Venezuela : un pays saboté ?
Le Venezuela fait figure de symbole en Amérique latine. La proposition d’un socialisme pour le XXIème siècle constitue, comme chacun peut s’en douter, le cœur de la confrontation avec les Etats-Unis. C’est ainsi qu’en mars 2015, l’administration Obama décrétait que le Venezuela constituait une menace pour la sécurité des Etats-Unis. Dans la foulée, des sanctions étaient adoptées contre Caracas. Les Etats-Unis sanctionnaient, en fait, des hauts fonctionnaires de l’Etat vénézuélien. Il leur était interdit d'entrer sur le territoire américain. De plus, leurs comptes bancaires aux Etats-Unis étaient gelés.
Le soutien des Etats-Unis à l’opposition vénézuélienne n’est plus à démontrer. En 2002, l’administration de Georges Bush Jr. a soutenu, sinon organisé, la tentative de coup d’Etat contre Hugo Chavez qui a échoué suite à la mobilisation des classes populaires contre les putschistes. Différentes sources, parfois même de l’aveu même de l’opposition vénézuélienne[1], démontrent à l’envi que les Etats-Unis, par un truchement de fondations, d’ONG et d’initiatives de coopération au développement, financent l’opposition vénézuélienne.
La menace
A ce stade de l’analyse, une remarque sur le fond s’impose. Les Etats-Unis représentaient, en 2017, 35,1% des dépenses militaires dans le monde[2], soit près de 600 milliards de dollars. En comparaison, le budget militaire du Venezuela était de 260,7 millions de dollars à la même époque[3]. De surcroît, le Venezuela ne possède pas l’arme nucléaire. Voilà qui donnera une idée plus objective de la menace réelle que représente Caracas pour Washington.
Alors que l’Oncle Sam pointe du doigt le Venezuela, les cours du pétrole s’effondrent sur les marchés. Au 1er janvier 2015, le prix du baril est tombé à hauteur de 45 dollars. Six mois plus tôt, un baril d’or noir valait encore 105 dollars. Le Venezuela est profondément dépendant de ses exportations de pétrole. Ces dernières représentaient 90% des recettes d’exportation du pays en 2017. Pour l’essentiel, il s’agissait de pétrole brut (80%)[4]. Alors que le revenu que le Venezuela tirait du pétrole diminuait drastiquement, la population était mise sous pression par les Etats-Unis. Il faut savoir que les Etats-Unis constituent le premier client (42% des exportations du Venezuela en 2017) et le premier exportateur à destination de Caracas (38% des importations vénézuéliennes la même année). Dès lors que la rente pétrolière ne permettait plus de faire entrer des capitaux comme autrefois quand le baril était à 100 dollars, le statut peu enviable de nouvelle grande menace pour les Etats-Unis a vite fait de jeter une partie de la population dans les bras de l’opposition. La dépendance économique constitue un aiguillon bien puissant. Le soutien local accordé à l’opposition la plus dure appartient sans doute déjà au passé dans la mesure où le président autoproclamé Juan Guaidó n’a jamais exclu une intervention militaire américaine pour mettre fin à la présidence de Nicolás Maduro[5].
En tout état de cause, les sanctions du géant US à l’encontre de la petite république sud-américaine se sont multipliées depuis 2015. Un véritable blocus financier a été mis en œuvre contre le Venezuela à partir du printemps 2016. C’est ainsi qu’en avril 2016, les institutions financières vénézuéliennes titulaires de comptes à l’étranger ont été limitées dans leurs capacités à rapatrier des fonds. Plus tard, en juillet 2016, la banque étatsunienne Citibank a obtenu que le réseau bancaire dit du Wolfsberg Group (qui regroupe plus de 30 banques de taille mondiale) s’abstienne de toute transaction avec les institutions vénézuéliennes, en ce compris le Trésor vénézuélien. Cette mise au ban de la communauté financière internationale a pesé lourd dans l’évolution de la trajectoire macroéconomique du Venezuela. Le pays a manqué d’argent frais pour pouvoir compenser la perte des revenus pétroliers. Ce type d’opérations n’aurait pas dû, au regard des chiffres, poser problème.
