Vers la très grande panne du système économique et financier mondial
Comme anticipé par LEAP/E2020 en Février dernier dans le GEAB N°42, le second semestre 2010 est bien caractérisé par une aggravation brutale de la crise marquée par la fin de l’illusion de reprise entretenue par les dirigeants occidentaux1 et les milliers de milliards engloutis par les banques et des plans de « stimulation » économiques sans efficacité durable. Les prochains mois vont dévoiler une réalité simple mais particulièrement douloureuse : l’économie occidentale, et en particulier celle des Etats-Unis2, n’est jamais vraiment sortie de récession3. Les sursauts statistiques enregistrés depuis l’été 2009 n’ont été que les conséquences passagères d’une injection massive de liquidités dans un système fondamentalement devenu insolvable à l’image du consommateur américain4. Au cœur de la crise systémique globale depuis son origine, les Etats-Unis vont donc démontrer dans les prochains mois qu’ils sont à nouveau en train d’entraîner l’économie et la finance mondiales au « cœur des ténèbres »5 car ils ne parviennent pas à sortir de cette « Très Grande Dépression US »6. Ainsi, à l’issue des soubresauts politiques des élections américaines de Novembre prochain, sur fond de taux de croissance redevenus négatifs, le monde va devoir affronter la « Très Grande Panne » du système économique et financier mondial fondé depuis plus de 60 ans sur l’absolue nécessité pour l’économie américaine de ne jamais se trouver durablement en récession. Or, la première moitié de 2011 va imposer à l’économie américaine une cure d’austérité sans précédent plongeant la planète dans un nouveau chaos financier, monétaire, économique et social7.
Dans ce GEAB N°47, notre équipe anticipe donc pour les mois à venir différents aspects de cette nouvelle évolution de la crise notamment la nature du processus d’austérité imposée qui va toucher les Etats-Unis, l’évolution du couple infernal « inflation/déflation », l’évolution réelle du PNB US réel, la stratégie des banques centrales, les conséquences directes pour l’Asie et l’Euroland. Nous présentons comme chaque mois nos recommandations stratégiques et opérationnelles. Et exceptionnellement ce numéro du GEAB présente un extrait du nouveau livre de Franck Biancheri« Crise mondiale : En route pour le monde d’après – France, Europe et Monde dans la décennie 2010-2020 » dont la version française sortira le 7 Octobre prochain aux Editions Anticipolis.
Les trimestres à venir vont être particulièrement dangereux pour le système économique et financier mondial. Le patron de la Fed, Ben Bernanke, a d’ailleurs fait passer le message aussi diplomatiquement que possible lors de la récente réunion des banquiers centraux mondiaux à Jackson Hole dans le Wyoming : bien que la politique de relance de l’économie américaine ait échoué, soit le reste du monde continue à financer à perte les déficits US et espère qu’à un moment donné ce pari sera payant et aura évité un effondrement du système global, soit les Etats-Unis vont monétiser leur dette et transformer en monnaie de singes l’ensemble des Dollars et Bons du Trésor US possédés par le reste de la planète. Comme toute puissance acculée, les Etats-Unis sont désormais obligés de joindre la menace à la pression pour pouvoir obtenir ce qu’ils veulent. Il y a à peine plus d’une année, les dirigeants et responsables financiers du reste du monde s’étaient portés volontaires pour « remettre à flot le navire USA ». Aujourd’hui pourtant les choses ont bien changé car la belle assurance de Washington (celle de la Fed comme celle de l’administration Obama) s’est avérée n’être qu’une pure arrogance fondée sur la prétention d’avoir compris la nature de la crise et sur l’illusion de posséder les moyens de la maîtriser. Or, la croissance américaine s’évapore trimestre après trimestre1 et redeviendra négative dès la fin 2010 ; le chômage n’en finit pas de croître entre la stabilité des chiffres officiels et la sortie en six mois de plus deux millions d’Américains du marché de l’emploi (pour LEAP/E2020, le chiffre réel de chômage est désormais d’au moins 20%)2 ; le marché de l’immobilier américain continue à être déprimé à des niveaux historiquement bas et va reprendre sa chute dès le quatrième trimestre 2010 ; enfin, comme on peut aisément l’imaginer dans ces conditions, le consommateur US reste et restera durablement aux abonnés absents puisque son insolvabilité perdure voire s’aggrave3 pour l’Américain sur cinq qui n’a pas de travail.
Derrière ces considérations statistiques se cachent trois réalités qui vont radicalement modifier le paysage politique, économique et social américain et mondial des prochains trimestres au fur et à mesure de leur émergence dans la conscience collective.
