A la veille du sommet de Bruxelles : l’Europe que les peuples espèrent
Entendra-t-on un jour les messages du « non » à la Constitution européenne ? Si Bruxelles n’a jamais autant légiféré que depuis deux ans - rappelons-le à ceux qui prétendent que l’Europe serait en panne - les négociations sur l’avenir institutionnel de l’Union semblent préparer un nouveau fiasco lors du sommet des 21 et 22 juin. Entre les ultras de l’Europe constitutionnelle et les Européens pragmatiques, les visions sur l’avenir de l’Union apparaissent irréconciliables. Après s’être pâmés devant l’idée - révolutionnaire, avouons-le - d’un « minitraité », personne n’est d’accord sur ce qu’il faut y mettre, comme si le double non franco-néerlandais avait délivré plusieurs pays d’un faux consensus sur la Constitution européenne, en particulier nos amis anglais, néerlandais, polonais et tchèques. En France, Nicolas Sarkozy sait depuis dimanche soir qu’il aura de toutes façons besoin de la gauche pour atteindre la majorité des 3/5e nécessaire à la révision constitutionnelle préalable à la ratification de tout traité qui comporterait de nouveaux transferts de compétences ou l’extension du vote à la majorité qualifiée. Or, le PS semble décidé à faire de l’exigence d’un référendum pour tout nouveau traité européen, un casus belli avec le président de la République et sa majorité. Soit les socialistes abdiquent, se fâchent avec leurs « nonistes » (8 millions d’électeurs en 2005) et offrent sur un plateau à Nicolas Sarkozy le repêchage du traité constitutionnel, dont il sera le seul à pouvoir tirer gloire. Soit le Président tente le tout pour le tout par un référendum à haut risque pour lui, ce qui est peu probable. Il y a une troisième possibilité : qu’il cesse de s’accrocher à cette Union européenne à bout de souffle parce que périmée, et propose à ses partenaires de se donner du temps, pour imaginer un nouvel équilibre institutionnel. Après tout, la Commission et le Conseil semblent plus prolixes que jamais en règlements et directives, et là où l’on ne peut agir à vingt-sept, rien n’empêche de faire de la coopération renforcée entre les Etats qui le souhaitent. Pour l’avenir, Nicolas Sarkozy, avec qui théoriquement « tout devient possible », pourrait même s’offrir d’être pour la postérité un « père refondateur » de l’Europe. Comment ? En proposant un traité de Paris pour la refondation européenne sur une base institutionnelle souple, dont le coeur serait les peuples et leurs Parlements. Voici quelques pistes dont la France, pays du Non, pourrait en effet s’inspirer pour changer d’Europe.

I - Les positions exprimées ces derniers jours par différents pays sur l’avenir de la Constitution européenne
Les acharnés du traité constitutionnel
La France et l’Espagne sont favorables à un minitraité reprenant en fait les "avancées" du traité rejeté par la France et les Pays-Bas en 2005 : l’extension du champ des décisions prise à la majorité qualifiée, y compris aux domaines de la justice, des affaires intérieures et de l’immigration légale, la supériorité du droit de l’Union, la personnalité juridique de l’UE, le renforcement des pouvoirs du Parlement européen et les nouvelles modalités de sa composition, la présidence renforcée de l’Union européenne ; la création d’une fonction de "ministre des Affaires étrangères" européen ; les coopérations renforcées et coopérations structurées en matière de Défense, et le caractère contraignant octroyé à la Charte des droits fondamentaux.
L’Allemagne, dont le Parlement a autorisé la ratification du TCE mais pas la Cour constitutionnelle, souhaite que l’on examine à nouveau le projet après avoir apporté de légères modifications au texte, comme l’Italie.
Les pragmatiques
La Grande-Bretagne, favorable à un traité simplifié, refuse : 1) la Charte des droits fondamentaux qui s’imposerait à la loi britannique ; 2) la modification des rôles de la politique étrangère britannique et de son ministre des Affaires étrangères ; 3) l’abandon à Bruxelles du contrôle du système judiciaire et policier britannique ; 4) l’extension du vote à la majorité qualifiée.
La Finlande, qui a ratifié l’an dernier, se prépare à abandonner le TCE et se dit favorable à une conférence intergouvernementale consacrée aux réformes des traités de l’UE.
La Pologne rejette aussi l’actuelle double majorité, qui avantage les pays les plus peuplés. Le Premier ministre propose un « système de la racine carrée » qui s’appuie sur le nombre réel d’habitants d’un pays dans le calcul du nombre de voix qui lui sont attribuées : « De notre point de vue, le système de la racine carrée est déjà un compromis qui va loin. Nous sommes prêts aux compromis, pas à la capitulation. » Il rappelle que la Constitution européenne est aux antipodes des exigences que lui fixait la déclaration de Laeken en 2001 : "Les principes qui étaient inscrits dans la déclaration de Laeken (décembre 2001), comme la subsidiarité, le renforcement de la position des Etats nations, la démocratie ou les référendums, ont tous disparu".