En 2015, la dette publique du Venezuela comptait pour 12,719% du PIB du pays[6]. Par comparaison, l’Argentine conservatrice de Mauricio Macri était endettée à hauteur de 35% du PIB et se finançait sans problèmes sur les marchés.
Parler de coup d’état financier n’a rien d’exagéré puisqu’en juillet 2016, le risque de défaut de paiement du Venezuela fixé par la banque états-uniennes JP Morgan était le plus élevé de la planète. Or, à cette époque, la dette totale du gouvernement, à cette époque, était inférieure à 16 points de PIB.
Faute de ressources, le Venezuela n’a eu d’autre « solution » que de recourir à la planche à billets. Très rapidement, le pays s’est retrouve à devoir jongler avec une hyperinflation. Pour mémoire, une situation d’hyperinflation apparaît lorsque l’inflation mensuelle est égale ou supérieure à 10%.
Pic du pétrole
Il a été écrit et répété que le Venezuela possède les plus grandes réserves de pétrole au monde, devant l’Arabie saoudite. C’est à la fois vrai et faux. Les réserves du Venezuela ont été évaluées par l’OPEP. Elles s’élèveraient à 302 milliards de barils, soit près de 25% des réserves mondiales[7]. Toutefois, l’exploitation du pétrole vénézuélien s’avère plus coûteuse à mettre en œuvre que dans la péninsule arabique. En effet, les réserves du Venezuela sont constituées de pétrole lourd qu’il convient de traiter après extraction. Voilà pourquoi son exploitation s’avère plus coûteuse que le pétrole saoudien.
Ces réserves de pétrole lourd, situées dans la ceinture de l’Orénoque, représenteraient l’équivalent de 256 milliards de baril, d’après Petróleos de Venezuela SA (PDVSA), la compagnie pétrolière appartenant à l’Etat vénézuélien[8]. Selon une étude états-unienne plus ancienne financée, entre autres donateurs, par la compagnie pétrolière ExxonMobil Corporation, la ceinture de l’Orénoque contiendrait plus de 270 milliards de barils[9]. Pour sa part, la presse financière états-unienne considérait que les réserves de pétrole lourd du Venezuela étaient de 296,5 milliards de barils[10]. Les chiffres sont, en tout état de cause, impressionnants.
La couverture médiatico-idéologique qui s’est installée à leur sujet ne l’est pas moins. La production du pétrole vénézuélien serait, en dépit de telles ressources, en chute depuis de nombreuses années. L’explication la plus couramment diffusée tient à l’état d’incurie de PDVSA. Cependant, on notera, avec le plus grand intérêt, que des voix issues des rangs de l’opposition vénézuélienne font état de mesures répressives de la part du pouvoir en place à l’égard de cadres de PDVSA pour le moins indélicats. Sur un site peu susceptible de sympathies avec le gouvernement de Nicolás Maduro, on pouvait apprendre, il y a quelques mois, qu’« en décembre [2017], (…) le Bureau du Procureur général a envoyé en prison 67 cadres et directeurs de PDVSA pour des crimes allant de la falsification de données concernant la production à des détournements de fonds et à l’atteinte à la souveraineté du pays. Parmi eux deux anciens ministres du secteur pétrolier du gouvernement du président Nicolás Maduro. En outre, le procureur mène une enquête pénale contre Rafael Ramirez, ministre du pétrole et président de PDVSA entre 2002 et 2014. Jusqu’en novembre dernier, il était ambassadeur du Venezuela auprès de l’Organisation des Nations Unies. L’enquête porte sur sa possible participation à des opérations de blanchiment d’argent par le biais de la Banque privée d’Andorre (BPA) »[11].
