8 contresens sur le Brexit, cet autre monstre du Loch Ness
« Contresens. Première définition : Interprétation erronée, opposée à la signification véritable. » (Le Petit Larousse).
Une récente dépêche d’information laisse entendre que le monstre du Loch Ness pourrait n'être qu'une anguille géante. Laissons l’Écosse (momentanément !) et revenons à la Chambre des Communes à Londres, où il y a une autre anguille sous roche. Le Brexit, devenu une véritable Arlésienne, ou un serpent de mer, est au cœur d'un psychodrame qui n’en finit pas de décomposer la classe politique britannique. Il ne faut pas se tromper : ce spectacle pitoyable ne réjouit personne, aucun "camp", aucun parti, aucune partie.
Avant de faire un résumé chronologique rapide des dernières actualités parlementaires britanniques, qui se résument à un sextuple camouflet pour le Premier Ministre Boris Johnson, je m’arrête sur un grand nombre de contresens que je lis parfois de ce côté-ci de la Manche, c’est-à-dire, du côté continental.
En effet, en France, certains haineux contre l’Europe se méprennent sur le sens de ce qu’il se passe actuellement au Royaume-Uni. Leur haine de l’Europe est souvent dictée par un vieux relent passéiste très gauchisant, voire communiste, avec un voire deux siècles de retard dans la philosophie politique. Ils sont souvent (pas tous) antiaméricains, antieuropéens, anticapitalistes, antilibéraux… Ils sont d’ailleurs tellement anti-tout qu’on peine à savoir quelles sont leurs propositions constructives pour améliorer le monde d’aujourd’hui, qui n’est pas et ne sera jamais parfait par ailleurs.
Qu’on le veuille ou pas, le peuple britannique a choisi par le référendum du 23 juin 2016, avec une courte majorité, néanmoins sans équivoque, de sortir de l’Union Européenne. Je n’insiste pas sur la partie de poker qu’avait voulu gagner David Cameron dont on n’entend plus du tout parler aujourd’hui. Il semblerait, selon certains sondages récents, que cette majorité existe toujours aujourd’hui en faveur du Brexit. Néanmoins, il est clair que le Royaume-Uni est profondément et durablement coupé en deux à cause du Brexit.
Ce n’est pas un tiers/deux tiers, mais deux moitiés, l’une un peu plus grande que l’autre. Une situation qu’il faut comparer aux seconds d’élection présidentielle en France, en 1974, en 1981 et en 2012, où le gagnant a gagné avec une courte majorité populaire. Le problème d’une telle situation, c’est qu’une moitié est contente et une autre moitié est mécontente (la situation serait la même avec un résultat inversé). Ce n’est pas pour rien que Valéry Giscard d’Estaing, élu en 1974 avec la plus courte majorité au second tour, a souhaité, après son septennat, vouloir un gouvernement capable de rassembler deux Français sur trois (ce qui est le titre d’un de ses livres). Deux Français sur trois, c’est le score quasi-identique de l’actuel Président Emmanuel Macron à son élection.
Revenons au Brexit. Depuis trois ans et demi, il n’y a, dans les projets européens, que ce projet de Brexit qui est véritablement médiatisé. En d’autres termes, l’Europe est paralysée pour l’instant tant que cette procédure n’est pas terminée.
Premier contresens : la durée de la confusion
Cela fait trois ans et demi que le Brexit n’est toujours pas concrétisé et donc, pendant tout ce temps, on reporte la volonté populaire. Il ne faut pas exagérer. La procédure accorde deux ans pour négocier un accord entre l’État qui veut partir et le reste de l’Union Européenne. Deux ans, cela peut paraître long, mais en fait, c’est court lorsqu’on sait que, pour le Royaume-Uni qui est dans l’Union Européenne depuis 1972, il y a plus de quarante-sept ans de législation, réglementation, normes souvent entremêlées entre le Royaume-Uni et l’Union Européenne. Du reste, l’accord a été finalisé avant la fin de ce délai de deux ans, puisqu’il a été approuvé à l’unanimité et signé au Conseil Européen le 25 novembre 2018.
