Tournant social de la crise et délitement possible
En Occident, par-delà la faiblesse de la croissance – voire la récession -, l'économie est à un tournant majeur. D'ici à moins de cinq ans, elle nous désignera d'un doigt affirmé la place assignée au facteur travail. Sera-t-il considéré et valorisé ou seulement instrumentalisé et substituable ? Telle est une des questions cruciales pour notre future vie collective.

Bien peu de citoyens adhèrent à l'idée présidentielle – à valeur de leitmotiv répété inlassablement – selon laquelle nous pourrions enregistrer une inversion de la courbe du chômage vers la fin de l'année 2013. D'un homme avisé comme le Président Hollande, cette phrase demeure une sorte d'énigme. Quête de la méthode Coué ? Volonté d'impulser avec des mots de la confiance dans l'économie ? Sous-estimation de la profondeur et de la durée de la crise ? Peu importe l'explication dominante, il est désormais acquis que le Président a été atteint de scotomisation face à la vigueur et à la nature de la crise que le continent européen traverse avec tant de déchirures productives et de blessures sociales corrélées.
Concrètement, la situation va demeurer tendue voire grave pour les trois années à venir. L'année 2013 est marquée en France par l'impact des prélèvements fiscaux qui ont eu un rôle pro-cyclique et ont affaibli les foyers vacillants de croissance.
2014 sera une année complexe : hélas, elle enregistrera une pression sur la dépense publique due aux coûts sociaux de la crise selon un double ressort négatif. D'une part, à moins de 2% de croissance annuelle, la France est un pays qui présente un solde net négatif d'emplois.
Autrement dit, compte-tenu d'une prévision ( réaliste ? ) fixée à 1,2% de croissance pour 2014, cela revient à anticiper une aggravation du chômage de centaines de milliers de travailleurs. Selon la structure actuelle des tendances du marché du travail, le chiffre d'aggravation devrait se fixer entre 200.000 et 250.000 personnes en lien direct avec l'alourdissement escompté des défaillances d'entreprises finement analysé par certains écrits de la COFACE qui montrent que la taille unitaire des entreprises compromises s'élève avec la crise et son intensité.
Cette année 2014 de conjoncture sombre aura un impact sur le financement de l'UNEDIC qui est confrontée à une impasse d'environ 20 milliards. Parallèlement, si le chômage augmente actuellement de près de 30.000 travailleurs par mois, il est fondamental de retenir que ce sont près de 85.000 personnes qui sortent, chaque mois, du régime d'indemnisation car la durée de présence au chômage tend inexorablement à s'allonger. Ceci engendrera des coûts de soutien public – les amortisseurs sociaux – qui iront à l'encontre de la lutte engagée contre le dérapage de la situation des finances publiques. D'où notre analyse mécanique d'une incidence de ce revers de 2014 sur les comptes de 2015 et donc sur le paramètre essentiel que constitue le niveau des prélèvements obligatoires.
En 1958, dans son livre " Une économie internationale " le fin économiste Gunnar Myrdall avait écrit : " Nous avons la faculté d'analyser les faits et d'établir rationnellement les implications pratiques de nos idéaux et la liberté de réadapter notre politique et, par là, d'infléchir et de changer le cours naturel des événements ". Puisse-t-il avoir encore raison face à la vague de la mondialisation qui oblige à bien des changements que les écrits d'Immanuel Wallerstein sur " l'économie-monde" avaient contribué à annoncer.
Objectivement, le politique a moins de prise sur les trends historiques mais peut contribuer à développer un climat propice aux affaires : une attractivité de contenu, en somme.
La combinaison des facteurs de production demeure, de toute évidence, l'alchimie entre le capital, le travail et le facteur résiduel ( organisation, externalités positives, degré d'innovation intégrée, etc ) mais – fait sans précédent – la mobilité des facteurs est désormais irréversiblement établie.
Un investisseur peut se demander s'il construit une usine en Ukraine ou au Brésil tandis que la main d'œuvre " suivra ", c'est à dire qu'en plus des supports de travailleurs locaux pour les tâches d'exécution, le projet peut être piloté par de hauts cadres dont la carrière relève d'une sorte de nomadisme chronique digne de celui des grands dirigeants d'IBM ou Royal Dutch Shell dans les années 1970.
Cette mobilité transnationale est un fait qui s'impose à une multitude d'agents économiques et qui se traduit aussi – dans notre pays – par certaines sections de l'accord ANI du 11 janvier 2013. Or, ce changement majeur est un premier marqueur d'une forme de délitement social. Là où des enfants avaient l'habitude d'avoir des "copains de classe " dans la ville où leurs parents travaillaient pendant dix ou quinze ans, ils devront s'habituer à changer de creuset d'amitiés et se réfugier encore davantage dans l'activité sur les réseaux sociaux.
La désaffection brutale de certains bassins d'emplois conduit à une forme de désocialisation forcée qui est loin de la notion d'épanouissement individuel ou collectif.