Une certaine forme de lutte contre la corruption est donc en cours au Venezuela. On peut éventuellement, si l’on veut, en contester les modalités de mise en œuvre mais en aucun cas l’existence. Il semble, par conséquent, intellectuellement téméraire de faire reposer sur les seules épaules du gouvernement vénézuélien la chute de la production pétrolière nationale. Comment expliquer, dès lors, cette dernière ? En fait, la production pétrolière vénézuélienne a atteint son pic de production au tournant du millénaire. Qu’est-ce que cela signifie ? Un pic de production désigne l’instant où la production d'une ressource non renouvelable atteint son niveau maximal. A partir de ce moment, l’extraction de la ressource devient de plus en plus coûteuse. Le pic de la production vénézuélienne concerne le pétrole conventionnel. On peut l’apprendre en citant une source fort peu chaviste.
A savoir, l’agence publique états-unienne EIA (Energy Information Administration). Dans un rapport de 2015[12], l’EIA pointait même que ce pic avait été atteint à la fin des années 1990. Une autre source entrevoit une augmentation sensible des coûts à partir de 1994[13]. Or, Hugo Chavez a prêté serment comme président le 2 février 1999. A cette époque, la présidence chaviste ne surfe pas sur le pétrole. Le prix du baril atteint des niveaux historiquement bas. Le prix du baril est alors de 12,28$ le baril. La remontée des cours se produira surtout entre 2004 (36,05$ le baril) et 2012 (109,45$ le baril)[14].
Cette embellie ne permettra pourtant pas à la production vénézuélienne de redécoller et donc de retrouver son niveau du début des années 1990. En 2015, la production du Venezuela est de l’ordre de 2,6 millions de barils par jour[15] alors qu’en 1998, le Venezuela extrayait quotidiennement 3,5 millions de barils[16]. Le mouvement de baisse le plus impressionnant de la production vénézuélienne se situe entre le 1er janvier 2015 et mars 2016. Durant ces 15 mois, la production plonge inexorablement sous les 2,5 millions de baril par jour. Or, le prix du baril en 2016 est de 40,68 dollars le baril[17]. Exprimé en dollars de 1998, ce prix équivaut à 27,63$[18].
Faux semblants ?
C’est ici que l’hypothèse d’une rentabilité progressivement décroissante de l’exploitation du pétrole vénézuélien se justifie. Cette dernière est pleinement confirmée par la firme Rystand Energy, un bureau norvégien de consultance spécialisé dans le domaine de l’énergie. Le niveau de prix à partir duquel le pétrole vénézuélien devient rentable a été évalué par cette source à 27,62$ par baril pour l’année 2016[19]. Or, les coûts de production de l’extraction pétrolière n’ont cessé d’augmenter depuis des décennies au Venezuela. De 1968 à 1998, les prix de revient du secteur pétrolier national vénézuélien ont été multipliés par 5[20].
Cette batterie de données ne porte que sur la seule exploitation du pétrole conventionnel. Comme le notait l’EIA dans un rapport sur le Venezuela, l’objectif de production de pétrole lourd de l’Orénoque était d’arriver à un million de barils par jour en 2013. Le compte n’y était décidément pas puisque ce segment de la production pétrolière vénézuélienne n’était que de 6.000 barils par jour à l’époque[21].
Comment expliquer cet état de choses ? Comme nous l’avons vu, le pétrole lourd de l’Orénoque suppose de lourds investissements dans le traitement des pétroles de base obtenus après extraction. A ce sujet, la société privée états-unienne Platts, spécialisée dans la diffusion d’enquêtes et d’études sur le secteur pétrolier depuis 1909, était formel. Un programme d’investissements de 23 milliards unissant les efforts du gouvernement vénézuélien à ceux d’entreprises multinationales du secteur pétrolier a été développé dès 2013. Cette approche est, soit dit en passant, clairement plus proche du capitalisme d’Etat chinois (qui a, convenons-en, plutôt réussi) que de modèles davantage centralisés. On notera qu’à cette époque, le Venezuela était loin de constituer l’homme malade de l’économie latino-américaine . Certes, le pays subissait les affres d’une récession de l’ordre de 3,9% du PIB mais il s’agissait de la conséquence, somme toute prévisible, de la chute des prix du pétrole. Rien n’était perdu mais il était (plus que) temps.
