Le grand bouteiller pousse le bouchon trop loin
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Le berger de Saint Brisson
Nous sommes en 1248, tout réussit à Étienne II de Sancerre. Nous sommes sous le règne de Louis VIII qui apprécie ce seigneur courageux qui a participé à la bataille de Bouvine. Étienne profite de cette amitié pour devenir Grand Chambellan puis Grand Bouteiller du Roy, fonction importante s’il en est quand on aime le vin. C’est sans doute l’abus de celui-ci qui lui monta à la tête et explique sans doute l’histoire que je vais vous conter.
Étienne a de l’ambition, il étend ses domaines, devient seigneur de Sancerre, Chatillon-sur-Loire et Saint Brisson où il fait construire à partir de 1210 un château sur les hauteurs, dominant la Loire. L’homme est en relation étroite avec les moines de Saint Benoît, un haut lieu de la chrétienté à l’époque. Tout lui réussit et c’est ce qui le conduisit à abuser de son pouvoir.
Pourtant tout avait bien débuté, il avait obtenu pour les habitants de son domaine le privilège de bénéficier de la Charte de Lorris ce qui leur donne des avantages fiscaux non négligeables. C’est une période bénie d’autant que sa charge de Grand Bouteiller favorise grandement les productions locales de vin. Mais voilà qu’au sommet de sa gloire l’homme se montre pingre et méchant. C’est un berger qui fera les frais de ce changement d’attitude.
Jacquet faisait paître ses moutons sur les terrains bordant la Loire, vastes étendues qui avaient à subir les emportements de la rivière et qui n’étaient bonnes qu’à nourrir les animaux. C’était un garçon aimable et souriant, apprécié de tous, musicien qui aimait à passer le temps avec ses mélodies. Quand il y avait une fête au village, c’est lui qui se chargeait de faire guincher les villageois.
Ce jour-là, Jacquet voulut faire boire ses moutons comme chacun ici faisait depuis toujours. Il les conduisit en bord de Loire en un endroit où le lit était accessible sans risquer de perdre la moindre bête. Jacquet jouait du dulcimer, instrument qui avait sa préférence quand il était en bord de Loire, il rêvassait sans avoir l’œil attentif. C’est alors qu’une troupe de cavaliers surgit d’on ne sait où pour venir lui faire querelle.
Celui qui semblait le plus énervé, portant les armoiries de la famille de Sancerre, s’indigna que des moutons puissent boire là où ses amis et lui-même avaient l’intention d’abreuver leurs fiers destriers. Jacquet s’en excusa, ne cherchant pas à comprendre les raisons d’un tel caprice, siffla son chien et appela ses moutons pour mettre fin à un esclandre qui ne pouvait conduire qu'à sa déconvenue.
L’autre de s’étrangler d’indignation, affirmant que le berger venait troubler l’onde pure, que les moutons souillaient la rivière de leurs déjections et que de plus, il n’avait pas payé le droit d’utiliser l’eau qui était propriété du Seigneur des lieux. Jacquet, tout pâtre qu’il était, osa se dresser devant l’homme d’armes déclarant que l’eau, en tout lieu, était un bien qui appartenait au seul seigneur des cieux.
Ce fut là des paroles outrageantes pour ces soudards qui, dans l’instant, tuèrent des moutons avant de rosser comme plâtre le malheureux pâtre au point de le laisser pour mort. Ils partirent sans plus se soucier de l’homme à terre, donnant de l’étrier et hurlant comme des sauvages qu’ils étaient. Fidèle, le chien du berger vint vers lui, le lécha longuement jusqu’à ce qu’il retrouve enfin ses esprits. Il était dans un tel état qu’il ne pouvait se mouvoir. Cette fois encore, c’est Fidèle qui alla chercher de l’aide …
Après une longue période de convalescence, Jacquet revint à ceux de ses moutons qui avaient échappé à la folie meurtrière des soudards. L’affaire avait fait grand bruit dans la région, que des hommes d’armes se réclamant du Seigneur puissent taxer l’eau de la Loire et en empêcher l’accès dépassait l’entendement. Déjà que la pêche était privilège seigneurial et qu’il fallait user d’astuces pour bénéficier de temps à autre de poissons de la rivière, voilà que l’eau elle-même allait tomber dans l’escarcelle des puissants.
La communauté des villageois et des paysans se réunit pour tenir un conseil. On fit appel à un sorcier venant du Berry tout proche pour lancer malédiction sur les responsables de ce crime. Le Jean-Loup, celui qui commandait aux loups fit grandes imprécations, cloua une chouette au pont levis de la forteresse et lança des anathèmes durant toute la nuit. Il jeta au feu des amulettes et s’en retourna dans sa masure, certain de la puissance occulte de sa malédiction.
Il ne fallut pas longtemps pour que ces actions fussent couronnées de succès. Les hommes d’armes, un à un moururent de dysenterie, de flux de ventre et autres problèmes intestinaux. Nul dans le pays ne songea à les plaindre. Le Seigneur quant à lui, tout Grand Bouteiller qu’il était se méfia désormais de l’eau après une belle épidémie de choléra qui emporta sa femme et ses enfants. Que l’eau vint du puits ou bien d’une rivière, elle était pour lui porteuse de mort. Comme il était de la maison de Sancerre, il abusa tant et si bien de vin qu’il sombra à son tour dans un tout autre mal, l’intempérance. La malédiction prit du temps mais la famille Sancerre disparut de l’endroit, laissant la place en 1290 aux Courtenay. Voilà ce qui arrive à ceux qui s’enhardissent à vouloir s’accaparer l’eau, le bien le plus universel qui soit.
Que cette histoire vienne aux oreilles des grandes sociétés qui privatisent l’accès à l’eau, des municipalités qui font confiance à ces margoulins, il y a toujours par chez nous, des sorciers susceptibles de leur jeter des sorts. L’eau vient du ciel, coule sans que quiconque puisse la maîtriser, elle est le plus précieux bien commun et doit échapper au commerce des hommes.
Aqueusement vôtre.
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