Frère animal
En surfant sur le Web, je suis tombé par hasard sur un documentaire bouleversant : « Earthlings ». Un tel film ne peut laisser personne indifférent. Il requiert une remise en question sérieuse sur la vision que l’homme moderne pose sur la vie, sur l’environnement en général, sous le couvert d’une industrialisation rationnelle des ressources planétaires. Étant sous copyright, le DVD peut être trouvé sur son site officiel : www.isawearthlings.com. Je conseille de le visionner, au complet si possible, avant de lire ce qui suit.
« En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. »
Matthieu 25.40
Peu importe, si le monde animal en vient à être considéré comme les premières nations à avoir foulé notre Terre, bien avant le premier hominidé, il n’en demeure pas moins que nous sommes tous issus de ce degré d’existence. Suite aux millions d’années d’évolution, les filles de la Terre, au sang chaud, rencontrèrent les fils de l’intelligence et de la pensée froides, capables de modeler leur environnement extérieur, tels des dieux. Selon la légende, de leur union naquit la race des héros, la race des humains. Fruit de manipulations génétiques entre créatures terrestres et créatures extra-terrestres, pour certains, l’homme peut passer pour un être d’exception, le plaçant au sommet de la chaîne alimentaire. Cependant, une telle affirmation pouvant conduire aux déviances les plus viles n’a pas grand sens ; une question essentielle demeure : qui de l’œuf ou de la poule était en premier ? Un raisonnement par récurrence bien simple en arrive à la conclusion : quelle suprématie extra-terrestre aurait pu, en tout premier lieu, se manipuler elle-même, débutant l’an zéro de la longue chaîne d’une causalité matérielle ou culturelle, et arborant le sceau d’une telle exclusivité !? L’idée du ex nihilo des théologiens, rejoignant la théorie du Big Bang, n’est donc pas une hypothèse à écarter ; elle demande, en effet, de concevoir des niveaux d’organisation de la Nature où la pensée humaine, elle-même, ne constitue pas le dernier maillon de la chaîne.
Les filles de la Terre s’apparente à cet habitacle que constitue une interface d’échange entre un milieu extérieur et un milieu intérieur, entre un biotope et sa biocénose complémentaire. Par milieu intérieur, commence un univers psychique où l’émotion consciente, ou inconsciente, vient se poser à la rencontre de son soma respectif. La peur, la souffrance ou encore la jouissance d’exister, tout simplement, sont des similitudes suffisantes autorisant à nous sentir une parenté naturelle avec toutes les créatures de ce monde, y compris avec celles évoluant à l’état unicellulaire ; celles-là même qui ont débuté ce grand odyssée de la vie organique, au sein de la grande matrice aquatique primitive. Les organes, qui font étymologiquement référence à la vie organisée, pour ne pas dire socialisée, à base de carbone, n’est-elle pas avant tout constituée d’une nation de cellules ? Une nation d’unicellulaires qui se sont regroupées, spécialisées, et travaillant de concert afin qu’un degré hiérarchiquement plus complexe d’existence puisse voir le jour. Force est de constater que la complexification engendre des organismes dotés d’une conscience autonome, individuelle. Force est de constater, paradoxalement encore, que l’individuel est la résultante d’une synergie de créatures microscopiques, entièrement dévolues au groupe, vivant et mourant sur le champ d’honneur d’une unité organique dépassant les limites de leur perception. Si d’aventure, l’une de ces créatures élémentaires décide de n’en faire qu’à sa tête, en se désolidarisant des autres, alors c’est le cancer généralisé qui investit progressivement la place et brise l’unité corporelle par cette totalité cellulaire devenue rebelle, dissonance ; le terme « élémentaire » signifiant, ici, non pas inférieur mais niveau de moindre complexité. Cette population souterraine ne s’arrête d’ailleurs pas au niveau cellulaire ; elle s’étend toujours plus profondément aux confins microcosmiques, jusqu’à atteindre l’échelle moléculaire, puis celle des atomes où commence le seuil de l’intrication quantique, faisant émerger l’espace et le temps de l’épanouissement d’une graine d’incréé.