La part incombant au gouvernement vénézuélien avoisinait, à l’époque, les 15 milliards de dollars sur les 23 exigés par ce grand plan d’investissement. Les sites d’exploitation de l’Orénoque visés par les nouveaux projets d’investissement étaient également exploités par des compagnies chinoises (CNPC) et russe (Rosneft). Les firmes Total et Chevron était également impliquées. Or, tout au long de l’année 2014 alors que le Venezuela cherche des capitaux, on note une dégradation continue de la cote de la dette publique vénézuélienne par les agences de notation occidentales. Pourtant, on observe, en 2013, une diminution du déficit budgétaire vénézuélien de 4,5 points de pourcentage. Il est vrai que le niveau du déficit budgétaire de l’Etat central était, en dépit de ces mesures de rationalisation, élevé (11,5% du PIB) [22].
Cette donnée ne veut, cependant, pas tout dire. Certains pays d’Amérique latine ont été, à l’époque, plus durement traités par les marchés que d’autres. Ils avaient pour point commun de n’être pas alignés sur les Etats-Unis. C’est ainsi que le 9 avril 2015, le Mexique plaçait sur les marchés pour un milliard et demi de dollars de dettes à 100 ans (oui, un siècle !) assorties d’un taux d’intérêt de 4%. Un semestre plus tard, l’Argentine trouvait 670 millions de dollars à 5 ans avec un taux de 9,4%[23]. En bonne logique, c’est l’Argentine qui aurait dû bénéficier du taux le plus faible puisqu’elle empruntait un montant moins élevé et, c’est un critère décisif, pour une période moins longue. Une durée de remboursement d’un siècle représente, en effet, un risque énorme pour un créancier. Il aurait donc été normal que le Mexique doive s’acquitter, dans ces conditions, d’un taux d’intérêt plus élevé puisque le taux d’intérêt représente, lit-on dans les manuels, une prime de risque. Bien sûr, on pourra arguer que l’Argentine présente un profil de crédit particulier puisque le pays avait restructuré sa dette de manière particulièrement musclée quelques années auparavant. Dont acte.
Ite missa est ? Pas vraiment car comment expliquer les taux qui ont été infligés à l’Uruguay à la même époque ? Montevideo ne se caractérisait pas par un déficit budgétaire élevé (-2,1% du PIB)[24] et avait pas été moins dure que l’Argentine avec ses créanciers lors de la restructuration en 2003. De surcroît, le pays n’est resté en défaut de paiement que quelques mois au cours de cette année. Le Mexique, en revanche, avait encore renâclé au paiement de sa dette extérieure de 1982 à 1990[25] et comptait, en 2015, un déficit budgétaire de 3,4% de son PIB[26]. Pourtant, l’Uruguay a, à la même époque, émis de la dette pour 1,2 milliards de dollars à 35 ans, grevé d’un taux d’intérêt de 5%[27]. Soit un taux d’intérêt supérieur pour une durée de remboursement inférieur, donc un risque moindre que dans le cas du Mexique.
On peut penser que 15 milliards de dollars d’un coup pour rénover le secteur pétrolier vénézuélien, c’était trop. Continuons alors les comparaisons Mauricio Macri ramène la droite au pouvoir à Buenos Aires en 2015. L’Argentine va alors être traitée en petit chouchou des marchés. C’est ainsi que les pouvoirs publics argentins vont émettre, au bas mot, pour 76 milliards de dollars US de dette extérieure[28]. Un prêt de 15 milliards pour le secteur pétrolier vénézuélien aurait eu davantage de pertinence d’un strict point de vue économique puisqu’il s’agissait d’un investissement rentable alors que les prêts consentis à l’Argentine avaient pour but exclusifs de couvrir les déficits du pays, soit une dépense de consommation. Cherchez l’erreur.
