Son dernier refuge
Léo, prophète de Loire
Léo vit sur la Loire, elle est à la fois son refuge, sa confidente, sa raison de vivre en dépit de ce mal qui le ronge. La compagnie des hommes lui a toujours été très difficile mais depuis quelque temps, elle est devenue totalement insupportable. Seule la rivière (c'est ainsi qu'il se plait à la penser au féminin et non sous ce vocable prétentieux et hiérarchique de fleuve), sa rivière vous dis-je, est désormais la seule qui le comprenne.
De quoi souffre-t-il au juste ? Les uns penseront qu'il est tout simplement marginal, ils se plairont à l'affubler de délicieuses étiquettes : asocial, illuminé, anarchiste, complotiste (puisque c'est désormais à la mode) ; d'autres qui ont besoin de mots ronflants pour donner à croire qu'ils sont savants, le rangeront dans des cases que la psychiatrie elle-même a bien du mal à remplir. Pour le plus grand nombre, un seul mot résume à lui seul toute l’ambiguïté du personnage à leurs yeux et son infréquentable chronique : il est bipolaire !
Quoique l'erreur soit grossière : Léo n'a qu'un pôle, qu'un seul sel d'intérêt et c'est justement la Loire qu'il défend bec et ongles à la manière de ses principaux voisins que sont les oiseaux et les rongeurs. Comme le castor, il a besoin d'un os à ronger. Lui c'est la défense de l'environnement naturel ligérien. S'il passe beaucoup de temps à nettoyer les berges des immondices laissés par les malotrus habituels, son principal combat, il le mène sur la toile pour alerter l'opinion publique des attaques sournoises que subit sa chère dame Liger.
Ses écrits sont des charges impitoyables sur notre mode de vie, la manière avec laquelle les riverains souillent les eaux, les contradictions criantes des autorités qui se cachent souvent derrière l'illusion du classement au patrimoine immatériel de l'humanité, afin de transformer la rivière en une sublime coquille vide pour les touristes. Pour lui, il n'est rien de plus hypocrite que cette « Loire à Vélo » qui se fait un malin plaisir à bitumer les rives pour des engins de plus en plus à assistance électrique. Il en fait une question personnelle, d'une part parce que les quatre centrales nucléaires sont des verrues hideuses tout autant qu'une sourde menace, mais plus encore sans doute, dans sa motivation profonde, les levées sont désormais interdites à la circulation motorisée. Le pêcheur ne peut plus s'approcher, les automobilistes n'ont plus que trop rarement l'occasion d'admirer la Loire de leur habitacle, les bateaux sont tous motorisés jusqu'à des engins plus rapides encore, qui bravent les interdits tandis que leur batillage agressif apporte la désolation pour la faune et les berges. Non Léo n'aime pas ce qu'ils ont fait de sa chère Loire et le fait savoir sur les réseaux sociaux.
Au début de ce qu'il estime être sa croisade, il eut un faible écho. Sa personnalité, son allure qui sort du cadre et sur laquelle il est préférable de ne pas s'appesantir, ses tournures qui font toujours l'économie de la circonlocution, attirèrent l'inimitié, l'hostilité et entachèrent grandement la crédibilité de ses affirmations. Puis, petit à petit, il gagna le respect en levant des lièvres, en étant le premier à dénoncer ce qui finissait par être repris par des médias, n'hésitant jamais à trouver leurs sources chez ce curieux chroniqueur.
Toutes les médailles ont leur revers. Plus ses écrits touchaient une grande audience, plus il était le sujet de tracasseries diverses et mystérieuses. La liste des curieux incidents qui émaillèrent ses dernières semaines ne devait pas tenir que d'un fâcheux concours de circonstances. Il y avait certainement bien plus que la malchance ou le mauvais œil dans cette incroyable série noire : son canoë détaché filant au courant, son matériel de pêche saccagé, sa tente lacérée en milieu de nuit, la carte mémoire de son appareil photographique étrangement envolée après un reportage qui aurait dû faire du bruit … Ajoutons les contrôles tatillons de pandores plus soucieux de savoir ce qu'il comptait faire que de surveiller la vitesse excessive des excités du hors-bord. Léo, se sachant dans le collimateur, était de plus en plus sur ses gardes, vivant dans les îles comme un clandestin. Son portable toujours éteint et rangé dans une boîte métallique servant de cage de faraday, ses liaisons informatiques s'effectuant en changeant systématiquement d'adresse IP grâce à un logiciel qu'il avait réussi à obtenir dans des milieux interlopes. Il n'en avait cure, l'essentiel était de toujours demeurer en alerte pour dénoncer les agressions subies par sa Loire !
