Le remords de Prométhée, Du don du feu à la destruction mondiale par le feu
De Peter Sloterdijk Éditions Payot & Rivages 124p. 10 €
C'est un petit livre, dédié à Bruno Latour, qui tient un récit serré et précis que je vais tenter de restituer en abrégé.
Marx pense l'action humaine sur la nature comme un métabolisme : l'homme utilise sa force naturelle pour accommoder la nature. Hors les muscles de ses bras et de ses jambes, l'homme dispose de la pyrotechnie : c'est elle qui transforme le cru en cuit, qui fait du produit de la chasse un élément assimilable à son métabolisme. On voit que dès le début l'homme a pratiqué le gaspillage, il ne s'est pas inquiété de jeter des surplus (les ossements retrouvés au pied de la roche de Solutré en attestent).
Puis, l'homme s'est aperçu qu'il pouvait prendre le travail de son semblable comme il prenait celui des animaux et il l'a fait : ce fut l'esclavage qui marque la sortie de la préhistoire, selon Peter Sloterdijk.
La formule primaire du métabolisme devient : force musculaire personnelle + force musculaire de l’animal + force musculaire de l’esclave + force du feu. Platon parle de la « troisième classe », destinée à produire l’utile et le nécessaire, qui se prête « par nature » à cette existence du fait de leur « manque de raison » : ce sont la plupart du temps des « barbares » soumis (p. 17/19). L’esclave qui s’évade est coupable d’un « vol de lui-même » ! Il ne peut s’appartenir réellement que par l’émancipation. La notion de liberté reste liée à cette émancipation de l’esclave.
Le nom « prolétaire » indique ceux qui n’ont que leur descendance pour subvenir à leurs vieux jours. Ils n’accèdent pas à la propriété, ils sont dans la dépendance de ceux qui les emploient. La plupart du temps, les femmes sont dans la dépendance des hommes (p. 30).
Au début, la progression de la richesse produite est limitée par les capacités de renouvellement des forêts, cette capacité conditionne le feu, tandis qu’on ne peut pas augmenter la force musculaire des hommes ou des animaux. Jusqu’à ce qu’on puisse brûler des forêts ensevelies il y a des millions d’années et qui constituent un stock tellement grand que la question de sa fin n’est pas prête de se poser : la question du renouvellement a, enfin, disparue : il s’agit du charbon d’abord, du pétrole ensuite (p. 31/33). Vint enfin l’ambre : l’électricité, qui est un vecteur d’énergie. Le monde devient un grand chantier et apparaît la notion du travail abstrait (Marx). Le travail est la source de toute création de valeur et la classe ouvrière est une classe « prométhéenne », dont il faut éveiller la conscience. « Tous les rouages s’arrêtent, / Si ton bras puissant le veut » chant des ouvriers (p. 38).
Jevons, économiste britannique, établit qu’il ne sert à rien de diminuer la consommation de charbon des locomotives à vapeur pour réduire l’extraction de charbon, car on utilisera les économies réalisées sur chacune des locomotives pour faire rouler plus de locomotives. Ce n’était pas un principe écologique mais une crainte de devoir acheter le charbon à d’autres nations et la reconnaissance implicite que la richesse de la Grande-Bretagne était due à la présence de ce charbon dans son sous-sol (p. 40/41). Personne à cette époque ne se soucie du CO2 relâché dans l’atmosphère.
Les ingénieurs deviennent des sortes de dieux (quelles relations ont-ils avec le prolétariat ? Question insoluble) : ils sont des employeurs de machines et « prennent à la nature par ruse », du grec méchané : ruse, feinte, tournure avisée (p. 43.47).
La chimie se rajoute à ce tableau et le procédé Haber-Bosch permet des rendements agricoles au-delà de l’imaginable.
Prométhée ne reconnaît plus son monde : rajoutez le feu des armes et de la dynamite, tout-à-fait inattendu, et le rôle du feu dans le confort humain dépasse toute mesure (p. 51) ! Prométhée a honte, selon Günther Anders, car le service rendu par le don se renverse en force destructrice (p. 53/54).