Bref, le Venezuela entreprend, en 2013, une réorientation de son secteur pétrolier vers les hydrocarbures lourds. Pour cela, il fallait investir. Or, le Venezuela ne disposait pas de tels capitaux, alors que sa situation économique n’avait rien de désespéré.
La relance de la production pétrolière du pays n’a donc pas été financée à cette époque. Pourtant, cette opération eût été rentable puisque les revenus d’exportation du Venezuela auraient augmenté. On pourrait rétorquer que cette vision des relations entre acteurs étatiques et financiers est trop politique alors que les marchés n’ont pas de cartes de parti. On balaiera cet argument d’un revers de la main en faisant valoir que la finance occidentale est sous perfusion des Etats depuis l’automne 2008. La frontière entre le politique et l’économique est, depuis, bien poreuse dans les pays qui ont exporté le néolibéralisme aux quatre coins de la planète.
Pour les Russes et les Chinois, accorder un crédit de 15 milliards de dollars était absolument envisageable, vu les réserves abondantes dans ces deux pays. Cependant, un tel geste aurait signifié pour le Venezuela et ses importantes réserves pétrolières d’entrer au sein des BRICS (soit le groupe formé par le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud) comme contrepartie (géo)politique. On se bornera à constater que cette option n’a jamais été activée par Caracas.
Story telling impérial
La suite est connue. Le sabotage financier du pays n’a, dès lors, fait que s’aggraver pour en arriver à la situation que nous connaissons aujourd’hui. Et à la fin de l’année 2016, l’agence de notation chinoise Dagong était contrainte de revoir à la baisse la note de la dette vénézuélienne qui était alors unanimement considérée comme un actif spéculatif. Les sanctions américaines vont, par la suite, porter un coup de grâce à l’économie vénézuélienne.
A ce propos, le récit dominant nous répète ad nauseam que le Venezuela se trouve aujourd’hui en situation d’urgence humanitaire. Les chiffres nous incitent à tempérer ce constat. Il est, certes, indéniable que l’économie vénézuélienne va mal. Le Panorama de la sécurité alimentaire publié par quatre agences de l’ONU calcule que 11,7% des Vénézuéliens souffraient de sous-alimentation en 2017. C’est autant qu’au Paraguay, pays ami des Etats-Unis et, à ce titre, jamais dénoncé. Ce chiffre est, certes, supérieur à la moyenne régionale (6,1%). Pourtant, rien ne permet, sur cette base, de décréter l’urgence humanitaire. Le taux de sous-alimentation au Venezuela ne dépasse que de peu la moyenne mondiale (10,9%). De surcroît, si l’on considère que le Venezuela fait partie des Caraïbes (rappelons, à cet égard, que le Venezuela est membre de l’Association des États de la Caraïbe), force est de constater que ce point de référence s’avère favorable pour Caracas dans la mesure où le taux de sous-alimentés dépasse les 17,2% de la population dans cette partie du monde. De surcroît, en 2002, 16,3% de la population vénézuélienne souffrait de malnutrition, soit un score supérieur à ce qui prévaut aujourd’hui[29].
