Budapest 1956, le Tiananmen hongrois
« Aucune nouvelle à ce sujet ne devra filtrer à l’extérieur ; la presse spécialement ne doit pas être informée. C’est donc pour cette raison que nous examinons cette question ici, en séance à huis clos du congrès. Il y a des limites à tout. Nous ne devons pas fournir des munitions à l’ennemi ; nous ne devons pas laver notre linge sale devant ses yeux. » (Nikita Khrouchtchev le 24 février 1956 au XXe congrès du PCUS, à propos de son rapport sur la déstalinisation).
Il y a exactement soixante ans, le 4 novembre 1956, le Politburo du Parti communiste d’Union Soviétique a décidé de réprimer dans le sang la tentative de libéralisation du régime communiste en Hongrie. Cela coûta des milliers de vies humaines, et provoqua un exode de plusieurs centaines de milliers de Hongrois qui ont pu trouver asile politique dans l’Europe occidentale bienveillante et accueillante. Un petit rappel de l’histoire d’un pays qui, aujourd’hui, refuse l’accueil de réfugiés alors qu’il en avait bénéficié il y a seulement deux générations.
À Moscou, Nikita Khrouchtchev a pris le pouvoir le 14 septembre 1953 comme premier secrétaire du Parti communiste de l’Union Soviétique, quelques mois après la mort de Staline et a commencé la déstalinisation qui allait avoir des échos dans toutes les républiques communistes de l’Europe centrale et orientale.
Ce mouvement de réformes a inquiété certains apparatchiks soviétiques. Nikita Khrouchtchev était initialement partisan de la temporisation en Hongrie, comme le maréchal Gueorgui Joukov, héros de la Seconde Guerre mondiale et Ministre soviétique de la Défense, du 9 février 1955 au 26 octobre 1957, alors que Viatcheslav Molotov, Vice-Président du Conseil des ministres de l’URSS depuis le 16 août 1942 (jusqu’à 29 juin 1957), et Ministre soviétique des Affaires étrangères du 5 mars 1953 au 1er juin 1956, était partisan d’une répression totale, car l’appartenance de la Hongrie au Pacte de Varsovie était selon lui un élément captal de stratégie face aux "impérialistes" du camp "occidental".
La vraie date que l’historie a retenue n’est pas le 4 novembre 1956 mais le 23 octobre 1956. Le 23 octobre est devenue, en 1989, le jour de la fête nationale en Hongrie. Ce fut le début de ce qu’on a appelé "l’insurrection de Budapest".
La Hongrie était devenue un pays satellite de l’Union Soviétique avec la proclamation de la "République populaire de Hongrie" le 18 août 1949. Elle formait, avec d’autres pays de l’Europe centrale, comme la Tchécoslovaquie un rempart entre l’Europe occidentale et l’Union Soviétique. Elle faisait partie des forces du Pacte de Varsovie, un équivalent alors soviétique de l’OTAN occidentale.
L’homme fort de cette Hongrie collée aux caprices de Staline fut Matyas Rakosi, secrétaire général du parti communiste hongrois de 1945 au 18 juillet 1956, considéré comme "le meilleur disciple hongrois de Staline". Il dirigea lui-même le gouvernement hongrois du 14 août 1952 au 4 juillet 1953. Pendant cinq ans, il développa la terreur au sein de la population, grâce à sa police politique (AVH) parmi les plus cruelles du bloc soviétique. Entre 1948 et 1953, près d’un 1,5 million de personnes furent arrêtées, torturées et jugées, près de 700 000 furent condamnées, de l’amende à la peine de mort, pour une population de moins de 10 millions d’habitants ! Les religions furent réprimées, des dizaines de milliers d’habitants furent expropriés et déportés.
Après la mort de Staline qui était son protecteur, les difficultés économiques du pays ont amené Matyas Rakosi à démissionner du gouvernement. Imre Nagy, un réformateur, dirigea une première fois le gouvernement hongrois du 4 juillet 1953 au 18 avril 1955.
Mais Matyas Rakosi, ayant conservé le contrôle du parti communiste, a pu reprendre le contrôle de la situation. Un de ses proches, Andras Hegedüs a finalement repris la Présidence du Conseil des ministres. Des milliers d’opposants au régime communiste furent exécutés alors qu’à Moscou, Nikita Khrouchtchev dénonçait le culte de la personnalité de Staline.