La colère populaire va paralyser Washington à partir de Novembre 2010
Tout d’abord, il y a une réalité populaire très sombre, un vrai voyage « au cœur des ténèbres », qui est celle de dizaines de millions d’Américains (près de soixante millions dépendent désormais des bons de nourriture) qui n’ont désormais plus d’emploi, plus de maison, plus d’épargne et qui se demandent comment ils vont survivre dans les années à venir4. Jeunes5, retraités, noirs, ouvriers, employés des services6,... ils constituent cette masse de citoyens en colère qui va s’exprimer brutalement en Novembre prochain et plonger Washington dans une impasse politique tragique. Supporters du mouvement « Tea-Party »7, nouveaux sécessionnistes8,… ils veulent « casser la machine washingtonienne » (et par extension celle de Wall Street) sans pour autant avoir de propositions réalisables pour résoudre la multitude de problèmes du pays9. Les élections de Novembre 2010 vont ainsi être la première occasion pour cette « Amérique qui souffre » de s’exprimer sur la crise et ses conséquences. Et, récupérés ou pas par les Républicains ou bien les extrêmes, ces votes vont contribuer à paralyser encore plus l’administration Obama et le Congrès (qui basculera probablement du côté Républicain), ne faisant qu’enfoncer le pays dans un immobilisme tragique au moment où tous les indicateurs passent à nouveau au rouge. Cette expression de colère populaire va par ailleurs entrer en collision dès Décembre avec la publication du rapport de la commission sur le déficit mise en place par le Président Obama, qui va automatiquement placer la question des déficits au cœur du débat public du début 201110.
A titre d’exemple, on peut déjà voir une expression bien particulière de cette colère populaire contre Wall Street dans le fait que les Américains ont déserté la bourse11. Chaque mois, ce sont toujours plus de « petits actionnaires » qui quittent Wall Street et les marchés financiers12 laissant aujourd’hui plus de 70% des transactions aux mains des grandes institutions et autres « high frequency traders ». Si l’on garde en mémoire l’image traditionnelle que la bourse serait le temple moderne du capitalisme, alors on assiste à un phénomène de perte de foi qui pourrait être comparable à la désaffection des grandes manifestations populaires qu’a connu le système communiste avant sa chute.
La Réserve fédérale sait désormais qu’elle est impuissante
Enfin, il y a une réalité financière et monétaire tragique car ceux qui en sont les acteurs ont conscience de leur situation peu enviable : la Réserve fédérale US sait désormais qu’elle est impuissante. Malgré les actions exceptionnelles (taux d’intérêt à zéro, quantitative easing, soutien massif du marché des prêts immobiliers, soutiens massifs aux banques, multiplication par trois de son bilan,…) qu’elle a mises en œuvre à partir de Septembre 2008, l’économie US ne repart pas. Les dirigeants de la Fed découvrent qu’ils ne sont qu’une composante d’un système, même si c’est une composante centrale, et qu’ils ne peuvent donc rien contre un problème qui affecte la nature même du système, en l’occurrence, le système financier américain, conçu comme le cœur solvable du système financier mondial depuis 1945. Or, le consommateur US est maintenant insolvable13, lui qui au cours des trente dernières années est devenu progressivement l’acteur économique central de ce cœur financier (avec plus de 70% de la croissance US dépendant de la consommation des ménages). C’est sur cette insolvabilité des ménages US14 que se sont brisées les tentatives de la Fed. Habitués au virtualisme, et donc à la possibilité de manipuler les évènements, les processus et les dynamiques, les banquiers centraux américains ont cru qu’ils pouvaient « tromper » les ménages, leur donner à nouveau l’illusion de richesse et les pousser ainsi à relancer la consommation et derrière elle toute la machine économique et financière des Etats-Unis. Jusqu’à l’été 2010, ils n’ont pas cru à la nature systémique de la crise, ou bien ils n’ont pas compris qu’elle générait des problèmes hors de portée des instruments d’une banque centrale aussi puissante soit-elle. C’est seulement au cours des dernières semaines qu’ils ont dû constater une double évidence : leurs politiques ont échoué et ils n’ont plus ni armes ni munitions. D’où le ton particulièrement déprimé des discussions de la réunion des banques centrales à Jackson Hole, d’où l’absence de consensus sur les actions à venir, d’où les débats sans fin sur la nature des dangers à affronter dans les prochains mois (inflation ou déflation par exemple alors que les instruments internes au système utilisés pour mesure les conséquences économiques de ces tendances ne sont même plus pertinents comme nous l’analysons dans ce GEAB N°47)15, d’où les oppositions de plus en plus violentes entre tenants d’une relance de la croissance par l’endettement et adeptes de la réduction des déficits,… et finalement d’où le discours plein de menaces voilées de Ben Bernanke à ses collègues banquiers centraux ; en termes alambiqués, il a fait passer le message suivant : « nous allons tenter tout et n’importe quoi pour éviter un effondrement économique et financier, et vous allez continuer à financer ce « tout et n’importe quoi », sinon on laisse filer l’inflation et on dévalue ainsi le Dollar tandis que les Bons du Trésor US ne vaudront plus grand chose16 ». Quand un banquier central s’exprime comme un vulgaire extorqueur de fond, c’est qu’il y a péril en la demeure17.
