Le grand transmetteur !
Jean, sage du Loire.
Portrait
Il est des hommes qui imposent immédiatement le respect. Jean est de ceux-là. Je n'ai fait que le croiser un soir à Chaumont sur un guideau, bateau immobile de pêche à l'anguille. Je n'ai pas la prétention d'en dresser un portrait authentique, ni d'en faire une description objective. Il y a bien d'autres manières de faire un portrait, une huile marine à l'esquisse incertaine …
Jean est la maître des bateaux qui emportent les gens, loin des berges du fleuve, pour les conduire au pays des mystères, du silence des hommes et des coups de cœur. Il peut, si l'envie lui en prend, installer une harpiste sur la proue de son navire et laisser opérer le charme de ses notes fluides et cristallines, un petit matin à l'aube.
Il est encore capable, si sa volée de passagers le mène en bourrique de trop de questions savantes, de sauter à l'eau en hurlant aux bavards que la Loire s'écoute avant que de la mettre en fiche. Les explications n'arrivent éventuellement que lorsque leur temps est venu. Il est parfois des balades sans un mot qui en disent beaucoup plus sur la Loire !
Jean est comme tous ces hommes qui vont sur l'eau. Ils ont une faille secrète, qui leur fait préférer le large à leurs semblables restés à terre. Un mot, une image, un voile dans la voix, une évocation intime que je ne dirai pas et je sais qu'il cherche sur le fleuve ce qu'il ne trouvera nulle part ailleurs. Offrez lui ce plaisir de n'être plus terrien quand vous allez à sa rencontre.
Il évoque ses amis les castors, il les dit presque ses frères sans avoir la prétention outrecuidante des hommes de toujours comparer l'animal à eux. Bien au contraire, il place notre ami le brébos bien loin de ces considérations oiseuses. Il admire son génie, il flatte son adaptation, il envie ses paresses. Les castors lui rendent bien cette passion, eux qui se font si discrets, aiment à se montrer à lui.
Nous faisons alors de l'étiologie sans le vouloir, de la philosophie sans trop y croire, de l'ontologie sur notre Loire. Les mots portent, la sagesse fait le reste. Le moment s'éternise, j'en oublie de manger. Jean, le plus souvent parle, sans se départir d'une douceur qui me fascine, d'une profondeur qui porte en elle tant de résonances.
Le castor nous conduit à sa disparition. Les trappeurs lui avaient fait un sort, la demande sans doute, mais aussi l'incapacité qu'ont les hommes de préserver leur environnement. Jean disserte ensuite sur le piège et la chasse. La chasse du pauvre qui se nourrit a mauvaise presse, elle semble sournoise et traitresse quand la courre ou la traque sont des occasions à littérature épique. Curieux renversement des rôles, celui qui tue pour son seul plaisir avec le raffinement de la souffrance est auréolé de gloire quand l'humble est ravalé au rang de vil maraud !
Les anguilles du bateau reviennent à la surface. Une autre bulle de colère vient éclater. Nos folies sont innombrables, les emportements de Jean tout autant. Le bateau sur lequel nous sommes ne pêchera plus. Il est destiné à prendre dans ses filets immobiles, les anguilles avalantes, celles qui s'en repartent pour leur ultime voyage.
Les transformateurs au pyralène n'ont pas été nettoyés quand ils ont cessé d'être utilisés. La pollution a fait son œuvre. Les poissons sont intoxiqués au PCN et les anguilles de plus de 600 grammes sont impropres à la consommation. C'est le cas de ces poissons qui se métamorphosent avant ce grand départ vers la mer de tous nos Sarcasmes, aurai-je envie d'écrire. L'animal qui a désormais le ventre argenté et les yeux globuleux est victime de nos folies. Qui va se soucier d'elles dans ce monde du profit et du mépris ?
Jean évoque avec nostalgie et respect cette pêche difficile qui n'aura plus jamais lieu. Le filet est tendu, il fait barrage. La pêche se déroule en pleine nuit. Les anguilles ont attendu une brusque montée des eaux pour se laisser rouler jusqu'à l'Océan. Le pêcheur remonte le filet d'une frêle barque qui menace de chavirer à chaque objet dérivant. Il fait froid. Le guideau ne pêchera plus !
Nous n'en aurions pas fini mais le crépuscule tombe sur le fleuve. J'ai les yeux qui se voilent, demain une longue étape devant moi. Nous nous quittons à regret. Il faudrait parfois que le temps se fige, que rien ne vienne interrompre le moment présent. C'est tout juste si je n'entends au loin les harmonies plaintives d'une harpe qui navigue. Jean est parti que ses paroles volent encore au dessus de la Loire. Merci à lui !
Émerveillement sien.
Hélas, mon chemin s'est (provisoirement ?) arrêté, je ne peux plus poser le pied au sol. J'ai du rentrer la tête basse en espérant vite soigner cette maudite cheville gauche !
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