En la matière, il avait du pain sur la planche, à commencer par le niveau des eaux qui ne cessait de l'inquiéter. Les étiages de plus en plus précoces, les sécheresses interminables, l'apport en eau des petits affluents de plus en plus misérables, la diversité des poissons mise à mal par l’hégémonie des espèces invasives, l'implantation anarchiste et exponentielle de plantes exotiques, la pollution insidieuse tandis que jamais les eaux n'ont paru aussi propres avec cette transparence si trompeuse, l'ensablement qui semble échapper aux prévisions des apprentis sorciers et ces maudites centrales nucléaires qui constituent une menace permanente…
Ce jour-là, tout bascula pour le malheureux. Tout ? Oui bien sûr, puisque le bonhomme, son canoë et ses bidons étanches, gardiens de tous ses biens, se retournèrent dans les flots à hauteur d'un passage redoutable : le Pont du Diable. La force du courant, la température de l'eau, la cote de la rivière en ce début de mars, ne lui laissèrent aucune chance. Il sombra corps et biens dans celle qu'il avait tant chérie.
Que personne n'assista à la scène dans cette ville touristique et fort agréable, demeure un autre mystère auquel naturellement il convient d'ajouter la disparition particulièrement étrange des bidons et du canoë. Qu'un corps demeure longtemps introuvable est hélas une donnée fréquente dans ce genre de drame dont la Loire est coutumière. Mais qui donc avait eu vent du drame ?
Léo avait passé la nuit sur l'île aux bœufs, juste en amont du pont. Avant de partir, il avait laissé un message annonçant qu'il entendait bien s'approcher de la Centrale de Saint-Laurent, sauter le barrage en profitant de la hauteur d'eau et faire une halte dans le joli port de Cavereau après avoir dépassé le grand coude de Jeanne. C'est là que des amis l'attendirent vainement toute la matinée avant de déclencher l'alerte.
Les premiers à réagir furent naturellement ses amis mariniers qui se firent un devoir d'annuler leurs sorties touristiques pour mener les recherches, car pour tous, compte tenu de la colère des flots, il ne pouvait s'agir que d'un accident. D'aucuns l'avaient averti que c'était folie que d'embarquer seul en cette période. Mais comment faire entendre raison à ce personnage ? « Autant pisser dans un violon », affirmait autrefois, en connaissance de cause, quelqu'un qui l'avait beaucoup fréquenté.
Les recherches demeurèrent vaines, tandis que les premiers appels aux services de secours demeurèrent sans effet. Du côté des autorités, il y avait manifestement un manque d'enthousiasme à venir en aide à celui qui les avait tant tourmentées. Il fallut en fin de journée la découverte de son embarcation, totalement vide pour que les services ad-hoc se mettent en branle.
Tous pensèrent que le barrage allait interrompre la dérive du corps et des bidons étanches. Ils en furent pour leur frais. Rien de ce côté-là durant les trois jours suivants. D'autres remarquèrent alors qu'il y avait nécessairement anguille sous roche puisque l'embarcation était dépourvue des sangles, cordes, tendeurs qui assuraient la fixation de ses effets. Un doute s'insinua dans les esprits, l'accident avait été organisé.
Le dispositif de recherche vite abandonné, seuls quelques militants de la cause ligérienne restèrent sur le pont, ou plus exactement à la pêche aux informations et aux indices. L'analyse de ces dernières publications attestait qu'une menace planait sur la tête de Léo. Ses propos sombres, son manque d'espérance dans l'avenir sautaient aux yeux de ceux qui l'appréciaient. Qui pouvait lui en vouloir au point de le faire disparaître ?
