Guerre à la subsistance contre les populations ?
« Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend » scandent sur un ton d’évidence tranquille les militants du mouvement « Les Soulèvements de la Terre » : il y a une autre vie possible que la dépossession de tous par une infime minorité prédatrice. Toute expérience de protection communautaire suppose d’inventer les « formes d’un désarmement général du capitalisme numérique ». Celui-ci livre une « véritable guerre à la subsistance aux populations » et précipite le monde vers son autodestruction en engloutissant l’eau, la terre, les matériaux et l’énergie des vivants.
Le mouvement « les Soulèvements de la Terre », issu de la rencontre de 200 personnes sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, a été lancé en janvier 2021 « contre l’accaparement et l’empoisonnement de la terre et de l’eau par le complexe agro-industriel ».
Deux ans plus tard à Sainte-Soline, le rassemblement pacifique de 30 000 personnes contre les mégabassines, ces infrastructures écocidaires qui accaparent l’eau au seul profit d’une infime minorité, se solde par un terrible « bilan » de 200 blessés (26 mars 2023). Mais une communauté de lutte a grandi pour la défense de la terre et de l’eau, ces « biens communs », non marchandisables, qui « appartiennent à tous et non à quelques-uns ». Un ouvrage collectif rend compte de ses actions qui maintiennent un « front d’opposition au capitalisme extractiviste et marchand », sur cette interpellante évidence : comment envisager de survivre sur une planète dévastée sans « tirer sur le frein d’urgence », sans « faire décélérer radicalement une méga-machine capitaliste » qui ne sait qu’accélérer la captation de ressources raréfiées pour maintenir son train d’enfer ?
Du désarmement au démantèlement
Dans leur appel fondateur de janvier 2021, ses promoteurs appelaient à « faire redescendre l’écologie sur terre », réactivant une « intuition politique séculaire », depuis les jacqueries du Moyen Age jusqu’à la lutte des zapatistes au Chiapas et les campagnes d’actions contre « la bétonisation et l’intoxication du monde ». Ils inscrivent leur lutte dans le sillage du luddisme – le premier mouvement, en 1812, contre la machinisation du monde – et dans une culture de désarmement : « Désarmer signifie détruire les armes qui menacent la vie sur terre : celles de l’industrie du béton comme de l’agro-industrie, les infrastructures des énergies fossiles et celles de l’accaparement. »
Ainsi, le désarmement est « une réponse aux discours belliqueux de gouvernements qui envisagent la transition écologique comme un moyen de prolonger leurs guerres contre toutes les populations subalternes ». Résultat : « Sous la menace de désarmements, les coûts de sécurisation des bassines explosent et sèment le doute sur la viabilité de ces infrastructures »...
Pour défaire efficacemment les logiques de prédation en cours, le désarmement « doit s’élever à une échelle de masse s’il veut être opérant », parallèlement à la reprise des terres nourricières par la constitution de réserves foncières.
Mais il demeure un geste, un coup d’éclat destiné à interpeller, qui « affecte un rouage » en laissant un système d’exploitation réparable. Aussi faut-il passer au démantèlement, qui « défait la structure ». Parce qu’il est systémique, permanent et irréversible, le démantèlement constitue un « processus de transformation » et un « long cheminement politique » dans un monde dirigé par la prédation d’un classe parasitaire sur d’autres.
Cette prédation distend la relation des humains à la terre jusqu’à la rupture des équilibres vitaux. Pour l’heure, le « capitalisme » transmute le foncier en marchandise et en actif financier, au seul profit de ceux qui s’accrochent à leur privilège exorbitant de « propriétaires » pour dévaster la planète.
En face, il y a tous ceux qui persistent à vouloir habiter la Terre sans être tenus pour « moyens sacrifiables » ou autres « variables d’ajustement » et doivent se soulever pour la défendre ou exercer un « droit à la vie » qui leur est dénié jusqu’à l’absurde...
Si ce cheminement est « résistance », comprise comme force d’opposition, celle-ci s’affirme comme « puissance de construction d’autres mondes », capable de desserrer un étau mental et matériel séculaire pour agir contre le pire. Comment ? Par des formes d’auto-organisation populaire affranchies de toutes « dépendances envers ceux qui nous dépossèdent »....
L’insurrection des savoirs
L’activisme sans un savoir véritable est contre-productif – agir sans comprendre n’est que gesticulation. En réponse aux discours alarmistes, climatistes et urgentistes exigeant la mobilisation de tous pour « sauver la planète », les Soulèvements de la Terre rappellent : « On ne se bat pas pour le climat, on se bat pour des conditions de vie » - et pour le droit à la vie...