La Hongrie, la République tchèque et la Slovaquie, qui font partie, avec la Pologne, du "groupe de Visegrad", partagent ce point de vue polonais.
II - Le garde-fou constitutionnel français
Le congrès du Parlement avait adopté le 8 février 2005 la révision constitutionnelle de l’art.88.1 alinéa 2 : "Elle [la France] peut participer à l’Union européenne dans les conditions prévues par le traité établissant une Constitution pour l’Europe signé le 29 octobre 2004". Il en résulte que si le nouveau traité européen n’est pas formellement celui du 29 octobre 2004 - et on voit mal comment il pourrait l’être - il faudra impérativement une nouvelle révision constitutionnelle.
M. Sarkozy étant hostile à un nouveau référendum, il devra emprunter la voie du Congrès. Or, si la gauche, le modem et les gaullo-souverainistes des deux chambres s’opposent au nouveau texte sur la base de leurs déclarations respectives ("non au TCE" ou "non à un TCE sans référendum") la majorité requise des 3/5e, soit 545 sur 908 parlementaires, risque de ne pas être acquise avec les seuls UMP, divers droite et "Nouveau Centre".
Reste toujours la possibilité d’un "débauchage" de parlementaires socialistes qui éviteraient d’être pris pour responsables d’un nouvel échec du traité européen.
L’un des moyens de contourner le référendum comme la réunion du Parlement en congrès, serait de se limiter à un traité n’abordant pas les grands principes de l’Union et constitue un simple amendement technique au traité de Nice de 2000. C’est l’hypothèse envisagée aujourd’hui à Londres par Nicolas Sarkozy et Tony Blair. Un vote à la majorité absolue du projet de loi autorisant le Président à ratifier ce nouveau traité serait alors suffisant.
Néanmoins, ce dernier devrait alors s’abstenir d’attribuer de nouvelles compétences « régaliennes » à l’Union, de modifier les conditions d’exercice actuelles de telles compétences, ou de prévoir de nouvelles prérogatives pour les Parlements nationaux, à défaut de quoi le Conseil constitutionnel serait contraint de relever de nouveau l’inconstitutionnalité du traité.
III - Les institutions dont l’Europe a besoin : les souverainetés partenaires plutôt que les souverainetés partagées
Ce que le citoyen entend par "bonne gestion des affaires publiques", c’est la création de nouvelles opportunités, et non de nouvelles rigidités. Ce qu’il attend, c’est davantage de résultats, de meilleures réponses à des questions concrètes, et pas un "super-État" européen ni des institutions européennes qui se mêlent de tout. En résumé, le citoyen demande une approche communautaire claire, transparente, efficace et menée de façon démocratique. (Déclaration des chefs d’Etat et de gouvernement, Laeken, décembre 2001)
1) Au niveau supérieur : une confédération européenne élargie
Dans le cadre d’une confédération ouverte à toutes les nations démocratiques du continent jusqu’à la Russie, l’Europe assurerait une vaste concertation, le développement préférentiel des échanges ou encore la résolution des problèmes communs d’environnement et de développement. Le Conseil européen y retrouverait sa véritable fonction stratégique. Il serait assisté dans cette tâche du Parlement européen.
Dans ce pilier de coopération sur des questions politiques et économiques communes, les décisions seraient prises à l’unanimité ou dans certains cas mineurs, du consensus, seuls modes de décision en commun qui respectent la volonté populaire. Cela éviterait les graves conflits rencontrés lors de la guerre en ex-Yougoslavie et de combattre efficacement le terrorisme.
2) Au niveau inférieur : des coopérations à la carte
Le TCE rend les coopérations renforcées impraticables, du fait d’une procédure lourde et d’une multiplication d’interdits, notamment au nom de la concurrence, empêchant à l’avenir des projets industriels fondés sur des partenariats public-privé de voir le jour. Or, ce sont ces coopérations à la carte qui ont permis la naissance de grands projets européens stratégiques, sans la Commission et parfois contre elle (Airbus, Ariane Espace, le CERN, Sanofi-Aventis, accords de Malaga).
L’Europe des coopérations est la seule qui marche vraiment et dont nous soyons fiers. C’est pourquoi nous proposons d’institutionnaliser et de multiplier des pratiques qui ont fait leurs preuves.