Le vrai retard, c’est de faire approuver (ratifier) cet accord par le Parlement britannique. Theresa May a été incapable de le faire ratifier, et Boris Johnson y est opposé, donc ne redemandera pas aux députés de le ratifier. La panade et la confusion politiques (et institutionnelles) sont donc en cours depuis le début du mois de décembre 2018, le pédalage dans la semoule a donc duré neuf mois, ce qui est déjà beaucoup, mais pas trois ans !
Deuxième contresens : les électeurs britanniques ont été éclairés dans leur choix
On pourra toujours critiquer la démocratie référendaire, c’est vrai, et la campagne sur le référendum du 23 juin 2016 a été particulièrement calamiteuse en désinformations massives provenant des brexiters, en particulier, sur les aspects financiers.
Cependant, le plus grave, c’est que le problème majeur qui rend aujourd’hui l’accord négocié par Theresa May difficilement acceptable par les députés britanniques, et qui, à mon sens, est un enjeu qui peut attenter à la vie des personnes, c’est le problème de l’Irlande du Nord. À aucun moment les brexiters n’ont même émis l’idée que cela pouvait poser un problème, et quand Boris Johnson est devenu Premier Ministre, il a pêché outrageusement par optimisme en envisageant des solutions novatrices de douanes vaguement volantes.
Quel est le problème ? L’Union Européenne veut maintenir l’intégrité de son marché intérieur, et par conséquent, veut absolument faire des contrôles à ses frontières extérieures. En principe, cela ne devrait pas poser de problème, d’autant plus que le Royaume-Uni est quasiment une île par rapport à l’Europe. J’écris "quasiment" car il y a quand même des frontières terrestres : en Espagne (Gibraltar) et en Irlande du Nord (avec le reste de l’Irlande). Il y a aussi le tunnel sous la Manche, mais c’est un cas qui se rapproche des aéroports (on ne peut pas circuler librement dans le tunnel !).
Or, remettre une frontière en Irlande du Nord va à l’encontre d’un accord de paix négocié en Irlande du Nord il y a vingt ans, où il était justement question d’abolir toute frontière physique avec le reste de l’Irlande. Or, si l’Irlande du Nord n’est plus dans l’Union Européenne, cette dernière la rétablit. Dès le printemps 2019, de nouveaux attentats terroristes ont eu lieu en Irlande, une jeune journaliste a même été tuée (j’y reviendrai probablement). Le Brexit a déjà coûté des vies humaines, mais le risque est surtout à venir.
Pour éviter le retour d’une flambée de violence en Irlande du Nord, l’accord négocié du Brexit prévoit que la frontière ne soit plus entre l’Irlande du Nord et le reste de l’Irlande, mais entre l’Irlande du Nord et le reste du Royaume-Uni. Cela permettrait de préserver l’unité "physique" de l’Irlande, mais la plupart des députés britanniques trouvent cette solution inacceptable car cela signifierait de fait que l’Irlande du Nord quitterait un peu plus le Royaume-Uni…
Cet argument est évidemment recevable, et c’est bien là le problème : il n’y a pas de solution vraiment satisfaisante d’un côté comme de l’autre. C’est donc un vrai problème, qui nécessite réflexion et surtout créativité pour trouver une solution originale. Mais encore aurait-il fallu identifié que ce fût un problème et pas le découvrir seulement …deux ans et demi après le référendum ! J’insiste sur ce timing : les brexiters ont montré une totale irresponsabilité sur ce sujet essentiel. En ne s’occupant de toutes les conséquences d’un Brexit, en le promouvant, ils ont fait preuve d’immaturité, et aussi de naïveté qui va à l’encontre de l’intérêt des Britanniques.
Le Brexit sans accord signifierait la remise en place d’une frontière entre les deux Irlande. Insistons sur le sujet : les négociations d’il y a vingt années s’étaient effectuées dans le contexte où les deux pays étaient membres de l’Union Européenne dans laquelle ils bénéficiaient d’un marché commun par défaut, ce qui ne serait plus le cas après le Brexit.