La révolte contre la prédation « engendre sa propre possibilité et son propre savoir ». Il ne suffit pas de défaire des infrastructures écocidaires ou de démanteler un complexe agro-industriel prétendant « nourrir le monde » en l’affamant, il faut aussi « reprendre en main les techniques et les savoir-faire » pour répondre à des besoins vitaux par une fabrique populaire de la subsistance. Car l’art du défaire et du refaire « appelle des liens avec celles et ceux qui détiennent des savoirs et des techniques ». Il faut aussi « identifier les verrous qui bloquent l’accès à la terre et aux pratiques de subsistance » pour les faire sauter. Les auteurs du livre constatent que la lutte contre les mégabassines a « généré une accumulation de contre-enquêtes » à même de « désarmer la production officielle de savoir : oui, ces cratères ont besoin de pompes pour se remplir, ce n’est pas le bruit naturel du ruissellement, et oui, les nappes phréatiques s’assèchent à force d’être systématiquement prélevées lorsqu’elles « débordent » soi-disant »...
Il s’agit bien de comprendre et de « s’approprier des notions techniques et scientifiques, d’exposer les données que nos adversaires détournent et d’attaquer les points aveugles de leur propagande ». Comme il s’agit de comprendre que les mégabassines « entérinent le primat de l’eau économique à usage agro-industriel sur l’eau potable à destination humaine et sur l’eau vive, celle qui est vitale pour les milieux ». Ou que le complexe agro-industriel est « une arme de guerre contre la fabrique populaire de la subsistance ».
En finir avec l’ethnocide paysan Pour l’heure, « un ensemble de dispositifs, de normes et de monopoles organise l’accaparement des moyens de subsistance et interdit leur usage populaire ». Le complexe agro-industriel « procède méthodiquement à la liquidation culturelle d’une classe : la paysannerie » qu’il surexploite, surendette et empoisonne. Et « le nouveau stade du capitalisme, dit de transition écologique , perpétue le mythe du progrès en substituant aux promesses d’abondance un chantage à l’apocalypse », avec pour seul horizon la « décarbonation de l’économie mondiale » achevant d’asservir les paysans au machinisme écologiquement insoutenable d’ une « agriculture 4.0 ». Cette agriculture robotisée et numérisée exige l’extraction de gigantesques quantités d’or, d’argent, de cuivre, de tungstène, de lithiums et d’autres terres rares pour fabriquer les machines et les circuits imprimés nécessaires à...la dévastation de la terre.
Le capitalisme numérique remplace juste une agriculture consommatrice de pesticides et de pétrole par une agriculture consommatrice de métaux et d’électricité. De fait, il n’y a pas transition, mais accumulation sans fin d’énergies, d’infrastructures et de « profits » pour robotiser toujours plus et passer tout le vivant au laminoir de « l’intelligence artificielle » - sans parler de l’astrocapitalisme qui prétend étendre le règne de la marchandise au-delà de l’enveloppe terrestre. Il faudra bien envisager une sortie de l’économie d’extraction comme des logiques d’enclosures. Le développement du capitalisme a été facilité par ce mouvement d’accaparement des biens communs par une minorité de possédants dès le Moyen Age en Grande Bretagne : des champs et des pâtures ont été soustraits à l’usage collectif des communautés paysannes au seul profit de propriétaires locaux, avec pour conséquence l’éviction des travailleurs de la terre dépossédés de ce qu’ils mettent en valeur. Il ne faut pas s’y tromper : « L’appropriation capitaliste est le prélude à la destruction de tout ce qui existe. L’accaparement est une politique de la terre brûlée. » L’extension démesurée des villes, historiquement construites à proximité des terres les plus fertiles, « provoque la destruction des meilleures terres arables du monde » et sape la base vitale de tous en les piégeant dans des existences hors-sol « arrimées à la consommation et aux chaînes de dépendances infrastructurelles du capitalisme ».
Mais toute vélléité de désertion des villes se heurte à l’évidence : « il n’y a pas d’échappatoire » ni de sortie vers un « en-dehors » ou un « ailleurs », serait-ce au fond de l’espace-temps... La solution ? Rétablir le « métabolisme ville-campagne rompu par la métropolisation », à partir des « ceintures maraîchères et des plaines céréalières à proximité des centres métropolitains ». Cette reprise de terres suppose l’existence d’une « classe paysanne encore massive » - ou des aides à l’installation paysanne...
Si nous avons perdu le contact avec « la fabrique concrète de ce qui nous permet de vivre », les pratiques de subsistance et les savoir-faire correspondants n’ont pas disparu pour autant. Elles sont juste irréductibles aux logiciels de la prédation numérisée.
Le coup d’arrêt à l’ethnocide paysan, la reconquête des besoins vitaux et des territoires, des savoirs et des savoirs-faire comme la réinvention de collectifs de vie susceptibles de réenclencher des cycles de subsistance passent à l’évidence par une désescalade numérique bien comprise avant liquidation. Le « dernier homme » sera-t-il l’ombre introuvable de ce dont il s’est laissé déposséder ?
Les Soulèvements de la terre, Premières secousses, La Fabrique, 300 pages, 15 euros.
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