Cette dénonciation, qui a eu lieu le 24 février 1956, a eu des conséquences sur les autres pays du bloc soviétique encore restés staliniens. Matyas Rakosi fut poussé à la démission le 18 juillet 1956 avec l’obligation d’exprimer son autocritique. Il est parvenu néanmoins à nommer son successeur, Ernö Gerö, tout aussi stalinien que lui, à la tête du parti communiste hongrois du 18 juillet 1956 au 25 octobre 1956.
Les changements intervenus à la tête de la Hongrie n’ont pas été suffisants pour les étudiants et les forces vives de la Hongrie qui réclamaient une réelle déstalinisation ("dérakosisation") de leur pays. Des événements extérieurs contribuèrent également à la contestation. L’insurrection de Budapest a commencé le 23 octobre 1956 après plusieurs jours de manifestations d’étudiants pour soutenir les grévistes polonais et pour réclamer la libéralisation du régime en Hongrie.
Des grèves très dures avaient eu lieu en Pologne en juin 1956 (qui firent plusieurs dizaines de morts tués par la police) et Wladyslaw Gomulka fut placé à la tête du parti communiste polonais le 21 octobre 1956 pour préserver le régime communiste (il y resta jusqu’au 20 décembre 1970). Le 24 octobre 1956 à Varsovie, Wladyslaw Gomulka fustigea le stalinisme et proposa la démocratisation de la Pologne. L’armée soviétique a failli intervenir en Pologne mais le gouvernement polonais certifia à Moscou qu’il demeurait fidèle à la ligne soviétique. Ce fut donc pour soutenir le vent de réformes en Pologne que les Hongrois ont voulu manifester.
Le soir même du 23 octobre 1956, l’AVH a tiré sur les manifestants venus se rassembler devant Radio Budapest, ce qui a engendré les premiers morts. Certains policiers et militaires hongrois ont rejoint les manifestants et la situation fut assez confuse. Il y a eu des morts dans les deux camps. 350 morts en une journée. Edina Koszmovszky, une étudiante de l’époque dont le père fut condamné comme "ennemi du peuple" et qui fut prise en otage dans les bâtiments de Radio Budapest, a raconté cinquante ans plus tard : « De l’autre côté de la rue, la bataille fait rage. Il y a les tramways renversés, des pavés descellés. J’ai vu un camion arriver de l’usine de Csepel, rempli d’armes. Et un agent de l’AVH qui flambait, pendu à un balcon… » ("L’Express" du 23 octobre 2006).
Le journal soviétique "La Pravda", de Moscou, parla, le 25 octobre 1956, des manifestants hongrois comme des "hooligans fascistes". Le traitement des médias russes de la crise en Ukraine en 2014 ressemblait à ce traitement des événements à Budapest en 1956 !
Partisan d’une riposte ferme, Ernö Gerö appela l’aide des Soviétiques. Le lendemain, Anastas Mikoyan (favorable au retour au pouvoir d’Imre Nagy) et Mikhaïl Souslov, membres du Politburo du PCUS, se rendirent à Budapest pour accompagner une première intervention de l’armée soviétique, l’entrée dans la capitale de 650 chars soviétiques et de 6 000 militaires soviétiques.
Ernö Gerö appela Imre Nagy à la tête du gouvernement pour le compromettre, mais ce dernier refusa de signer une demande d’intervention soviétique. Détesté par le peuple, Ernö Gerö fut poussé le 25 octobre 1956 à la démission par les Soviétiques. Ernö Gerö et Andras Hegedüs s’exilèrent à Moscou.
Janos Kadar est devenu ensuite le nouvel homme fort de la Hongrie soutenu par l’URSS. Janos Kadar a été le chef de l’AVH et Ministre de l’Intérieur, appliquant à la lettre la politique stalinienne de Matyas Rakosi, au point d’accepter que ce dernier fît exécuter son ami Laszlo Rajk (ancien Ministre des Affaires étrangères et ancien Ministre de l’Intérieur, fondateur de l’AVH) le 15 octobre 1949 pour créer la terreur. Janos Kadar fut lui-même victime de la terreur stalinienne et fut arrêté. Ce fut Imre Nagy, Président du Conseil des ministres, qui le libéra en 1954.