Une liste, fort longue au demeurant, des individus, organismes ou structures nocifs pour la rivière démontra que sous des allures de fleuve tranquille, la Loire était loin du décor idyllique vendu dans les offices de tourisme. Pompages interdits, pollutions sournoises, extractions clandestines, braconnage nocturne, fuites de matières radioactives, navigations interdites, décharges sauvages, … Léo avait levé tant de lièvres qu'il se trouvait tout naturellement en ligne de mire de nombre de ceux qu'il avait placés au banc virtuel des accusés par le tribunal des réseaux sociaux.
Comment mener l'enquête dans pareille condition tandis que les autorités avaient fort opportunément saisi l'occasion de déclarer qu'il ne pouvait s'agir que d'un banal accident en dépit de cette pièce à conviction, aussi étrange que d'une formidable vacuité. Le temps passa et rien ne se passa. Après une légitime et impressionnante campagne sur le Web, la vie en bord de Loire reprit son cours, aveugle à toutes les agressions que la chère rivière de Léo subit régulièrement.
Les mois s'écoulèrent sans que rien n'éclaire ce mystère. Léo, englouti à jamais par la Loire, devint une icône, le symbole d'une véritable lutte écologique pour la sauvegarde de sa rivière et pas seulement de la magnifique façade que protège l'UNESCO. Pour lui, c'était d'abord la faune, la flore, la qualité de l'eau qu'il convenait de mettre en avant et non pas ce merveilleux héritage des rois et des princes qui en dépit de ce qu'on peut penser s'inscrit dans une histoire relativement éphémère de Dame Liger. Cette position finit par faire tâche d'hydrocarbure sur tout le cours, dépassant largement le cadre du classement. Le parlement de la Loire reprit ses propositions, Léo héritait ainsi d'une victoire posthume, lui qui n'avait jamais été vraiment écouté de son vivant.
Ses amis renoncèrent à le retrouver. Sa disparition avait eu le mérite de transformer tous ceux qu'il pourfendait comme des victimes potentielles, un statut qui colla à une notoriété qui en pâtit largement. De là, des avancées dans l'opinion publique puis dans la législation firent enfin bouger les lignes, l'homicide de Léo étant devenu la goutte d'eau qui avait remué la vase.
Les années se succédèrent. Léo eut même droit à une statue en bord de rivière. Ce jour-là, il y eut une petite tornade dans les parages de cette farce. Il est certain que de là où il était, notre larron goûtait fort peu cette mascarade. Il n'était pas du genre à aimer les grimaces de ceux qui une fois au pouvoir, se plaisent à élever des mémoriaux ou dévoiler des plaques de rue en espérant qu'un jour leur tour viendra.
Léo se décida sans doute à faire la lumière sur sa disparition. Il glissa l'information à un vieil ami qui une nuit, eut comme une révélation. Au pays où Jeanne d'Arc éleva sa légende, la chose n'étonne plus personne. Une voix lui glissa à l'oreille un mot de code. Il se souvint que son ami avait confié ses écrits au nuage virtuel qui ordonne nos archives. Il avait la clef, il allait pouvoir tout comprendre.
Il découvrit un texte qui lui était manifestement destiné. Léo le remerciait tout d'abord pour sa présence et de son soutien tout au long de ses combats. Puis il lui faisait aveu de la gravité de sa maladie et de son désir d'organiser sa disparition pour semer le trouble et sans doute provoquer une prise de conscience. Il lui donna les détails de sa mise en scène, lui demandant de n'en jamais rien dire. Il lui confiait enfin son espoir que ce geste intime, devenu nécessaire allait, comme il en était convaincu, être ce pavé dans la mare salutaire qui s'imposait pour sauver la Loire.
Une fois encore la prémonition de Léo, même par-delà les limbes, s'avérait juste. La Loire dans tous ses états allait beaucoup mieux grâce à son sacrifice.
Romanesquement sien.
Photographies de
Christian Beaudin
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