène autrefois marginal : le sabotage. Car c’est ainsi que l’on peut appeler le fait de freiner des quatre fers pour empêcher les projets d’aboutir sur le terrain, de dire du mal de son entreprise à ses amis, voire de détruire discrètement ou de voler du matériel appartenant à l’organisation.
La fidélité et la loyauté d’employés qui ne mesurent plus leur relation à leur employeur qu’à l’aune de leur strict contrat de travail n’est plus acquise, loin de là.
Du côté des clients, les années 90, celles du client-roi, ont laissé des traces. Les consultants en "qualité de service" expliquaient aux entreprises combien perdre un client coûtait cher en image et en investissements de reconquête, quand garder ses clients devenait l’investissement toujours gagnant. On gardait donc ses clients à tout prix, offrant bouteilles de champagne et nuits d’hôtels pour chaque désagrément subi, avec lettre d’excuses à la clé. Le client d’aujourd’hui a été nourri à ça : il est le roi, c’est lui qui fait vivre l’entreprise et il le sait. Son arrogance actuelle trouve sa source dans cette époque où se contenter d’appliquer la loi était inimaginable, le minimum acceptable étant bien au-delà.
Malheureusement pour lui, les années 2000 ont fait naître une autre approche, à la faveur de secteurs dont la croissance était telle qu’elle laissait peu de temps pour soigner et fidéliser des clients que, de toute façon, on retrouverait à la pelle dès le lendemain, la concurrence ne faisant pas mieux.
Ce furent les opérateurs de téléphonie, les fournisseurs d’accès internet, les fabriquants de high-tech, la grande distribution ou les assureurs. Ils prirent des habitudes que seules les banques semblaient avoir jusqu’alors : faire un peu moins bien que la loi, le client devant s’estimer heureux de n’être pas malmené davantage. Les collaborateurs ont été formés à dire « non » au client. Les réclamations clients ont été redirigés vers le service juridique et non plus vers le service qualité. La lettre recommandée a remplacé le geste commercial.
Et l’on comprend alors combien la relation entre l’entreprise, ses collaborateurs et ses clients s’est crispée. Chacun de ces acteurs, toute arrogance dehors, exige d’être le roi, le collaborateur se trouvant entre l’enclume et le marteau et faisant plutôt les frais de cette tension.
Faites un test simple. Rendez-vous dans votre hypermarché préféré et asseyez-vous face à l’accueil. C’est là que les clients viennent exposer leurs remarques, réclamations, questions diverses et réclamer l’application des engagements écrits en tout petit sur le catalogue publicitaire. C’est là que le client est « accueilli ».
En réalité, vous verrez des employés excédés, vous assisterez à des conflits parfois violents et vous chercherez en vain des sourires ou des excuses, de part et d’autre. Vous ne verrez que des relations comme on n’oserait pas en avoir si le guichet n’était pas là.
La crispation, le stress, le déplaisir de chacun est flagrant et résume, en une scène saisissante, tout le malaise de l’entreprise aujourd’hui.
Coupée de ses collaborateurs qui souffrent de ne plus être heureux au travail, elle s’épuise à les pressurer, s’acharnant ainsi dans la même méthode, tellement vaine avec des êtres humains normaux. Elle découvre, étonnée, la capacité énorme qu’a l’individu de travailler lentement, mal et avec mauvaise volonté lorsqu’il n’en comprend pas l’intérêt ou ne le fait pas avec plaisir. Elle découvre que tous ses moyens informatiques et matériels ne lui permettent plus de contrôler des employés qui tombent malades, se suicident, sabotent ou attendent la fin de la journée pour enfin s’épanouir et s’impliquer de tout leur coeur dans des associations et des hobbys qui servent de nouveaux réceptacles à leurs talents.
Coupée aussi de ses clients, l’entreprise déploie des trésors d’argent et de marketing pour retenir par la contrainte des gens qui ne l’aiment plus. Les cartes de fidélité, les prix qu’on ne peut plus comparer et les petits caractères deviennent la règle, tant il n’est plus possible de faire confiance au client pour qu’il revienne par simple loyauté, « comme avant ».
Comme tous les cycles, celui-ci ne prendra fin que par une prise de conscience générale, favorisée par une crise paroxystique. Il faudra que des événements graves et médiatisés servent d’alibi pour que des managers osent enfin investir dans l’homme, dans le management humain, alors que les actionnaires refusent aujourd’hui ces allocations de ressources non immédiatement rentables.
Il faudra aller plus loin que le cas PSA. Il faudra des suicides ailleurs, des drames humains ou des faillites causées par le désamour des collaborateurs et clients pour que le bouc émissaire ne fonctionne plus.
Il faudra que notre société et notre économie ne puissent plus se cacher derrière le cas particulier de PSA pour que le balancier revienne. Le monde de l’entreprise retrouvera alors la beauté du métier de manager des hommes, et l’on verra réapparaître des patrons humains, des meneurs d’hommes, en lieu et place d’un management par les chiffres, qui ne produit que ce qu’il est capable de produire et n’obtient des gens que la productivité "mécanique" d’êtres stressés et désinvestis.
Ce qui est certain, c’est qu’une telle tension, un tel déni de l’homme et une telle crispation de toutes parts n’est pas tenable longtemps, et que les entreprises qui anticipent seront celles qui redécouvriront l’homme et l’art de manager.
L’ère du "management durable" ?
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