Un pavé dans la mare aux cadres méritants
Une farce à la manière de Courteline est souvent la meilleure façon de lutter contre de mauvaises habitudes. Avec « l’expérience des billes rouges », le statisticien américain William Edwards Deming (1900-1993) a tourné en ridicule une méthode de management qui fait des ravages chez France Télécom comme dans beaucoup d’autres entreprises.
C’est une journaliste américaine, Clare Crawford-Mason, qui a révélé au public en 1980 l’histoire incroyable de Deming, dans une série télévisée intitulée : « Si le Japon peut le faire, pourquoi pas nous ? » Deming, qui avait alors 80 ans, a reçu aussitôt de nombreuses demandes, et il a commencé à donner des séminaires publics de quatre jours pour exposer sa théorie et ses méthodes devant plusieurs centaines de participants. De 1981 à 1993 il a donné 250 séminaires. Le nombre total de participants est évalué à 120 000.
L’expérience des billes rouges
Nous sommes au matin du deuxième jour d’un séminaire. Dans la grande salle des fêtes de cet hôtel de Newport Beach où 350 personnes ont déjà pris place, Deming fait son entrée et monte lentement sur l’estrade. Sans mot dire, il met un transparent sous le rétroprojecteur ; on peut lire :
Recrutement de dix personnes
Six ouvriers (ouvrières) de bonne volonté. La durée du contrat dépend des performances. Un niveau minimum d’instruction est requis. Aucune expérience nécessaire.
Deux contrôleurs. Doivent être capables de distinguer le blanc du rouge et de compter jusqu’à vingt. Aucune expérience nécessaire.
Un (une) chef-contrôleur. Même qualification que les contrôleurs.
Un (une) secrétaire. Doit savoir écrire lisiblement. Aptitude à faire des additions et des divisions.
Deming prend la parole. « Je suis chef d’atelier. Ma société est en train de s’agrandir pour répondre aux besoins d’un nouveau client. Nous vendons des billes. Le client veut des billes blanches, pas des billes rouges. Mais il y a des billes rouges dans les matières premières qui nous sont livrées. » Puis il invite des volontaires à venir le rejoindre. Les six ouvriers quittent leur place et montent sur l’estrade ; ils s’alignent à droite. Les deux contrôleurs et le chef-contrôleur quittent leur place et montent sur l’estrade ; ils s’alignent à gauche. La secrétaire quitte sa place et monte sur l’estrade ; elle reste devant le rétroprojecteur. Elle écrit sur un transparent les prénoms des ouvriers pour que toute la salle puisse les voir sur l’écran.
Le chef d’atelier annonce aux ouvriers qu’ils feront un stage d’apprentissage de trois jours. « Pendant le stage, dit-il, vous pourrez poser des questions. Mais dès que la production aura commencé, vous n’aurez plus le droit de parler. Nos procédures sont strictes. Vous devrez les respecter pour qu’il n’y ait aucune variation dans les performances. » Puis il leur explique que l’emploi dépend des performances, et que les procédures de licenciement sont rapides. « Il suffit de descendre au rez-de-chaussée pour toucher sa paye. Et des centaines de personnes sont prêtes à prendre votre place. »
Sur la table se trouvent deux bacs rectangulaires. Le plus petit est vide. Le plus grand contient un mélange de 800 billes rouges et 3.200 billes blanches, 4.000 au total (des billes de bois de 5 mm). À côté se trouve une palette percée de 50 alvéoles, pour sortir 50 billes de la boîte.
Le chef d’atelier explique ensuite le mode opératoire.
« Première étape. Mélange des matières premières. Versez les billes du grand bac dans le petit bac. Pour cela, saisissez le grand bac par le grand côté et versez les billes dans l’angle. Inclinez simplement le grand bac ; il ne faut pas le tourner ou le secouer. Ensuite, avec les mêmes mouvements, remettez les billes dans le grand bac. »
« Deuxième étape. Production. Prenez la palette entre le pouce et l’index sur le grand côté, faites-la pénétrer dans le volume des billes, agitez la main. Élevez ensuite la palette, le grand axe étant horizontal, le petit axe incliné à 45°. Chaque alvéole doit contenir une bille. »
« Troisième étape. Contrôle. Portez votre travail au premier contrôleur. Il note sur un papier le nombre de billes rouges. Portez ensuite votre travail au second contrôleur, qui fait de même. Le chef-contrôleur compare les deux résultats. S’ils ne sont pas d’accord, c’est qu’il y a une erreur, et il recompte. Quand il est sûr du résultat, il l’annonce à haute voix. »
« Quatrième étape. Enregistrement. Pendant la production, la secrétaire écrit sur un tableau le nombre de billes rouges qui est annoncé par le chef-contrôleur. Le tableau est visible sur l’écran pendant toute la durée des opérations. »
Commentaires du chef d’atelier
Dans cette expérience, chaque tirage de 50 billes représente une journée de travail d’un ouvrier. Après chaque journée de travail, le chef d’atelier commente les résultats.