Parallèlement, des études de Camille Peugny sur le déclassement social sont hélas validées par la crise actuellement en action. Pour prendre une formule simple mais illustrative, bien des travailleurs qui perdent un emploi ne cherchent, après, qu'un simple job. Les études statistiques d'envergure ne sont pas encore consolidées mais des indices convergents établissent que le chômage actuel se solde souvent par la reprise d'un emploi dans des conditions financières et hiérarchiques plus défavorables.
Tomber au chômage, c'est bien descendre une ou plusieurs marches de l'échelle sociale, c'est effectivement subir un déclassement et " la dictature de la peur " ( Jean-Yves Cornachon, 2007 ). Or comme l'a écrit cet auteur ( page 108 ) : " Dans notre monde actuel, la peur contrarie le développement de notre personnalité et l'épanouissement dans la relation avec autrui. La relation avec l'autre s'avère être une souffrance. " C'est vrai dans la société où l'on relève la montée de certaines intolérances au regard du défi que représente l'intégration de populations étrangères, c'est aussi vrai dans l'entreprise où les bureaux " open-space " ne parviennent pas à se prémunir des cloisonnements intellectuels ou claniques.
La crise a pour effet dangereux d'induire un délitement des rapports humains : avec son voisin de palier comme avec son ou sa collègue de bureau ou d'atelier.
L'ancien inspecteur du travail Gérard Filoche, par-delà l'intensité de ses engagements partisans, a su montrer que la crise nourrit une opposition entre les acteurs du monde du travail et exacerbent certaines tensions tout en brisant des solidarités traditionnelles. La coexistence de la peur du déclassement social avec les sources de délitement évoqués supra font peser une pression sur le facteur travail qui n'est pas nécessairement synonyme de véritable avancée.
Bien évidemment, l'étiquette de régression sociale peut être apposée à bien des situations mais, hic et nunc, nous voudrions davantage faire référence à la pertinence de la notion de salaire d'efficience.
Les travaux de Stiglitz et Yellen menés, il y a tout juste trente ans ( 1982 ), ont ensuite été complétés par Shapiro. La théorie du salaire d'efficience qu'ils ont établie postule qu'il existe une relation croissante entre l'effort consenti par les salariés – dont dépend leur efficience ( ou productivité ) – et leur rémunération.
En vertu de cette relation, le coût salarial par unité produite ( salaire / productivité ) n'évolue plus comme le seul salaire. Ainsi, le surcroît perçu de rémunération est précisément perçu ( en psychologie ) comme une reconnaissance du travailleur et son efficience s'en ressent.
L'estime de soi devant son poste de travail est, selon nous, un élément du nouveau facteur résiduel de la croissance économique. Et là se joue un carrefour de notre avenir collectif européen. Soit nous nous fondons sur une conception utilitariste du facteur-travail avec sa pleine substituabilité corrélée ( le travailleur " Kleenex " en somme ), soit nous misons à nouveau sur la considération du travailleur. Considération qui suppose au moins deux plans d'action et deux dispositions d'esprit.
Le premier plan d'action vise à objectiver le débat autour des quelques 150.000 personnes qui sortent du système éducatif sans prédisposition à l'employabilité. C'est une saignée financière, humaine et sociale que la France du XXIème siècle n'a pas les moyens de s'offrir. Pour citer le regretté Doyen Henri Bartoli, un des pionniers de l'économie sociale, " l'économie s'inscrit au cœur d'un fait social infiniment plus complexe ". Sur ces questions des exclus avant même la moindre insertion dans le monde du travail, beaucoup a été écrit mais – concrètement – la désespérance se poursuit sur tout le territoire.
Le deuxième plan d'action vise à effectuer une relecture dynamique et opérationnelle du tardif rapport commandé au consensuel Gérard Larcher au printemps 2012. Oui, il est urgent de réorienter une partie des fonds de la formation professionnelle vers les chômeurs. A défaut, ce sont des milliers de personnes courageuses dont on laisse se déliter la volonté de travailler du fait du nombre de refus qu'elles enregistrent dans leur recherche d'emploi. Là encore, un chiffrage exact du manque à gagner fait défaut : il serait probablement négativement impressionnant.
En matière de dispositions d'esprit, nous souhaitons faire référence à un auteur récemment disparu : Robert Castel. Celui-ci avait, dès 1995, évoqué ( dans " Les métamorphoses de la question sociale " ) le seuil de tolérance de notre société. Ainsi il écrivait ( page 439 ) : " Dès lors, en mettant entre parenthèses les drames personnels, innombrables mais en général vécus dans la discrétion, et quelques accès de violence sporadique mais assez bien circonscrits dans des milieux déjà stigmatisés, il n'est pas impensable que la société française puisse supporter l'invalidation sociale de 10%, 20% ou peut-être davantage de sa population ".
A la lumière des 3 millions de chômeurs qui englobent les 5 millions de sans-emplois consistants et du phénomène dit des travailleurs pauvres, il est impératif qu'un sursaut de la France, héritière du siècle des Lumières, remette le travail au centre des préoccupations des décideurs.