La réaction des grandes banques centrales mondiales se dévoilera dans les deux trimestres à venir. Déjà la BCE a fait comprendre qu’elle pensait qu’une nouvelle politique de stimulation via une hausse des déficits US serait suicidaire pour les Etats-Unis. Déjà la Chine, tout en déclarant qu’elle ne ferait rien pour précipiter les choses, passe son temps à vendre des actifs US pour acheter des actifs japonais (le niveau historique du cours Yen/Dollar reflète ce processus). Quand au Japon, il est désormais contraint de s’aligner simultanément sur Washington et Pékin … ce qui va probablement neutraliser toute sa politique en matière financière et monétaire. La Fed, comme le gouvernement fédéral, vont découvrir dans les prochains trimestres que lorsque les Etats-Unis ne sont plus synonymes de profits juteux et/ou de puissance partagée, leur capacité à convaincre leurs partenaires décline rapidement et fortement, surtout quand ces derniers mettent en doute la pertinence des politiques retenues18.
La conséquence de ces trois réalités qui s’imposent peu à peu dans la conscience collective américaine et mondiale va donc se concrétiser, pour l’équipe de LEAP/E2020, par l’entrée des Etats-Unis au Printemps 2011 dans une ère d’austérité sans précédent depuis que le pays est devenu le cœur du système économique et financier mondial. Blocages politiques fédéraux sur fond de ras-le-bol électoral de Washington et Wall Street, forte dépendance au financement fédéral de l’ensemble de l’économie US et impuissance de la Fed sur fond de réticences croissantes internationales à financer les déficits US vont se conjuguer pour précipiter le pays dans l’austérité. Une austérité qui a d’ailleurs déjà commencé à toucher de plein fouet au moins 20% de la population, et qui influe directement sur au moins un Américain sur deux, inquiet de rejoindre les rangs des sans-abris, des sans-travail et autres chômeurs de longue durée. Pour ces dizaines de millions d’Américains, l’austérité est bien là et elle s’appelle paupérisation durable. Ce qui va se jouer d’ici le Printemps 2011, c’est donc surtout la transposition dans le discours officiel, dans les politiques budgétaires et dans la conscience internationale que les Etats-Unis ne sont plus « the land of plenty », mais « the land of few ». Et au-delà des choix politiques internes, c’est aussi la découverte d’une limitation nouvelle pour le pays : les Etats-Unis n’ont plus les moyens d’une nouvelle relance19. Plutôt que d’un enlisement multidécennal dans une situation à la japonaise, nombre de décideurs vont être tentés par la thérapie de choc… cette même thérapie qu’avec le FMI, les Etats-Unis ont recommandé aux pays d’Amérique latine, aux pays asiatiques et à l’Europe de l’Est.
Cela constitue normalement une bonne raison pour les agences de notation, toujours si prompte à voir la paille dans l’œil de la plupart des pays de la planète, pour menacer les Etats-Unis d’une forte dégradation de leur note s’ils ne mettent pas en œuvre au plus vite un vaste plan d’austérité. Mais de toute manière, pour LEAP/E2020, du fait des conditions internes et externes au pays présentées précédemment, c’est bien au printemps 2011 que les Etats-Unis ont rendez-vous avec l’austérité : un rendez-vous que leur imposera le reste du monde s’ils sont paralysés politiquement.
D’ici là, il est probable que la Fed tentera une nouvelle série de mesures « non conventionnelles » (mot technique signifiant « tentatives désespérées ») pour essayer d’éviter d’en arriver là car, à ce stade, une seule chose est certaine concernant les conséquences de l’entrée des Etats-Unis dans un vaste programme d’austérité : ce sera le chaos sur les marchés financiers et monétaires accoutumés depuis des décennies à l’exact contraire, c’est-à-dire le gaspillage américain ; et un choc économique et social interne sans équivalent depuis les années 193020.