Premier jour. Grosse déception pour le chef d’atelier. Il rappelle à ses ouvriers qu’ils doivent produire des billes blanches, pas des billes rouges. « Je croyais m’être bien fait comprendre. Ici, nous récompensons les bonnes performances. Il est sûr que David, qui n’a fait que quatre billes rouges, mérite une prime. On voit bien que c’est le meilleur ouvrier. Au contraire, voyez ce pauvre Tim, qui a fait quatorze billes rouges. Tout le monde l’aime bien, mais il faudra que je lui donne un avertissement. Et dorénavant, l’objectif sera de faire moins de quatre billes rouges. »
Deuxième jour. Encore une déception. « Vos performances sont déplorables. Puisque David, hier, était capable de faire quatre billes rouges, c’est que tout le monde en est capable. Mais aujourd’hui David n’a pas fait attention à son travail, c’est pourquoi il a fait onze billes rouges. Au contraire, Larry a fait attention à son travail : sept au lieu de douze. C’est notre meilleur ouvrier ; il mérite une prime. »
Et ainsi de suite… Le quatrième jour, le chef d’atelier annonce qu’il y aura une réduction d’effectifs. L’usine restera ouverte avec les trois meilleurs ouvriers, Scott, Spencer et Larry. Ils travailleront deux fois plus, parce qu’il faut maintenir le niveau de production. Les trois autres ouvriers, Tim, David et Seri, sont licenciés. Mais les résultats du cinquième jour sont pires que la veille. Le chef d’atelier reçoit un coup de téléphone : la direction a décidé de fermer l’usine.
Le rideau tombe
Deming reprend son rôle de consultant. Il remercie les acteurs, et ceux-ci vont regagner leurs places. Il explique alors quelles étaient les erreurs du chef d’atelier et de sa direction. Elles provenaient toutes d’une mauvaise conception des objectifs et d’une mauvaise analyse des résultats.
La première question à se poser est celle de la stabilité du processus. Dans le cas présent, il est stable. En d’autres termes, les résultats sont répartis au hasard autour d’une moyenne imposée par le processus lui-même. La direction peut bien fixer un objectif de quatre billes rouges, le processus imposera une moyenne de dix (le calcul est simple). Dans le cas général, seul un calcul statistique permet de savoir si un processus est stable ou non.
Attardons-nous un peu sur le cas d’un processus stable, car il se présente souvent dans une entreprise. Les variations de performance, notamment les différences entre les opérateurs et les variations journalières de chaque opérateur, proviennent entièrement du processus. Aucun indice ne permet de penser qu’un opérateur est plus performant qu’un autre. Et ce n’est pas parce qu’un opérateur a enregistré de bonnes performances dans le passé qu’il a plus de chances de faire de meilleures performances dans l’avenir. C’est, je le répète, dans le cas d’un processus stable. Avec un processus instable, la situation est plus complexe et demande un développement qui dépasse le cadre de cet article.
On comprend alors combien le management par objectifs tel qu’il est pratiqué par France Télécom est nuisible à l’entreprise. Quand les gens sont dans une situation qu’ils sont incapables de maîtriser, alors qu’ils voudraient faire de leur mieux, ils sont frustrés, malheureux. Certains deviennent amorphes, indifférents. D’autres au contraire deviennent nerveux, agressifs. L’entreprise entière est perdante, et ce n’est vraiment pas la peine de faire une enquête sur le stress.
Bibliographie
W. Edwards Deming, Hors de la crise (3e édition), Economica 2002
W. Edwards Deming, Du nouveau en économie, Economica 1996
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