L’Europe concrète que nous voulons doit se développer comme un espace de projets, à travers des communautés spécialisées, à la carte, entre les Etats et les partenaires publics et privés qui le souhaitent, secteur par secteur et à la majorité qualifiée.
Une agence serait créée pour chaque communauté spécialisée, en coordination avec l’Agence centrale. Chaque agence spécialisée serait placée sous la direction du Conseil des ministres correspondant doté de pouvoir de proposition et d’action. Ces conseils et ces agences seraient assistés et contrôlés par la Commission parlementaire compétente.
Les coopérations renforcées pourront concerner tout aussi bien la recherche scientifique, les programmes industriels, les défis environnementaux, la lutte contre l’immigration clandestine, l’aéronautique et l’espace, la protection sociale, la politique agricole commune, etc.
Ainsi, pour la zone euro, on ne laisserait plus à la seule Banque centrale la gestion de la monnaie. Elle serait confiée à une Communauté spécialisée de l’euro sous contrôle du Conseil des ministres des finances européen et avec la croissance et le plein emploi comme objectif prioritaire.
Dans le domaine de la diplomatie et de la défense, une Communauté à 25 est exclue. Mais certaines nations, désireuses comme la France de peser sur les affaires du monde, pourraient, à terme, constituer un noyau dur à travers une Communauté de la diplomatie et de la défense, renforçant les armements et établissant des états-majors communs pour les armées demeurant nationales.
3) A l’intérieur : droit d’opposition populaire, prééminence des parlements, subordination de la Commission et de la Cour
Le droit d’opposition populaire
Comme le soulignait à juste titre la déclaration de Laeken, les peuples ne veulent plus le modèle pyramidal du super-Etat proposé par la Constitution, en particulier l’article I-6 qui proclame la primauté absolue du droit européen sur le droit national et l’article I-7 qui dote l’Union européenne de la personnalité juridique. Cette dernière est en effet exclusive de celle de ses Etats membres, lui permettant d’agir en son nom propre sur la scène internationale et à terme de préempter le siège permanent de la France à l’ONU, de négocier des traités ou encore de lever l’impôt européen.
Il faut aussi éviter, par le vote à la majorité qualifiée généralisé, d’interdire de fait tout droit de veto ("compromis de Luxembourg ") lorsqu’un pays estime souverainement que ses intérêts vitaux sont en jeu.
La seule Europe démocratique est celle fondée sur les relations horizontales d’égalité entre les souverainetés nationales. Aussi, pour concilier coopérations européennes et souveraineté, pourquoi ne pas instituer un "droit d’opposition populaire" dans les domaines où les décisions européennes seraient prises à la majorité qualifiée. Le Parlement de tout pays membre pourrait s’opposer à une telle décision dans des formes solennelles (réunion extraordinaire ou référendum d’initiative populaire) exprimant soit un veto (blocage de la décision) dans les cas exceptionnels où les intérêts vitaux de ce pays risqueraient d’être menacés, soit plus simplement un droit de non-participation, qui empêcherait la décision de s’appliquer sur le territoire du pays opposant, mais laisserait les autres libres de l’appliquer pour leur compte.
Les Parlements nationaux au coeur du processus législatif européen
Le Protocole 1 de la Constitution européenne octroyait, magnanime, aux parlements nationaux déjà devenus pour l’essentiel des chambres de transposition du droit communautaire, un droit d’émettre des "avis motivés" ou de déclencher une "alerte précoce". Mais il s’agissant d’un simple droit de protestation face à un projet de loi européen qui empiéterait sur ce qui reste de compétence nationale. Nulle institution européenne n’étant tenue d’y donner suite, ces "droits nouveaux" étaient une imposture complète.
Le contrôle de la subsidiarité reste en définitive l’oeuvre de la Cour de justice de Luxembourg, arbitre suprême, qui juge sans contrôle, sur la base d’interprétations téléologiques et depuis plus de quarante ans la répartition des compétences selon un adage qui pourrait être celui-ci : " Ce qui est à Bruxelles est à Bruxelles, ce qui est aux nations est négociable." Il faut en finir avec cette dérive supranationale grossière et dangereuse pour la démocratie.
Respectueux des seules assemblées démocratiquement légitimes, celles qui sont l’émanation des peuples d’Europe, il faut redonner aux Parlements nationaux la maîtrise de la législation - ce qui est la moindre des choses - ainsi que de la révision des traités européens (fin des "clauses passerelles" qui permettent des révisions déguisées des traités).