Troisième contresens : les motivations du Brexit
Ce troisième contresens est très significatif de l’anachronisme de nombreux penseurs politiques français qui s’imaginent qu’on est contre l’Europe parce qu’on est contre le capitalisme, contres les Américains, contre le libéralisme. C’est évidemment un contresens, vu du Royaume-Uni.
L’Europe, au contraire, protège. Elle protège ceux des États membres qui ne sont pas protégés dans leur propre législation. Bien sûr, dans un pays comme la France aux "acquis sociaux" déjà très avancés, cela ne change pas grand-chose : la législation nationale s’applique si elle va au-delà des directives européennes. Mais dans des pays comme la Pologne, la Bulgarie, la Roumanie, etc., le fait par exemple d’avoir une limitation à 48 heures de travail par semaine est une véritable protection sociale.
Lors de la campagne référendaire de 2005, on a dit ainsi n’importe quoi aux électeurs français, par exemple, qu’on allait arriver à une semaine de 48 heures de travail, alors que l’Europe n’interdit pas de limiter à 35 heures la durée légale du travail (ce qu’elle reste encore aujourd’hui, et cela malgré trois quinquennats qui cherchent à déréguler). Ce que l’Europe impose, c’est que le temps de travail n’aille pas au-delà de ce seuil (bien sûr, cette idée qu’il peut y avoir des semaines de 50 heures de travail, voire plus, est inimaginable en France, pourtant, beaucoup de cadres au forfait et de professions libérales la connaissent).
Par ses normes technologiques, environnementales, sanitaires, l’Europe régule, régule pour son commerce, mais surtout, pour la qualité de ses produits et avant tout, pour la qualité de vie de ses ressortisants. Elle est donc un frein dans l’ultralibéralisme total que souhaiterait mettre en place Boris Johnson et la plupart des brexiters britanniques. C’est un contresens de croire que les Britanniques veulent le Brexit pour avoir plus d’État. C’est le contraire, ils veulent moins d’État, moins d’intervention de l’État et de la bureaucratie bruxelloise.
Boris Johnson, dans la grande tradition thatchérienne, veut, lui, déréguler au maximum. Son américanisme n’est d’ailleurs pas mis en défaut (il a la double nationalité). C’est assez amusant (et surprenant) de voir des marxisants soutenir Boris Johnson dans cette opération.
Ce qui rejoint l’ensemble des europhobes (notamment français) aux brexiters, c’est la démagogie de désigner l’Europe comme bouc émissaire (parfois unique) de l’ensemble des problèmes d’un pays, en particulier le chômage, l’économie, la dette, etc. Convenons que c’est mieux que de pointer du doigt les personnes immigrées ou les personnes riches (même si certains ne se privent pas de faire les deux), car cela ne s’attaque pas à des personnes humaines mais à une construction institutionnelle. Cependant, la réalité est que l’Europe, au contraire, a protégé plus qu’elle n’a appauvri.
Nous sommes aujourd’hui dans une économie globalisée et l’Internet rend cette mondialisation irréversible. C’est d’ailleurs le problème au niveau fiscal de pouvoir taxer les grandes entreprises numériques délocalisées avec une plus grande justice.
Imaginer que le Royaume-Uni retrouverait la puissance politique et économique qu’il avait au début du XXe siècle en quittant l’Union Européenne, c’est aussi stupide (et naïf) que de croire que cela se passerait aussi pour la France de cette manière. Le contexte mondial est complètement différent : face aux grands ensembles économiques mondiaux, que sont notamment les États-Unis, la Chine, l’Inde et le Brésil (entre autres), aucun pays européen, pas même les quatre plus importants (Allemagne, Royaume-Uni, France et Italie), ne pourrait rester au top sur l’innovation, les normes technologiques, la transition écologique, etc., sans être unis dans un ensemble qui rassemble 500 millions d’habitants.
Le seul point commun de tous ces europhobes, c’est donc cette nostalgie d’un pays anciennement superpuissance qui n’est plus aujourd’hui qu’une puissance moyenne. Or, la seule puissance crédible, c’est l’Union Européenne. C’est le seul salut pour chacune des nations européennes.