La destruction, l’inconscience du sens d’autrui, porte un nom, et ce nom est une maladie de notre époque. Le cancer est le masque de l’un des quatre cavaliers de l’Apocalypse de Jean, chevauchant les plaines du monde cellulaire où la pestilence s’abat et où les fléaux se succèdent. Des prophéties riches en symboles, puisés à même le limon de l’inconscient, qui s’avèrent étonnamment justes, si celles-ci sont recadrées à ce niveau de réalité. « Ces plus petits d’entre mes frères » fait allusion à ce niveau insoupçonné de l’organisation unitaire de la vie, à une époque qui ignorait tout de la biologie contemporaine. Là encore, l’authentique message religieux n’est en rien destiné à l’exclusivité politique d’un credo plus qu’à un autre : il devient un dialogue avec d’autres dimensions de la conscience, capables d’en extirper la substantifique moelle « méta-physique ». N’importe quel signe, en fait, au sens chamanique, est susceptible d’utiliser d’autres voies que celle de la raison, comme source de connaissance. Le Rig-Veda, l’un des plus anciens traités ontologiques de la culture humaine, décrit l’univers comme d’un être unique, le Brahman. Le monde est une totalité vivante. Voilà, l’une des leçons qui avait mûri dans l’esprit et la culture de nos prédécesseurs, dont l’écho remonte des lointains siècles passés et résonne de nos jours à travers les mouvements écologistes. Un écho davantage repris pour son aspect pragmatique, fonctionnelle, c’est-à-dire corpusculaire, plutôt que sa contrepartie ondulatoire, en rapport avec le mystique. Aujourd’hui, la science est venue supplanter les contes de fées de la mythologie. Elle s’est dressée au-dessus de toutes les voies de cognition comme détentrice d’une lorgnette rationnelle objective du réel, avec le risque que cette volonté d’objectivité pure kantienne puisse éclipser au passage le sujet lui-même. Cette nouvelle source de connaissance, parmi d’autres, n’en demeure pas moins une création de l’esprit, solidement ancrée depuis le siècle des Lumières. Des Lumières basculant toujours un peu plus du côté des fils de la raison. Même si ces dernières nées de l’évolution semblent, en effet, douées pour produire des prodiges technologiques, doivent-elles pour autant rendre présomptueuse l’espèce qui en a reçu le don ? L’apport technologique comporte de nouveaux avantages, au quotidien, mais aussi son lot, souvent plus nombreux, d’inconvénients et de dépendances.
Est-ce que la vie se réduit en terme d’objets observés, dont il faut percer le mécanisme et en exploiter les propriétés ? Ou s’agit-il d’un immense champ saturé en thèmes d’exploration, conduisant immanquablement à mieux refléter le sujet lui-même ? Un sujet, d’où prend source et où s’achève tout acte de connaissance. Tel est ce dilemme shakespearien, « être ou ne pas être » la source de tout questionnement perçu au-dehors, accompagnée simultanément de l’ombre de sa réponse projetée, étroitement reliée à la nature psychique du sujet. Dépendamment de la mentalité rencontrée, plusieurs degrés de réponses subjectives existent pour une simple et unique question objective posée. Comme l’envisage l’école de pensée taoïste, point de question sans que celle-ci contienne en filigrane sa réponse complémentaire, déjà potentiellement présente dans la formulation de cette première. Questions et réponses apparaissent donc séparées par le mur de l’objectivité ; l’illumination deviendrait alors possible, le jour où l’une et l’autre émergeraient simultanément de la perception : le dehors, miroir des événements intérieurs. Fondamentalement, celui qui formule la question et y trouve le sens ou l’absurdité d’une réponse demeure le sujet lui-même. Ce mur de la docte d’ignorance faustienne prend racine, au niveau mythologique, depuis l’arbre de la connaissance reposant à côté de celui de la vie : il s’agit du complexe de la curiosité et de l’interdit, illustré dans le péché originel, ayant engendré la perte d’une unité vitale instinctive. Le paradis originel évoque une symbiose organique, où la mort et la maladie étaient exclues, où l’essence humaine androgyne, puis bipolarisée par la suite, évoluait à l’intérieur d’un corps archétype dont la charpente anatomique constitutive se révèle être la métaphore d’un jardin : les animaux, les plantes, les luminaires, éclairant les Cieux et la Terre, sont respectivement à l’image du système nerveux, circulatoire et osseux, tissé pour ce dernier des luminaires atomiques. Ce monde paradoxal, situé au-delà du royaume spatiotemporel, dépeint au moyen de vers poétiques, la nature sous-jacente de l’espace-temps, où ce qui semble macrocosmique est microcosmique et ce qui y parait localisé occupe la majeure partie de l’espace. Les anciens disposaient ainsi, semble-t-il, d’un langage créatif utilisant des symboles « méta-mathématiques » et hiéroglyphiques. Les sept jours de la Genèse biblique évoquent, par exemple, ce type de métaphore ésotérique destinée sans nul doute à décrire les niveaux d’énergie de l’atome, du point de vue de l’esprit humain de cette époque. Ces lueurs naturellement intuitives d’antan, plus accessibles pour une certaine élite découpant injustement l’ancien monde en castes, prolongeaient leurs racines depuis une « méta-réalité » archétypale soulevée par Platon, un paradigme. Cette réalité se peut facilement s’assimiler à l’expression plus contemporaine de l’inconscient collectif jungien.