Cela pourrait être envisagé à travers un droit de veto national pour faire respecter le principe de subsidiarité, c’est-à-dire que les limites des transferts de compétences autorisées par les Parlements nationaux soient toujours interprétées par eux, et par personne d’autre. Ainsi pour l’élaboration du droit communautaire, on peut imaginer des assemblées spécialisées de parlementaires nationaux qui seraient chargées, au niveau européen, de suivre chacune un domaine particulier : environnement, coopération policière, euro, etc. Ces assemblées auraient pour mission exclusive de dialoguer avec le Conseil des ministres correspondant, et de faire ensuite rapport à leurs Parlements nationaux respectifs, afin de faciliter leurs débats et leur permettre de travailler en réseau pour élaborer la législation commune.
Les révisions doivent toujours être décidées par chaque peuple solennellement, c’est-à-dire par référendum. Et si l’un d’entre eux refuse, les autres doivent pouvoir travailler entre eux s’ils le veulent, selon le principe de la géométrie variable.
La Commission doit devenir une agence au service du Conseil
Au nom de quoi la Commission et ses hauts fonctionnaires devraient-ils être indépendants des Etats ? Au nom de qui pourrait-elle incarner "l’intérêt général européen" comme le prévoit le projet de Constitution ?
La Commission européenne doit être remise à sa place, c’est-à-dire subordonnée étroitement au Conseil des ministres de l’Union, à ses orientations et à ses contrôles : elle doit revenir au rang de secrétariat du Conseil. Nous proposons qu’elle devienne une "Agence centrale", pour mettre en oeuvre les propositions et actions du Conseil européen.
Ses fonctionnaires seraient soumis au pouvoir politique, et détachés pour une durée limitée par leurs Etats respectifs. Le principe "un membre par Etat membre" doit être maintenu afin que le collège ne soit pas tenté de se détacher des nations.
Elle ne doit plus avoir le monopole d’initiative des lois européennes : il appartient au Conseil et aux Parlements nationaux de proposer des textes. Il faut aussi réformer ses méthodes de travail ("comitologie") pour les rendre plus transparentes, mieux la soumettre au contrôle démocratique et, compte tenu des scandales qui ont frappé les commissions Santer, Prodi et aujourd’hui Barroso, réduire les occasions de clientélisme ou de fraude.
Un droit d’appel devant les peuples pour les arrêts de la Cour de justice
La Cour de justice des Communautés n’a pas à rendre la justice au nom d’un peuple européen qui n’existe pas. Avec la communautarisation massive de plus de trente-six compétences exclusives et "partagées" (c’est-à-dire celles que l’Union n’a pas encore décidé d’exercer.. !) ainsi que l’absorption de la Charte des droits fondamentaux (partie II), la Cour de Luxembourg voit son champ de compétences s’élargir à l’infini. Avec la supériorité absolue du droit européen y compris sur les constitutions nationales, qu’elle a affirmé dans plusieurs arrêts, elle tend à devenir la Cour suprême des cours suprêmes.
Elle doit donc être remise à la place qui est la sienne : un rôle d’arbitrage et d’interprétation stricte des traités, avec, comme "chambre d’appel le ou les Parlements nationaux des Etats concernés par l’affaire, le "droit de dernier ressort" devant rester l’apanage de la République.
Aucun acte législatif ne doit être édicté par la Cour de Luxembourg. Son activisme juridique doit être contenu et elle doit respecter la Convention européenne des droits de l’homme ainsi que les droits fondamentaux proclamés par les Constitutions des Etats membres.
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L’heure est venue de la rupture. L’Union européenne, ses institutions et ses dirigeants ne peuvent plus vivre en dehors des réalités du monde contemporain. Aussi difficile soit-elle, la révision des concepts issus de la guerre froide - le fédéralisme, l’intégration supranationale etc, - s’impose. On ne construit pas l’Europe du XXIe siècle sur des schémas historiquement dépassés. L’implosion des fédérations artificielles à la fin du siècle dernier indique clairement que la liberté des nations est un invariant, aussi déterminant qu’intangible, du nouvel ordre international. Pourquoi en serait-il autrement en Europe, au berceau même de cette liberté ?
L’Union européenne n’a d’avenir que dans le cadre d’une organisation de type confédéral, favorisant l’épanouissement des nations et leur libre coopération. On ne peut tout faire à vingt-sept et plus. Un nouveau cadre institutionnel souple et respectueux des souverainetés nationales est indispensable si l’on veut reprendre le contrôle de l’euro pour brancher notre économie sur la croissance mondiale, rétablir et étendre la préférence communautaire, faire face aux grandes migrations, au réchauffement climatique ou à la menace terroriste. La force du "Non" à la Constitution européenne montre qu’il est grand temps d’en prendre conscience et d’agir à nouveau pour une Europe construite par et pour ses peuples.
Christophe BEAUDOUIN
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