Quatrième contresens : la construction européenne est une volonté américaine
Si, au début de la construction européenne, les pères fondateurs (notamment Jean Monnet) étaient principalement atlantistes, c’était parce qu’en pleine guerre froide, il n’y avait que deux camps et il fallait choisir entre les États-Unis et leurs Alliés (l’OTAN), et l’URSS et ses pays satellites. Idéologiquement, il n’y avait donc pas vraiment à hésiter ni à discuter…
En revanche, la politique de Donald Trump, opposée à tout multilatéralisme, montre bien à quel point l’Union Européenne est un "machin" qui met des bâtons dans les roues américaines. Pire, la création de l’euro, qui avait vocation à devenir une monnaie internationale de référence (bientôt, l’Iran pourrait peut-être vendre son pétrole en euros pour se passer des dollars), concurrence directement les États-Unis dans leur monopole monétaire international.
Et si certains Présidents américains, comme Barack Obama, ont exprimé leur encouragement dans la construction européenne, c’est sur le plan politique, car ils savent que celle-ci renforce la stabilité et la paix sur un continent qui, historiquement, n’a jamais vécu qu’en guerre pendant deux à trois mille ans.
Cinquième contresens : le retard du Brexit proviendrait des pro-européens
Il suffit de connaître la position du plus pro-européen des chefs d’État et de gouvernement pour le savoir : Emmanuel Macron a été, dès mars 2019, très réticent sur les reports successifs du Brexit, considérant (avec raison) qu’on irait de report en report. L’Europe est malade de l’incurie de la classe politique britannique.
Les plus pro-européens d’ailleurs se réjouissent du départ des Britanniques car le Royaume-Uni freinait chaque nouvelle avancée d’intégration européenne, notamment dans le domaine social.
Si le Brexit est en retard, ce n’est ni du fait des pro-européens qui veulent rapidement tourner la page du Brexit pour se consacrer à de vrais projets d’avenir, ni du fait de l’Union Européenne elle-même. Car l’une des choses que n’avaient pas imaginée les brexiters, c’est l’unité sans faille des vingt-sept autres pays de l’Union Européenne face au Royaume-Uni. À aucun moment cette unité n’a été ébranlée (ce qui montre que la solidarité européenne n’est pas un vain mot).
Or, l’Union Européenne est très conciliante sur la manière de faire. Certes, sur le fond, elle ne veut pas transiger sur le marché intérieur et donc, sur le maintien de ses frontières extérieures (d’où le problème irlandais insoluble), mais quel europhobe reprocherait-il à l’Union Européenne de vouloir maintenir des frontières extérieures alors qu’on lui reprocherait plutôt de ne pas les garder assez fermement ?
Sur la forme, l’Union Européenne a toujours été très conciliante. Elle a passé un an et demi à négocier un accord (mars 2017 à novembre 2018). Puis, elle a tout accepté du gouvernement britannique. Chaque fois que ce dernier lui a demandé un report, elle l’a accepté. Mais cela n’a jamais été du fait de l’Union Européenne, toujours du fait du Royaume-Uni incapable de s’entendre dans sa vie politique intérieure. D’ailleurs, si les députés britanniques aujourd’hui ont obligé, par une loi, le gouvernement britannique à demander un report après le 31 octobre 2019, rien ne dit que l’Union Européenne l’acceptera (la probabilité est cependant très élevée surtout encouragée par l’Allemagne, mais la France est très réticente).
Sixième contresens : la majorité des Britanniques veulent un Brexit sans accord
Encore un contresens, accentué par l’attitude de Boris Johnson, de faire croire que Brexit et Brexit sans accord est la même chose. C’est comme si un divorce avec négociation pour savoir quoi faire de la maison familiale et des enfants, équivalait à un divorce hard, à savoir, où la maison familiale serait temporairement confisquée et les enfants provisoirement placés dans une famille d’accueil en attendant que les deux parents séparés se mettent d’accord sur leur prochaine vie. Ce n’est pas du tout la même chose.