En économie, on n'apprend guère aux décideurs la notion de "putty " et de "clay". Une fonction putty-clay signifie qu'il existe de multiples combinaisons avant d'opérer les investissements puis le choix est effectivement définitif. C'est à ce stade que l'alchimie capital – travail est trop défavorable au facteur humain. Quant à la fonction putty-putty, elle permet des changements de la combinaison des facteurs au début et au cours de l'usage des nouveaux équipements. Sans imaginer une substituabilité maximale des facteurs, l'entreprise opérant en France doit reconquérir de la souplesse lors de la détermination de sa fonction de production. C'est clairement possible techniquement, c'est clairement une question de disposition d'esprit, de volonté micro-économique.
Toujours en matière de disposition d'esprit, il est clair que l'acte d'entreprendre suppose, en Europe et en France, une dose de courage et des talents. Ainsi, il est bien question de savoir effectuer des choix. Une des notions les plus chères à Aristote est le " choix préférentiel " c'est à dire la "prohairesis" qui vise le cœur de notre prise de décision. Décision qu'il définit ainsi : " Par conséquent, puisque le décidé est du désiré délibéré, étant bien entendu qu'il s'agit de quelque chose qui est notre pouvoir, la décision sera elle aussi un désir délibéré des choses qui sont en notre pouvoir ".
Cette approche classique, appliquée à la décision de l'entrepreneur, révèle que celui-ci s'inscrit d'une part dans un univers des contraintes chère à la programmation linéaire ( budget, délais, faisabilité ) et un univers du désir délibéré. Ce deuxième aspect de la décision peut mener à des inspirations fécondes comme Steve Jobs en a eues pour Apple ou elle peut hélas mener à des impasses stratégiques comme le trop célèbre " fabless" de Serge Tchuruk chez Alcatel au début des années 2000. Dire que l'on ne va plus fabriquer mais seulement assembler, c'est assurer la fermeture de sites et l'éradication de milliers d'emplois alors que des business models différents fonctionnent.
Dans ces conditions, il faut se méfier du système de pensée où le décideur pense d'abord à vivre de l'entreprise plutôt qu'à la faire vivre. La rigueur d'une certaine morale doit faire primer la pérennité de la firme sur la cupidité de certains qui sont alors excessivement frappés de solipsisme, c'est à dire qu'ils n'imaginent d'autre réalité qu'en eux-mêmes.
L'impact social massif de la crise implique un sursaut de l'Etat ( volet éducatif, formation, conditions d'essor des entreprises, fiscalité ) mais aussi un sursaut des dirigeants qui ont la responsabilité d'être employeurs. Il y a des années, tout le monde s'insurgeait contre la possible dualité du marché du travail.
Désormais, la situation est pire : il y a au fond des piles de demandeurs d'emplois des personnes décrochées et exclues. Puis, il y a une masse majoritaire de travailleurs qui pourraient être les vainqueurs de demain s'ils étaient formés pendant leur sans-emploi contraint. Enfin, il y a une sorte d'élite dépassant la canopée qui ignore, de facto, le risque de faiblesse d'employabilité.
Piero Sraffa ( Production of commodities, 1960, page 82 ) est parvenu à démontrer qu'une comparaison des méthodes de production n'est jamais totalement possible dans un même système économique. Chacune des méthodes donne en effet un résultat net distinct, un taux de salaire différent et un système de prix lui aussi distinct.
C'est clairement une des forces du capitalisme que de pouvoir proposer un aboutissement donné ( la production de tel ou tel objet ) selon des modalités différentes voire divergentes. Dès lors, il est parfaitement réaliste de verser au débat l'idée que certaines fonctions de production retenues sont mortifères pour l'emploi et la société et que d'autres sont globalement salutaires.
A l'heure où il faut élever sans cesse le niveau de qualifications de ceux qui ont un emploi et redonner des atouts aux autres, nous maintenons que la question de la fonction de production suppose d'être posée de manière plus pertinente afin que la crise de civilisation – que ne cesse d'évoquer à raison Michel Serres – ne se mue en crise du vieux continent européen dont le corps social, victime de différents déclassements, ne pourra supporter les délitements de sa vie professionnelle et personnelle.
L'étiologie de la crise est plus complexe que prévue tout comme ses ramifications et sa durée. En revanche sa lecture est " ad usum Delphini " : tout le monde, à commencer par les 19,5 millions de chômeurs de notre Union européenne, peut en effet comprendre qu'il y a un tournant qui est en train de s'écrire pour le facteur-travail. Avec ardeur, je veux l'imaginer loyalement vainqueur au prorata de la noblesse de sa valeur et de sa sueur.
A défaut, il sera demandé au travailleur un surprenant et peu fertile dédoublement de personnalité : d'un côté, être en capacité de mener des tâches de plus en plus complexes. De l'autre, accepter de ne demeurer qu'un pion sur l'échiquier sacralisé de la production dans un contexte souvent affirmé de vulnérabilité sociale allant bien au-delà de la traditionnelle subordination salariale.
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