À propos de l’Europe en panne
REPARTIR DE ZÉRO
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M. Sarkozy va présider pendant six mois le Conseil des ministres européen. Quelle marge de manœuvre lui reste-t-il après le refus de l’Irlande de ratifier le Traité de Lisbonne ?
Au-delà de cette nouvelle péripétie - l’Europe nous y a, hélas, habitués - on peut pourtant se poser la question de savoir si nous ne marchons pas résolument sur la tête.
LE RETOUR AU TRAITÉ DE NICE
Faut-il, en introduction à mon propos, vous dire que je ne comprends pas du tout les “nonistes” quand ils se réjouissent de ce nouvel avatar ? Si le refus irlandais aboutissait à une remise à zéro de tout le mécanisme institutionnel européen, on pourrait éventuellement comprendre leur joie. Mais, loin de là, le refus irlandais nous remet tous, qu’on en soit d’accord ou pas, sous le joug du Traité de Nice qui reste en vigueur et continue de s’imposer à tous : c’est la pire des choses qui pouvait nous arriver. Il n’y a pas de quoi s’en réjouir, tout au contraire : de quoi nourrir encore longtemps les réticences de nos partisans du non.
Le Traité de Nice impose en effet, pour toute décision, l’unanimité de tous les Etats membres : ils sont aujourd’hui 27, demain ils seront plus de 30. On aurait pu éventuellement concevoir une telle unanimité dans une Europe à 2, 3, 5, voire 6 membres tout au plus : mais à 27 ou au-delà, c’est totalement irréaliste. C’est la paralysie assurée de nos institutions européennes, incapables qu’elles sont aujourd’hui d’imposer le moindre cadre politique à une technocratie livrée alors à elle-même. De là tous nos maux européens : nous ne souffrons pas de trop d’Europe, mais d’une Europe empêtrée et impuissante.
UNE INVERSION FATALE
Quand je questionnais plus haut de savoir si nous ne marchions pas sur la tête, je veux expliquer qu’avant d’élargir l’Europe jusqu’à être aujourd’hui 27, il aurait été certainement plus judicieux d’établir une règle du jeu pour tous, règle qui se serait imposée aussitôt à tout nouveau membre entrant. Or, on a fait exactement l’inverse.
Ô, certes, cet élargissement était inscrit tant dans l’Histoire que dans la géographie de notre continent. Mais nous assistons aujourd’hui à l’échec de la thèse anglo-allemande - à savoir qu’il fallait, selon eux, faire tout de suite l’élargissement - alors que la France, bien inspirée en cette circonstance, gauche et droite d’accord sur ce point, préconisait qu’il fallait d’abord aménager le terrain pour y construire la maison commune avant d’y faire entrer de nouveaux habitants : il fallait, avant tout élargissement, rédiger de suite et en priorité une Constitution européenne, une sorte de règlement de copropriété.
Mais nous nous sommes vite heurtés à la poussée impatiente (et compréhensible) des pays de l’Est, sortis tout juste du joug communiste. La maison “Europe” n’a pas donc eu la possibilité de se construire avant d’accueillir tous ces nouveaux arrivants, ni d’établir la moindre règle. Chacun des nouveaux venus a voulu, sitôt arrivé, apporter sa propre conception architecturale. Une fatale absurdité.
UNE NOUVELLE AUBERGE ESPAGNOLE
On a donc laissé se bâtir une nouvelle “auberge espagnole” et éveillé le chœur de toutes les cacophonies. Et, depuis cet élargissement hâtif, il n’y a plus du tout, ni dans les têtes ni dans les esprits, d’Europe ou d’esprit européen, tous voulant bâtir sa propre Europe à sa façon. C’est devenu la négation même d’une Europe ambitieuse conçue et bâtie pour l’épanouissement harmonieux de ses populations.
Cela ne peut pas fonctionner. Et c’est pourquoi l’Europe, aujourd’hui, ne fonctionne pas : ne cherchons pas ailleurs.
Jacques Delors, dans un récent billet, affirmait très justement que l’Europe n’a pas su se vendre auprès de ses propres peuples, ni faire partager son ambition à ses habitants. Et de conclure qu’il s’est créé un fossé croissant entre les peuples et leurs gouvernements.
Après le “non” français, celui qui a suivi des Pays-Bas - deux des pays pourtant fondateurs du Traité de Rome - le “non” ensuite plus récent de l’Irlande, si on avait consulté en fait les peuples directement par voie de référendum - et non pas par voie parlementaire - on aurait sûrement récolté qu’un long chapelet de refus.
Pourtant, l’esprit européen ne mérite nullement une telle opprobre, tout au contraire. Il ne faut pas s’en prendre à l’esprit européen par lui-même, mais bien à nos dirigeants qui se sont montrés incompétents : ils ont laissé s’établir un déplorable malentendu entre l’Europe et ses citoyens.