Le Royaume-Uni est profondément coupé en deux entre partisans et opposants au Brexit, dans cette bataille, les brexiters ont gagné et donc, personne, même les plus pro-européens, ne remettent en cause l’idée du Brexit, mais personne n’a dit comment partir, et vouloir à tout prix le Brexit sans prendre en considération les intérêts économiques mais aussi politiques (voir l’Irlande) serait une faute historique fondamentale que Theresa May, face à un Parlement impossible, a refusé de commettre. Sur ce point, je reviendrai sur le "no-deal", aujourd’hui l’hypothèse hautement la plus probable.
Septième contresens : Jeremy Corbyn serait une solution alternative à Boris Johnson
On peut comprendre ceux qui pensent que Jeremy Corbyn, le leader des travaillistes, puissent être une solution à la situation politique et institutionnelle inextricable d’aujourd’hui, car ils sont souvent très marqués par des idées socialisantes et marxistes.
Néanmoins, la réalité, c’est que le parti travailliste est complètement discrédité et s’est effondré au dernier scrutin, les élections européennes du 23 mai 2019, avec seulement 13,7% des voix (-10,7). Plus particulièrement, Jeremy Corbyn s’est illustré dans une totale incapacité à tenir une position stable et compréhensible sur le Brexit, et cela dès la campagne référendaire. S’il reste le leader de l’opposition, c’est parce qu’il est apprécié des militants du parti travailliste, au même titre que les militants du parti conservateur apprécient Boris Johnson.
En revanche, il y a peu de chance que Jeremy Corbyn puisse trouver une majorité électorale car ses positions très à gauche découragent les électeurs travaillistes modérés qui se réfugieront plutôt chez les lib-dém (centristes pro-européens).
D’ailleurs, il est à noter que si de nombreux hauts responsables conservateurs ont quitté leur parti ces derniers jours, c’est pour refuser que le parti conservateur ne se transforme en simple parti populiste vindicatif, en "faction nationaliste" (le terme n’est pas de moi) comme semble le transformer Boris Johnson. Parmi ces démissionnaires, il y a des anciens ministres (notamment Philip Hammond et Kenneth Clarke, ancien ministre de la justice, de l’intérieur, des finances, député depuis …le 18 juin 1970, quarante-neuf ans !), et même Nicholas Soames, petit-fils de Winston Churchill !
Une analogie pourrait se faire dans cette transformation entre le paysage politique britannique et le paysage politique américain. Le parti "de droite" est hystérisé par un leader populiste plutôt apprécié par l’électorat (Boris Johnson chez les conservateurs britanniques, Donald Trump chez les Républicains américains), mais le parti "de gauche" est préempté par une aile gauchiste dominée par un leader apprécié des militants (Jeremy Corbyn chez les travaillistes britanniques, Bernard Sanders chez les Démocrates américains). Les "modérés", eux, que ce soient des travaillistes blairistes au Royaume-Uni ou des Démocrates conservateurs (proches de Joe Biden par exemple) aux États-Unis, n’ont plus vraiment de parti les soutenant, ce qui renforce la pérennité des "populistes de droite" déjà au pouvoir et jouissant de la décomposition du paysage politique et du manque cruel de leaders crédibles "à gauche".
Huitième contresens : le Royaume-Uni est voué à rester indéfiniment stable
Avec le Brexit, on se retrouve un peu dans un schéma espagnol. Certains, en évoquant la volonté d’indépendance de la Catalogne, ont fait un contresens en croyant que les pro-européens soutenaient l’indépendance de la Catalogne, dans l’idée véhiculée par les europhobes (et fausse) que l’Europe aurait pour dessein de détruire les États et de promouvoir les régions. C’était une erreur factuelle : l’Union Européenne a toujours soutenu l’État espagnol dans son refus constitutionnel de l’indépendance de la Catalogne.