Au regard des critères du Programme Alimentaire Mondial, le Venezuela n’est pas un pays qui peut être considéré comme relevant d’une situation d’urgence humanitaire. En ce qui concerne la pénurie de médicaments, l’explication est simple. « Le Venezuela est sujet à un embargo », rappelle de son côté Pierluigi Testa, gestionnaire de programmes d’urgences chez Médecins sans frontière, quand on l’interroge sur la difficulté de se procurer des médicaments ».[30]
Le récit dominant visant à faire accroire que le Venezuela se trouve en situation d’urgence humanitaire ne tombe pas du ciel. Fin 2015, le général Kelly, à l’époque commandant en chef de l’unité de l’armée américaine responsable des actions en Amérique latine et dans les Caraïbes. (SouthCom) déclarait, dans une interview accordée à la chaîne CNN (en espagnol), que les Etats-Unis étaient prêts à intervenir au Venezuela en cas de crise humanitaire dans ce pays[31]. Or, en 2015, le taux de malnutrition au Venezuela était de 9,8%[32]. Parler de crise humanitaire, au regard de cette donnée, était donc franchement prématuré. L’avertissement du patron de SouthCom prend tout son sens si on le replace dans le contexte de déstabilisation financière du Venezuela.
Pour comprendre cette obsession anti vénézuélienne, il faut, par-delà les symboles, pointer le rôle primordial du pétrole dans le bras de fer entre Caracas et Washington et par-delà, dans la partie géostratégique qui se joue au Venezuela. Pourtant, on lit, parfois à gauche d’ailleurs, que l’intérêt des Etats-Unis pour le Venezuela ne peut être fondamentalement motivé par le pétrole. Certes, « les Etats-Unis produiront près de 14 millions de barils de brut par jour dans cinq ans, un niveau qui n'a jamais été atteint par aucun autre pays dans l'histoire »[33]. Ce retour en force des Etats-Unis sur la scène pétrolière mondiale a pour point de départ la mise en valeur des gisements de pétrole de schiste. Ces derniers désignent les pétroles légers que l’on retrouve dans des roches poreuses et extraits par fracturation hydraulique, c’est-à-dire l’injection à haute pression d’un liquide destiné à fissurer la roche (appelée roche-mère). Cette situation rend, pour l’heure, les Etats-Unis beaucoup moins vulnérables face aux pressions de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP). Hélas, une analyse objective des utilisations du pétrole dans une économie moderne permet d’exclure cette hypothèse « La légèreté du schiste convient à merveille pour la pétrochimie, les pesticides ou le plastique, le diesel et le kérosène nécessitent de le mélanger à un brut plus lourd. Pour produire ces carburants, les raffineries du pays importent plus de 500.000 barils par jour de brut extra-lourd du Venezuela »[34].
Ce constat, finalement peu surprenant, modifie de fond en comble les perspectives. Il est une autre donnée, davantage financière, qui vient confirmer cette situation d’interdépendance entre les Etats-Unis et le Venezuela. L’exploitation du pétrole de schiste américain a, en effet, la particularité d’être très exigeante du côté du financement. Là encore, un rappel de données matérielles de base s’avère nécessaire. « La fragilité du schiste tient précisément à son mode d'extraction. Les puits forés par fracturation hydraulique s'épuisent vite : selon la Fed régionale de Kansas City, la production des puits dans le bassin du Bakken [situé dans l’Etat du Dakota du Nord] diminue de près de 70 % la première année, et de plus de 85 % dans les trois ans, contre un recul de 10 % par an pour un puits conventionnel. Pour maintenir une production d'un million de barils par jour, il faut jusqu'à 2.500 puits de schiste. En Irak, moins d'une centaine suffit. Les puits sont, certes, moins onéreux à construire qu'une plate-forme offshore, mais leur durée de vie est très courte. Pour continuer à croître, ou simplement maintenir la production à un niveau constant, les producteurs de schiste n'ont d'autre choix que de forer en permanence »[35].
Ce modus operandi nécessite un approvisionnement constant en liquidités du système de production par fracturation. Tant que les taux d’intérêt sont restés proches de zéro, tout allait bien. Le cash coulait à flots et était fort bon marché. Le secteur du pétrole de schiste US s’est financé par la dette. Puisque les taux étaient bas, il était toujours possible de rembourser une dette en en contractant une autre. Ce refinancement permanent par la dette est classique du capitalisme dans ses phases de folie spéculative. Entre 2005 et 2015, les remboursements d’intérêts du secteur ont, vu la pression à la baisse des taux états-uniens, progresser deux fois moins vite que les montants empruntés. Au total, la dette des producteurs US a triplé.