La société, dans l’idée de Saint-Simon et des saint-simoniens, « premiers socialistes » puis « socialistes utopiques » est constitué des « industriels » et des « oisifs », parasitaires (p. 55/57). La vie politique et sociétale devait être centrée sur la promotion des « parties productives » (p. 65). À partir du « Manifeste du parti communiste », qui se donne des airs de scientificité, ces industriels furent scindés en deux classes antagonistes, le travail et le capital, dans une lutte qui s’achèvera par la victoire des travailleurs puisqu’il est analysé qu’ils sont les seuls créateurs des richesses.
Les oisifs sont quasiment aussi nombreux que les industriels : les malades, les vieux, les enfants, les femmes dont le travail ménager n’est pas comptabilisé, les vagabonds, les sans-emplois… Ces derniers sont appelés « canailles convulsionnaires » par Voltaire, « plèbes » par Hegel, « lumpenprolétariat » par Marx, et forment un vaste problème : toujours en tête dans les soulèvements, ils font des émeutes, sans être révolutionnaires. Dans l’idée d’un métabolisme, ils sont une soubassement comme des bactéries prébiotiques (p. 63). Marx écrit la fiction d’une société du labeur généralisé. Arrive le mot « exploitation ». L’État, censé réguler cette vie économique, est un instrument auquel tout le monde contribue et par lequel tout le monde vit aux dépens des autres (p. 70). La fin de « l’exploitation de l’homme par l’homme » s’obtiendra par l’exploitation de la terre dans l’intérêt de l’homme (p. 77).
Les excédents d’énergie fossiles injectés dans la production apportèrent des surplus que l’humanité n’avait jamais connu : l’éducation tardive généralisée, les loisirs, une médecine qui soigne vraiment avec l’allongement de la vie, les voyages, la diminution de l’exercice du muscle. Les progrès techniques entrèrent dans le domaine des femmes (la maison, la cuisine)… et l’égalité réelle entre les sexes commença à se réaliser. Apparurent les techniques de communication et d’art (cinéma, internet, smartphone…).
Chacun dispose de la force de vingt à cinquante esclaves. En même temps, les effets secondaires métaboliques se firent sentir de plus en plus, ce qui était vu par l’économie comme « externalités » grossit, grossit et prend beaucoup de place. C’est la consommation qui occupe le plus nos vies, mais les consommateurs n’ont pas trouvé de quoi organiser la lutte sociale comme l’avaient pu les ouvriers.
On en arrive à un mode de vie particulièrement confortable, surtout pour les femmes déchargées des contraintes de la tenue du foyer. La sexualité quitte le domaine de la reproduction et devient ludique. Comme si la reproduction de l’espèce n’était plus dans l’éthique civilisée (p. 88). Même l’identité sexuelle devient « fluide ». À l’inverse, les paradis des énergies fossiles utilisent le conservatisme contre des bouleversements culturels qui leur arrivent de l’Occident et maintiennent des systèmes semi-esclavagistes envers les femmes (p. 89/90) ; ils ne se servent pas de leur nouvelle richesse pour établir des systèmes de redistributions, compensant les injustices sociales-économiques. L’appétit de charbon de la Chine, de l’Inde, des États-Unis… ne diminue pas. La Chine a augmenté le niveau de vie des Chinois mais les tient dans un système de domination informationnelle très contraignant. Pendant ce temps, l’Occident dépense sans compter pour une mobilité inédite et d’un luxe excessif.
Par quoi remplacer le bois enfoui ? On peut rêver d’une société post-prométhéenne, mais on n’en voit guère les réalisations. Restreindre la production conduit à l’échec dans la compétition des nations (p. 113) !
Bruno Latour propose un scénario original. Sur un modèle analogiquement léniniste, il imagine une « classe verte » qui, dans une idée participative, immersive, culturaliste, ferait l’information, à la fois du danger et des empêchements de la survenue du danger. Les États pourraient alors faire plier les industries des fossiles. Peter Sloterdijk y voit « un caractère non utopique de ces réflexions qui paraissent hyperutopiques » (p. 121). Chacun jugera.
L’homme est un incendiaire et il a mis le feu à sa planète. Il doit sortir de la distance ontologique entre l’homme et la nature. Pompiers de tous les pays, unissez-vous, on pourrait dire !
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