La raison est assez simple : l’idée qui sous-tend la construction européenne, c’est l’unité (dans la diversité, sa devise). Or, la sécession est le contraire de l’unité, c’est le contraire du projet européen d’unir les peuples. Ce n’est pas parce que les indépendantistes catalans voudraient adhérer à l’Union Européenne qu’une Catalogne indépendante pourrait adhérer, d’ailleurs ce serait même plutôt impossible (à cause d’un probable veto espagnol).
Le Royaume-Uni aussi est, comme son nom l’indique, un État composite. Dans les votes au référendum du 23 juin 2016, il a été clairement montré que les habitants d’Irlande du Nord et surtout, de l’Écosse étaient très majoritairement en faveur du maintien dans l’Union Européenne. En cas de retrait du Royaume-Uni, nul doute que les tentations indépendantistes des Écossais seraient renouvelées et fortifiées pour rester malgré tout dans l’Europe, préférant Bruxelles à Londres.
D’ailleurs, on n’imagine pas la complexité institutionnelle et juridique de la situation qu’a provoquée le Brexit. Ainsi, trois juges écossais dans la plus haute juridiction civile d’Écosse, saisis pour statuer sur la suspension du Parlement britannique jusqu’au 14 octobre 2019, ont rendu leur verdict ce mercredi 11 septembre 2019 en jugeant illégale cette suspension, car elle avait pour but de "faire obstacle au Parlement". La Cour suprême, à Londres, aura la charge de statuer définitivement sur le sujet le 17 septembre 2019.
Cependant, l’histoire n’est pas si simple : la Haute Cour de Londres (saisie par Gina Miller, militante pro-européenne) avait jugé cette suspension légale, et la Cour suprême aura aussi à donner son avis sur ce jugement. Mais les deux jugements pourraient être contradictoires car ils ne s’appuieront pas sur le même droit. Ainsi, le magazine "Courrier International" synthétise le casse-tête juridique et institutionnel ainsi : « La situation pourrait alors devenir ubuesque, avec une suspension du Parlement jugée légale en vertu du droit anglais et illégale selon le droit écossais. ».
Comme on le voit, on continue de nager dans le grand n’importe quoi. Revenons maintenant aux faits…
Petite chronologie du gouvernement de Boris Johnson
Je propose ici de donner quelques indications chronologiques récentes, comme je l’avais fait à la fin du mois de mars 2019, à propos du Brexit.
23 juillet 2019.
Boris Johnson est élu contre Jeremy Hunt à la tête du parti conservateur, par 92 143 voix, soit 66,4% des adhérents du parti conservateur.
24 juillet 2019.
Boris Johnson devient Premier Ministre du Royaume-Uni et succède à Theresa May.
01er août 2019.
Première élection législative partielle dans la circonscription de Brecon et Radnorshire : le parti conservateur, avec seulement 39,0% des voix (-9,6), perd le siège au profit du candidat libéral-démocrate qui obtient 42,8% des voix (+14,3).
27 août 2019.
Le leader des travaillistes, Jeremy Corbyn, réussit à réunir tous les députés qui sont opposés au no-deal (y compris des conservateurs) pour contrecarrer la stratégie de la terre brûlée de Boris Johnson.
28 août 2019.
Craignant d’être désavoué, Boris Johnson annonce la suspension du Parlement du 9 septembre au 14 octobre 2019 afin de mieux négocier un accord avec l’Union Européenne (au 11 septembre 2019, aucune nouvelle proposition britannique sérieuse n’est encore parvenue à Bruxelles, par conséquent, il est faux de dire que Boris Johnson est en train de négocier un nouvel accord, cela s’appelle un mensonge). La reine Élisabeth II entérine néanmoins cette suspension (ne pouvant constitutionnellement pas s’y opposer).
03 septembre 2019.
Rentrée parlementaire à la Chambre des Communes.
Le député conservateur Phillip Lee quitte le parti conservateur et rejoint les lib-dém. Ainsi, le parti conservateur perd sa majorité (qui ne tenait qu’à un seul siège).
Mais dans le premier vote, ce sont 21 députés conservateurs qui quittent leur camp : en effet, les parlementaires ont pris le contrôle de leur ordre du jour, par 321 voix pour et 301 voix contre. À chaque nouveau vote, le nombre des partisans de Boris Johnson baisse.