Certes, l’augmentation des taux d’intérêt aux Etats-Unis est, pour l’heure, à l’arrêt. La FED (la Banque centrale des Etats-Unis) semble bien décidée à ne plus augmenter les taux. Ce qui offre indubitablement un répit au secteur du pétrole de schiste US. Ce soulagement, toutefois, sera de courte durée. Si la FED laisse ses taux inchangés, c’est parce que les perspectives pour l’économie mondiale particulièrement sombres. Une remontée un peu trop brutale des taux ne ferait évidemment qu’aggraver les choses. Lorsqu’une récession surviendra aux Etats-Unis, vraisemblablement au cours de l’année 2020, les secteurs surendettés seront, en tout état de cause, les premiers à passer à la trappe. A ce moment, le miracle du schiste US appartiendra au passé. Il est même probable que sans la crise de 2007-2008 et la baisse des taux à laquelle elle a donné lieu, le secteur du schiste n’aura jamais vu le jour aux Etats-Unis.
C’est alors que le pétrole vénézuélien redeviendra une priorité pour l’Oncle Sam. Sans aucun plan de financement en soutien, le pétrole vénézuélien revient aujourd’hui à un peu plus de 27 dollars le baril alors que le schiste US, qui a été dopé au dollar bon marché pendant plus de dix ans, affiche un prix de revient de 23,35 euros. La différence n’est pas énorme (14,6%) et est réversible en cas de refinancement de la filière vénézuélienne qui pourrait alors amortir ses coûts sur une production plus importante.
L’hypothèse de la centralité du pétrole dans le conflit en cours entre Caracas et Washington n’a rien de simpliste. D’ailleurs, peut-on légitimement séparer l’importance du pétrole dans les sociétés contemporaines du jeu d’acteurs des grandes puissances autour du Venezuela aujourd’hui ? Vraisemblablement pas. C’est ainsi que l’existence, indubitable, par ailleurs, d’une lutte d’influence entre le pôle sino-russe et les Etats-Unis au sujet du dossier vénézuélien est appréhendable au travers de facteurs socioéconomiques depuis un certain temps déjà.
La Chine représentait 18% des importations vénézuéliennes en 2017 contre 2,1% en 2002. Pékin est aujourd’hui le deuxième fournisseur du Venezuela. A fur et à mesure que les productions chinoises monteront en gamme, nul doute que la Chine occupera une place croissante dans la balance commerciale du Venezuela. Cette tendance de fonds, que l’on retrouve dans d’autre pays d’Amérique latine et d’Afrique, ne risque pas de calmer les ardeurs de Washington à l’avenir.
[1] Lire à ce sujet l’interview très révélatrice de Frédéric Lévêque (permanent du Centre National de la Coopération au Développement) accordée à la RTBF le 13 mars 2015. Ur l : https://www.rtbf.be/info/monde/detail_les-raisons-du-bras-de-fer-entre-les-etats-unis-et-le-venezuela?id=8930607 (date de consultation : 8 mars 2019).
[2] GRIP (Groupe de recherche et d'information sur la paix et la sécurité), Dépenses militaires mondiales : La planète ne désarme pas, Luc Mampaey, 22 juin 2018 [en ligne], Url : https://www.grip.org/sites/grip.org/files/BREVES/2018/EC_2018-06-22_FR_L-MAMPAEY.pdf. Date de consultation : 8 mars 2019.
[3] Banque mondiale, septembre 2018.
[4] The Observatory of Economic Complexity, janvier 2019.
[5] Le Temps, édition mise en ligne le 9 février 2019.
[6] Banque mondiale, février 2019.
[7] OPEC, Annual Statistical Bulletin, 2018.
[8] PDVSA Annual Report, 2010.