Dans la même veine, la théorie du Bootstrap de Geoffrey Chew de 1959, suite au phénomène observé d’autogénérescence de particules lourdes atomiques de la famille des hadrons, postule l’interdépendance de la particularité avec l’ensemble, comme une résultante de cette dernière, et vice versa : L’univers apparaît comme une trame d’événements « interreliés », où aucune des propriétés d’une partie de la trame n’est plus fondamentale qu’une autre. Ces nouvelles considérations, en matière de physique des particules, ébranlent les fondations du temple où reposait le modèle atomiste de Démocrite, voulant que celui-ci soit définitif, fondamental et isolé du Tout. L’abandon d’un tel modèle, dû aux avancées de la physique quantique, réhabilite le concept du non-moi localisé, prôné dans le bouddhisme. La localité, la particularité, serait une modalité, une spécialisation du Tout ; elle se présente comme la pointe de l’iceberg masquant la contrepartie complémentaire, récessive, ou « compactifiée » pour utiliser une terminologie empruntée au registre de la théorie des supercordes, de ce Tout. Sans tomber dans la mièvrerie, l’idée d’une conscience cosmique, universelle, peu importe le nom que l’on peut lui donner, fait son chemin bon gré mal gré sur le chemin du calvaire matérialiste ; elle qui figure comme clef de voûte moniste de l’advaita Vedanta. Plus proche de la théorie du chaos que d’une personnalité anthropomorphique surdimensionnée, elle apparaît comme l’une des causalités les plus plausibles répondant au schéma cosmogonique Friedmann-Lemaître d’un univers en expansion/contraction surgi du néant.
Cet univers, tout en connaissant un déploiement simultané de l’espace et du temps, contient sa totalité unifiée en un zéro absolu de mouvement validant la thèse de la Monade des monades de Leibnitz, s’étant multipliée en une infinité de clones d’elle-même. Partie de l’antithèse de la complexité, cette Unité indifférenciée au-delà du mur de Planck se meut à travers une myriade de diversités organiques et inorganiques, au cœur des nations et des échelles de réalité, qu’embrasse un immense corps stellaire. Des dissidents de l’orthodoxie scientifique, comme Fritjof Capra et Basarab Nicolescu, se sont intéressés à développer, dans divers ouvrages de vulgarisation, les conséquences qu’une telle théorie pouvait induire sur la fragile et arrogante rationalité moderne. Capra n’hésite pas à effectuer des rapprochements de la théorie avec les écoles de pensée extrême-orientales, qui se sont évertuées à pratiquer et à entrevoir l’unité des contraires en toutes choses. Par contraire, la dualité sujet-objet figure en tête du palmarès. En quoi une telle dualité a-t-elle pu contribuer à exacerber l’appétit de la bête douée d’intelligence, en l’homme ? Le développement d’une science sans conscience ruine les fondements de la sagesse humaine, destinée à l’origine à libérer l’esprit, plutôt qu’à l’aliéner au joug de la survie, excusant l’innommable. Le monde n’est pas une conquête de l’Avoir, mais une quête de l’Être en devenir. « Un peu de science éloigne de Dieu, beaucoup y ramène », disait le très célèbre Louis Pasteur. Si tout effet est le résultat d’une cause, validant d’une certaine mesure la loi du boomerang, connue dans l’hindouisme sous le vocable sanscrit du karma, alors l’inconscience de la main qui découpe, taillade, frappe et perce au nom de l’économie, de la science ou de sa pulsion personnelle, est la même que celle du cavalier de la pestilence. Elle est cette ombre insidieuse de la société de consommation essaimant le cancer et la dégénérescence qui sévissent sournoisement dans nos sociétés modernes. Earthlings s’achève sur cette sentence : « Nous récoltons ce que nous avons semé ». S’agit-il de l’annonce d’un courroux divin réclamant justice pour toute cette rivière de sang répandue, ce déferlement d’abominations ?
Le jugement ne repose pas dans celui d’un « super-ego » envers un autre ego, il s’agit d’une réponse, de l’écho se propageant sur la trame indivisible du corps de l’univers. Un corps que nous sommes, chacun selon notre particularité, revêtant la forme de l’espèce humaine, miroir fractal du Tout, comme tout le reste. Aucune cloison, aucun isoloir ne sont suffisamment épais pour empêcher ce corps de la Terre, earthling, d’être réceptif, par les voies de l’inconscient, à la clameur muette remontant de ces plus petites et infimes entités, qui sont en réalité un autre nous-mêmes. La fatalité n’existe pas, en ce monde, pour la « con-science » s’éveillant à sa totalité.
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