04 septembre 2019.
Les députés des Communes adoptent en seconde lecture la loi (déposée par les travaillistes) qui oblige le gouvernement à demander le report du Brexit au 31 janvier 2020 si aucun nouvel accord n’est conclu avant le 19 octobre 2019 (un Conseil Européen se réunit les 17 et 18 octobre 2019). Cette loi (que j’appelle ici la loi "anti-no-deal") est votée par 327 voix pour et 299 voix contre. Cette majorité d’anti-no-deal n’est pas étonnante, elle s’était déjà exprimée à l’époque de Theresa May.
Le soir, Boris Johnson dépose une motion pour organiser des élections législatives anticipées le 15 octobre 2019, et cette motion ne reçoit que 298 voix (alors qu’il en faut 494 pour qu’elle soit adoptée, c’est-à-dire les deux tiers des députés).
05 septembre 2019.
Le jeune frère du Premier Ministre, Jo Johnson, sous-ministre aux universités et pro-européen francophile, démissionne du gouvernement, préférant l’intérêt de sa patrie à celui de sa fratrie (le père, député européen, et une sœur, journaliste et animatrice de télévision, sont eux aussi très pro-européens). Notons que Jo Johnson, déjà sous-ministre aux transports du gouvernement de Theresa May, avait donné sa démission le 9 novembre 2018 car il réclamait alors un nouveau référendum. Le grand-père de Boris et Jo Johnson fut un président de la Commission européenne des droits de l’homme.
06 septembre 2019.
Après la Chambre des Communes, la Chambre des Lords adopte définitivement la loi anti-no-deal.
07 septembre 2019.
Amber Rudd, la Ministre du Travail et des Retraites, démissionne du gouvernement de Boris Johnson, pour protester contre l’exclusion des 21 députés "rebelles" du parti conservateur. Elle conteste la stratégie de Boris Johnson : « 80% à 90% du temps de travail du gouvernement est consacré [au no-deal]. ».
09 septembre 2019.
La reine Élisabeth II promulgue la loi anti-no-deal (elle ne peut pas non plus s’y opposer).
Le speaker (président) de la Chambre des Communes John Bercow annonce qu’il démissionnera de son poste avant le 31 octobre 2019. Le parti conservateur lui oppose un candidat investi dans sa circonscription de Buckingham.
Les députés ont adopté la motion (déposée par le conservateur frondeur Dominic Grieve) obligeant le gouvernement à rendre publics les documents secrets de travail sur le Brexit (certains documents ont été publiés le 11 septembre 2019, j’y reviendrai). Cette motion est adoptée par 311 voix pour et 302 contre.
Les députés des Communes rejettent une nouvelle fois la motion de Boris Johnson demandant des élections législatives anticipées, qui ne recueille que 293 votes (au lieu des 434 nécessaires). Cela signifie que les élections législatives anticipées (qui restent probables) ne pourront pas être organisées avant le 30 novembre 2019 (donc après le 31 octobre 2019).
À l’issue d’une rencontre, conférence de presse commune de Boris Johnson et de son homologue irlandais Leo Varadkar qui confirme : « L’Union Européen n’a reçu à ce jour aucune proposition réaliste de Londres dans les négociations du Brexit. ».
10 septembre 2019 à 0 heure.
Suspension du Parlement jusqu’au 14 octobre 2019.
11 septembre 2019.
La plus haute juridiction écossaise juge illégale la suspension du Parlement. La Cour suprême se prononcera définitivement le 17 septembre 2019 sur le sujet.
Quelle va être la suite ?
Le feuilleton qui n’en est pas un risque de se poursuivre longtemps avec en toile de fond un surréalisme étonnant et détonant qui ne peut s’expliquer que par l’incapacité des députés britanniques actuels à trouver une majorité constructive sur le moyen de quitter l’Union Européenne.
Entre le 3 et le 9 septembre 2019, Boris Johnson a subi six votes humiliants qui ont formalisé la perte de sa majorité à la Chambre des Communes. Que peut faire Boris Johnson dans les semaines à venir, lui qui a dit et répété qu’il ne serait pas question, pour lui, de demander un report du Brexit après le 31 octobre 2019 ?