[9] MANIK TALWANI, THE ORINOCO HEAVY OIL BELT IN VENEZUELA (OR HEAVY OIL TO THE RESCUE ?), THE JAMES A. BAKER III INSTITUTE FOR PUBLIC POLICY OF RICE UNIVERSITY, Septembre 2002, p.2.
[10] Wall Street Journal, édition mise en ligne le 18 juillet 2011.
[11] Humberto Marquez, Venezuela. L’industrie pétrolière dans le gouffre, publié 18 décembre 2017 sur le site A l’Encontre-La Brèche, Url : https://alencontre.org/ameriques/amelat/venezuela/venezuela-lindustrie-petroliere-dans-le-gouffre.html (date de consultation : 14 mars 2019)
[12] EIA, Country Analysis Brief : Venezuela, 25 novembre 2015.
[13] Ricardo Hausmann, Francisco Rodríguez, Venezuela Before Chávez : Anatomy of an Economic Collapse, Pennsylvania State University Press, 2014.
[14] OPEP, mars 2019.
[15] EIA, Country Analysis Brief : Venezuela, 25 novembre 2015.
[16] Forbes, édition mise en ligne le 29 janvier 2019.
[17] OPEP, février 2019.
[18] US Government, Consumer Price Index (CPI), février 2019.
[19] Wall Street Journal, édition mise en ligne le 15 avril 2016.
[20] Ricardo Hausmann, Francisco Rodríguez, op.cit.
[21]S&P Platts, At The Wellhead : Crawling Along In Venezuela’s Orinoco Belt, 10 février 2014.
[22] Ministerio del Poder Popular de Economía y Finanzas, República Bolivariana de Venezuela, décembre 2018. Les divergences de vues entre Caracas et les agences de notation occidentales sont notoires en matière d’évaluation de la dette publique nationale. Le gouvernement vénézuélien part du principe que la comptabilité de PDVSA (qui est une société anonyme) est distincte de celle du Trésor. Mais, selon les Occidentaux, le fait que PDVSA ait été soumise à des ponctions régulières de la part du gouvernement pour financer le déficit budgétaire doit conduire à une fusion des deux périmètres. On se bornera, par-delà ces passionnantes polémiques comptables, à constater qu’un plan d’investissement dans le bassin de l’Orénoque eût été de nature à faire diminuer le déficit public puisque les recettes fiscales du gouvernement auraient été en croissance du fait de l’augmentation de la production pétrolière.
[23] InfoBAE, édition mise en ligne le 7 octobre 2015.
[24] Banque mondiale, mars 2019.
[25] Carmen M. Reinhart, This Time is Different. Chartbook : Country Histories on Debt, Default, and Financial Crises, NBER Working Paper No. 15815, mars 2010, p.76 et 120.
[26] Banque Mondiale, décembre 2018.
[27] InfoBAE, ibid.
[28] Ámbito Financiero, édition mise en ligne le 26 février 2018.
[29] Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (ONUAA), Programme Alimentaire Mondial (PAM), Organisation Mondiale de la Santé (OMS), Organisation Panaméricaine de la Santé (OPS), Panorama de la seguridad alimentaria y nutricional en América Latina y el Caribe, Santiago, 2018, p.6.
[30] Cité par le quotidien suisse Le Courrier, édition mise en ligne le 4 mars 2019.
[31] CNN (en Español), Entrevista al general John Kelly en CNN, 28 octobre 2015 (Url : https://www.youtube.com/watch?v=5O34fsZG2Tw). Date de consultation : 17 mars 2019. Le passage de l’entrevue consacré au Venezuela peut être visionné à la quinzième minute du programme.
[32] Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (ONUAA), Programme Alimentaire Mondial (PAM), Organisation Mondiale de la Santé (OMS), Organisation Panaméricaine de la Santé (OPS), ibid.
[33] Les Echos, édition mise en ligne le 11 mars 2019.
[34] Le Temps, édition mise en ligne le 13 février 2019.
[35] Les Echos, édition mise en ligne le 18 décembre 2018.
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