Lorsqu’il est arrivé à la tête du parti communiste hongrois, le 25 octobre 1956, Janos Kadar a d’abord soutenu les insurgés. Imre Nagy, qui avait été exclu du parti communiste mais rappelé par Ernö Gerö, déclara aux insurgés le 24 octobre 1956 : « Peuple de Budapest, je vous informe que tous ceux qui déposeront les armes et cesseront le combat à 14 heures aujourd’hui ne feront l’objet d’aucune poursuite. En même temps, j’affirme que nous réaliserons aussi tôt que possible une démocratisation systématique du pays dans les domaines économique, politique, institutionnel. Tenez compte de notre appel ; cessez le combat et agissez pour la restauration de l’ordre et de la paix dans l’intérêt de l’avenir de notre patrie. ». Un cessez-le-feu a eu lieu le 28 octobre 1956 et les chars soviétiques quittèrent la capitale hongroise le 30 octobre 1956 sans avoir réellement combattu mais sans quitter la Hongrie.
Imre Nagy forma son nouveau gouvernement le 27 octobre 1956 en y incluant des non-communistes. Ferenc Münnich fut nommé Ministre de l’Intérieur. Imre Nagy commença à libéraliser le pays. Il a instauré le pluripartisme, a dissous l’AVH, a fait quitter la Hongrie des forces du Pacte de Varsovie le 31 octobre 1956 et a même proclamé la neutralité de son pays le 1er novembre 1956.
De telles mesures, qui allaient à l’encontre des intérêts vitaux des Soviétiques, ne pouvaient pas passer sans difficulté, d’autant plus que le 29 octobre 1956, les troupes françaises et britanniques sont intervenues en Égypte, pour reprendre le contrôle du canal de Suez. L’URSS devait montrer sa puissance, tandis que le principal ennemi pendant la guerre froide, les États-Unis, étaient en pleine campagne présidentielle (pour la réélection de Dwight Eisenhower).
Moscou, toujours très hésitant, changea en deux jours sa position. Mao Tsé-Toung et Liu Shaoqi eurent une influence déterminante dans la décision finale de Nikita Khrouchtchev. Il y a eu beaucoup de duplicité et même des mensonges durant cette période. Imre Nagy fut abusé notamment par Janos Kadar et Youri Andropov, ambassadeur de l’URSS en Hongrie, futur chef suprême de l’URSS (et futur chef du KGB).
Janos Kadar retourna ainsi sa veste et prépara une reprise en main musclée avec l’armée soviétique en se rendant à Moscou. Youri Andropov dirigea la répression militaire et fit la coordination avec Nikita Khrouchtchev et Gueorgi Joukov. Le 31 octobre 1956, Ferenc Münnich se rendit à Moscou et en revint avec Janos Kadar qui le garda à l’Intérieur dans son propre gouvernement à partir du 4 novembre 1956. Il fut également Ministre de la Défense jusqu’au 1er mars 1957, puis Président du Conseil des ministres du 28 janvier 1958 au 13 septembre 1961.
L’opération a commencé le 4 novembre 1956 très tôt dans la matinée. Les centaines de chars soviétiques ont pris positions à Budapest et dans les grandes villes, et ils ensanglantèrent la Hongrie. L’intervention militaire a duré du 4 au 15 novembre 1956. Environ 3 000 citoyens hongrois furent massacrés à cette occasion, plus de 700 militaires soviétiques furent tués, des dizaines de milliers de citoyens hongrois furent arrêtés, condamnés et parfois exécutés. Les démocraties libres de l’Europe occidentale n’ont pas réagi sinon par le verbe. De nombreux communistes français quittèrent d’ailleurs leur parti pour cette raison.
Le gouvernement d’Imre Nagy fut dissous dès le 4 novembre 1956. Janos Kadar prit la Présidence du Conseil des ministres en la cumulant avec la tête du parti communiste hongrois. Il dirigea le gouvernement hongrois du 4 novembre 1956 au 28 janvier 1958 puis du 13 septembre 1961 au 30 juin 1965 mais resta le maître de la Hongrie, à la tête du parti communiste hongrois jusqu’au 27 mai 1988 (à l’approche de la chute du bloc soviétique) et il accepta par la suite, dans les années 1980, quelques mesures de libéralisation de l’économie hongroise.