Je vois quatre hypothèses, classées par probabilité croissante.
1. Boris Johnson réussit à trouver un nouvel accord avec l’Union Européenne et le fait adopter à la Chambre des Communes. C’est doublement improbable, mais cette hypothèse, qui rassurerait et contenterait tout le monde, est loin d’être la plus admise.
2. Boris Johnson, se conformant à la loi anti-no-deal, demande à l’Union Européenne le report du Brexit au 31 janvier 2020, le temps d’élire une nouvelle Chambre des Communes. Cette hypothèse tsiprasiserait Boris Johnson qui perdrait tout de sa valeur ajoutée auprès de ceux qui le soutenaient. Elle serait pourtant la plus "sage" et surtout, la plus responsable des hypothèses.
3. Boris Johnson démissionne le 19 octobre 2019. La situation politique serait alors chaotique et rien ne dit que le Brexit sans accord n’aurait quand même pas lieu le 31 octobre 2019, en absence de gouvernement capable de demander le report. Boris Johnson (qui gérerait les affaires courantes) aurait alors gagné son pari.
4. Boris Johnson ne fait rien avant le 31 octobre 2019 et attend que l’échéance arrive sans demander de report. Le Brexit sans accord aurait alors lieu mais il se serait mis dans l’illégalité, et serait passible d’une condamnation et d’une peine de prison, comme ce fut le cas des indépendantistes lors de la proclamation d’indépendance de la Catalogne.
La situation politique au Royaume-Uni est tellement confuse et explosive actuellement qu’il est très difficile, dans tous les cas, d’imaginer la suite, mais surtout, d’imaginer les contours d’une future majorité parlementaire issue des urnes : le bipartisme resterait-il encore ancré dans les mœurs électorales, aidé par le scrutin majoritaire à un tour, ou éclaterait-il comme les résultats des élections européennes du 23 mai 2019 l’ont esquissé ? Ce qui semble en revanche certain, c’est que les jours de cette Chambre des Communes impossible sont comptés…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (11 septembre 2019)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
8 contresens sur le Brexit, cet autre monstre du Loch Ness.
Boris Johnson, apprenti dictateur ?
Boris Johnson, le jour de gloire.
Union Européenne : la victoire inespérée du Président Macron.
Européennes 2019 (6) : le paysage politique européen.
Theresa May : Game over.
La reine Victoria.
Peter Higgs.
Texte voté à la Chambre des Communes le 31 mars 2019 (traduction en français).
Brexit : vote parlementaire surprise pour un 2e référendum le 26 mai.
Brexit : chronologie inachevée d’un chaos annoncé.
Michael Heseltine.
Les élections législatives britanniques du 8 juin 2017.
L’attentat de Manchester du 22 mai 2017.
Theresa May nommée Premier Ministre le 13 juillet 2016.
Peuple et populismes.
Intervention de Bruno Le Maire sur le Brexit le 28 juin 2016.
Le Brexit en débat chez les députés français.
L’Europe n’est pas un marché.
L’Union Européenne, élément majeur de stabilité mondiale.
Terre brûlée ?
Brexitquake.
Boris Johnson en campagne pour le Brexit.
To Brexit or not to Brexit ?
L’émigration irlandaise.
L’euro.
Le conflit syrien.
Les réfugiés syriens.
La construction européenne.
Jo Cox.
David Cameron.
Margaret Thatcher.
Les Accords de Munich.
Les 70 ans d’Israël.
La partition des Indes.
Karl Marx.
Jane Austen.
William Shakespeare.
David Bohm.
Stephen Hawking.
Alfie Evans, tragédie humaine.
Charlie Chaplin.
Le Prince Charles.
Winston Churchill.
Lord Louis Mountbatten.
Harry, un mari qui vous veut du bien.
Philip Mountbatten.
Lady Di.
Édouard VIII et George VI.
Élisabeth II.
Un règne plus long que celui de Victoria.
Vive la République !
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