LES RAISONS DES REFUS
Il y a aussi deux autres raisons qui ont conduit à cette défaveur :
• la première est la façon dont on a mis en place l’euro. En France, l’euro, et son “pacte de stabilité”, nous a imposé de mettre un terme immédiat à nos déficits chroniques de confort. Mais une telle soudaine rigueur a fait paraître l’euro comme une sorte de “père fouettard” de notre économie ;
• la deuxième raison, conséquence logique du Traité de Nice et de son unanimité imposée, est cette impossibilité de prendre la moindre décision touchant le quotidien des citoyens : pour exemples récents, l’impossible détaxation partielle des carburants pour atténuer l’envol des cours du pétrole, ou encore la diminution du taux de TVA dans nos restaurants qui se fait attendre sans raison depuis des lustres. Ce blocage institutionnel est très mal perçu et on peut le comprendre.
Nous sommes donc dans une Europe libérale, mais dans le pire sens du terme, c’est-à-dire une Europe du laisser-aller où chacun agit en faveur de sa propre chapelle.
Non pas que cette Europe-là, malgré toutes ses lacunes, ne soit pas une réussite économique, loin de là : en France, sans l’euro et ses contraintes, nous en serions à je ne sais quel numéro de dévaluations successives. Et la meilleure preuve en est encore apportée par tous ces pays nouveaux qui veulent entrer à leur tour dans cet ensemble.
Mais, quand il s’agit de créer une Europe politique avec une volonté propre, nous sommes encore un nain aux yeux du monde. Pour exemple, il est anormal que, pour régler le problème palestinien, ce soit les lointains Etats-Unis qui s’en chargent pendant que l’Europe, elle, se limite à envoyer des colis aux réfugiés.
COMMENT EN SORTIR ?
Comment donc faire pour sortir de cette impasse ?
Je ne perçois pas d’autre solution que de refaire l’Europe entre des pays qui auraient souscrit à un pacte préalable et qui auraient aussi un minimum de passé commun et d’alignement économique. Même si c’est refaire l’Europe en commençant à deux pays, ou un peu plus en réunissant par exemple les pays fondateurs du Traité de Rome (plus un ou deux pays proches et bien intégrés), l’essentiel serait de réunir des pays capables et ayant la volonté ferme d’entreprendre vraiment des actions politiques communes. Ils seraient peu nombreux : mais un petit nombre serait très suffisant pour remettre l’Europe en piste.
Les autres pays européens ? Ils manquent à la fois de réalisme et d’idéalisme. Mais ils pourraient, par effet d’entraînement, rejoindre ensuite ce noyau dur d’une Europe initialement restreinte, mais établie avec des règles bien définies, mais plus forte par sa résolution et sa volonté politique. Et cesser d’être une Europe cantonnée dans un rôle d’assistante sociale, comme elle l’est aujourd’hui.
Ce n’est certes pas, à mon grand regret, la solution la plus idéale qui soit, mais peut-être la plus réaliste compte tenu de l’impasse où nous sommes : car nous sommes bien dans une impasse.
Il faut aussi donner à l’Europe un visage, avec un président connu et reconnu de tous les Européens, plus stable que ceux actuels semestriels. Et encore une politique étrangère commune avec un vrai représentant parlant au nom de tous. Giscard avait raison sur ce point : par exemple, un Bernard Kouchner (lui ou un autre) serait certainement plus utile comme ministre des Affaires étrangères européen de plein exercice plutôt que cantonné au Quai d’Orsay. Or, dans la situation actuelle, nos 27 ministres des Affaires étrangères sont des gens totalement transparents, donc inexistants sur la scène internationale.
L’ERREUR DES RÉFÉRENDUMS
Au lieu donc d’organiser des référendums comme on l’a fait pour ratifier traités ou Constitution, si on avait demandé aux citoyens européens : “Voulez-vous une défense commune de l’Europe ?”, ou encore “Voulez-vous une Europe représentative sur la scène internationale pour défendre vos intérêts ?”, donc si on leur avait posé des questions simples et concrètes, la réponse aurait été très différente que ces “non” successifs à des traités abscons auxquels nul ne comprend rien et qui ne servent que de défouloirs pour servir des opportunités locales.
Quelle sottise de croire que tous les citoyens sont des constitutionnalistes nés et qu’ils peuvent déchiffrer tous les arcanes de textes inévitablement complexes qu’on soumet à leur jugement au travers de documents épais et touffus ! Qui les a d’ailleurs lus dans leur intégralité ?
Ce fut l’erreur du référendum sur la Constitution européenne de Giscard, pourtant un chef-d’œuvre de minutie et d’équilibre. Mais, quant au Traité de Lisbonne, il est infiniment plus obscur encore que le texte peaufiné par Giscard. Comment voulez-vous que des citoyens se prononcent ensuite en pleine connaissance de cause là ou des constitutionnalistes chevronnés s’y perdent eux-mêmes ?
On entend aujourd’hui qu’il faudrait “laisser du temps au temps” pour sortir de cette ornière. C’est une façon comme une autre de ne rien vouloir entreprendre. Une fois encore sur ce point, nos gouvernants sont les champions de l’immobilisme. Et pendant ce temps, l’Europe s’enlise un peu plus.
Quand je vous disais qu’on marche sur la tête...
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