De son côté, se considérant toujours le chef du gouvernement légitime, Nagy Imre tenta de résister aux forces communistes dans la partie occidentale de la Hongrie. Jusqu’au 21 novembre 1956, 200 000 citoyens hongrois ont pu quitter la Hongrie et ont demandé asile politique à l’Autriche et à d’autres pays limitrophes parce qu’ils étaient pourchassés par le régime communiste.
Coincé dans l’ambassade de Yougoslavie (Tito était un opposant notoire du stalinisme), Imre Nagy fut arrêté par le KGB le 22 novembre 1956. Après un procès bâclé et secret, il fut condamné à mort et fut exécuté le 16 juin 1958 à Budapest (par pendaison). Ce fut pour se souvenir de cette date que le 16 juin 1989, alors que le régime allait se libéraliser, le corps d’Imre Nagy, inhumé de manière anonyme, fut exhumé et enterré de nouveau avec des funérailles nationales. Il est devenu un héros national pour avoir cherché à démocratiser un régime impossible à amender.
Après la reprise en main par l’armée soviétique, il y a eu 26 000 personnes jugées, 22 000 furent condamnées, 13 000 à de la prison, 350 furent exécutées, plusieurs centaines furent déportées en URSS.
À l’extérieur, des personnalités communistes ouest-européennes comme Giorgio Napolitano ont soutenu l’intervention soviétique en Hongrie (Giorgio Napolitano fut élu Président de la République italienne du 15 mai 2006 au 14 janvier 2015). Au contraire, des proches du PCF en France, comme Emmanuel Le Roy Ladurie, ont quitté le parti à cause de son soutien à la répression, Albert Camus et Jean-Paul Sartre protestèrent contre le massacre. Le futur essayiste d’extrême droite Dominique Venner, alors étudiant, participa à une mise à sac du siège du PCF le 7 novembre 1957 pour son soutien à la répression en Hongrie (Dominique Venner s’est suicidé à Notre-Dame de Paris il y a trois ans).
La démission de Janos Kadar le 27 mai 1988 pour cause de maladie laissa place aux réformateurs, malgré la désignation d’un conservateur, Karoly Grosz à sa succession. Le réformateur Imre Pozsgay, promu au politburo du parti communiste hongrois, a prôné la libéralisation du régime et de l’économie, et le 28 janvier 1989, déclara que l’insurrection n’était pas une contre-révolution mais un soulèvement populaire. Janos Kadar est mort le 6 juillet 1989, le même jour que la réhabilitation, par la Cour suprême, d’Imre Nagy.
Ce fut le 23 octobre 1989, donc quelques jours avant la chute du mur de Berlin, que la "République populaire de Hongrie" fut dissoute. La date fut choisie en l’honneur de la courageuse insurrection de Budapest. Le Président de la Fédération de Russie, Boris Eltsine, est venu à Budapest en novembre 1992 présenter les excuses de l’ancienne Union Soviétique aux députés hongrois pour le massacre commis par l’Armée rouge en novembre 1956 et a apporté au Président Arpad Goncz un dossier d’archives soviétiques concernant le rôle des dirigeants de l’URSS dans cette tragédie.
Que cet épisode tragique de l’histoire hongroise laisse le souvenir que tout peuple peut, un jour, être touché par une catastrophe humanitaire, qu’elle soit politique ou, peut-être plus probablement dans l’avenir, climatique. Refuser l’accueil de ceux qui demandent à l’aide, c’est refuser son propre salut le jour où les temps deviendront plus difficiles. La solidarité humaine ne se compartimente pas…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (04 novembre 2016)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
L’insurrection de Budapest.
La Hongrie et la crise des réfugiés.
La Réunification allemande.
Tiananmen 1989.
Le référendum du 2 octobre 2016 en Hongrie.
La Hongrie de Viktor Orban.
La Hongrie d’Imre Pozsgay.
La Hongrie d’Arpad Goncz.
György Ligeti.
Angela Merkel.
Jean-Claude Juncker.
La crise des réfugiés.
Populismes.
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