1 L’indice Wells Fargo/Gallup des PME américaines continue à chuter mois après mois. Source : Gallup, 02/08/2010
2 Même Wall Street continue à programmer des licenciements massifs pour les prochains mois. Source : Bloomberg, 07/09/2010
3 Même les hauts revenus sont maintenant affectés par le problème des saisies immobilières. Source : USAToday, 29/07/2010
4 Pour éclairer cette situation sociale terrible, il peut être utile de lire le rapport conjoint FMI/OIT initié par le gouvernement norvégien sur « Les défis de la croissance, de l’emploi et de la cohésion sociale » dans le contexte de la crise actuelle. Source : OsloConference, 22/07/2010
5 Un indicateur très éloquent montre le prix que les jeunes générations américaines paient à cause de la crise. Le nombre de jobs d’été, élément traditionnel central de l’autonomie des jeunes américains pour l’année qui suit, est tombé à son niveau le plus bas depuis 1948. Source : USAToday, 03/09/2010
6 Ces images des coupes drastiques du nombre de policiers à Auckland sont emblématiques de ce qui se passe dans tout le pays en terme de services publics. Source : DailyMotion
7 A ce sujet, USAToday du 16/08/2010 a réalisé une très intéressante galerie de portraits des supporters du mouvement « Tea-Party ».
9 Le succès du grand rassemblement des « tea-partisans » à Washington le 28/08/2010, organisé par Glenn Beck en est un exemple flagrant. Source : Washington Post, 29/08/2010
10 Source : New York Times, 31/08/2010
11 Des bourses qui stagnent ou baissent depuis plusieurs trimestres malgré les tentatives ininterrompues des autorités financières pour tenter de leur redonner des couleurs… et qui s’approchent d’un nouveau choc violent, que l’on s’attache au « présage du Hindenburg » ou à l’anticipation des conditions économiques et financières mondiales. Source : Telegraph, 27/08/2010.
12 Source : New York Times, 22/08/2010
13 Même quand ils parviennent à retrouver un emploi, c’est un emploi généralement beaucoup moins bien payé que le précédent. Source : CNBC, 01/09/2010
14 Ainsi le processus des saisies immobilières traduit un formidable phénomène de baisse de la valeur des actifs des ménages américains. Source : Foxnews, 23/08/2010
15 Si la perspective de la déflation est ce qui a officiellement « cassé l’ambiance » de la réunion des banquiers centraux à Jackson Hole fin Août 2010, c’est en fait les doutes croissants sur la capacité de la Fed à choisir et mettre en œuvre des mesures appropriées pour relancer l’économie US qui rend tout le petit monde des banquiers centraux si nerveux. Sources : CNNMoney, 31/08/2010 ; FT, 10/09/2010
16 Il faut noter à ce sujet que devant la réticence croissante du reste du monde à acheter les bons du Trésor US et des GSE, la Fed a non seulement entrepris de les acheter elle-même officiellement (ou plus discrètement via ses « primary dealers »), mais elle a aussi commencé à organiser la vente massive de la dette fédérale aux opérateurs économiques américains eux-mêmes. Il doit en effet lui paraître plus facile de gérer la spoliation de plusieurs dizaines de millions de citoyens plus ou moins ignorants des subtilités économiques et financières que celle de grands acteurs stratégiques comme la Chine, le Japon, les pays pétroliers du Golfe,… (voir graphique dans GEAB N°47)
17 Après avoir expliqué que pratiquer une politique modérément inflationniste, quoi qu’ayant été discutée, n’était pas à l’ordre du jour, Ben Bernanke a indiqué que si les risques de déflation s’accroissaient néanmoins, alors l’utilité de certaines méthodes d’intervention pourrait être reconsidérée. En clair, si rien d’autre ne marche et si les autres acteurs globaux ne veulent plus alimenter la machine à déficits US, alors la monétisation de la dette sera mise en œuvre à grande échelle. Au moins, les choses sont maintenant claires ! Quand LEAP/E2020 avertissait que c’était l’option inévitable des Etats-Unis dans la crise qui se profilait, cela paraissait outrancier. Aujourd’hui, c’est le patron de la Fed lui-même qui annonce la couleur. Source : US Federal Reserve, 27/08/2010
18 L’échec des gigantesques mesures de soutien au marché immobilier est bien illustré par le graphique ci-dessous.
19 On commence même à entendre des voix recommandant de « copier l’Europe », comme celle de Jim Rogers et de Doug Noland qui publie le remarquable « Credit Bubble Bulletin ». Sources : CNBC, 31/08/2010 ; Prudent Bear, 30/07/2010
20 Comme le rappelle l’historien Niall Ferguson dans cet article publié le 29/07/2010 par The Australian, « le soleil peut se coucher très rapidement sur un empire quand la dette surgit ». Un rappel historique que ne dément pas l’éditorialiste pourtant très patriote, Thomas Friedman, qui souligne le déclin brutal de la puissance américaine du fait de la crise économique dans le New York Times du 04/09/2010.
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