Chypre, mon amour !
Ce qui vient de se passer à Chypre - qui n'est probablement pas terminé - est riche d'informations jusque là ignorées du citoyen mais bien connues des décideurs même s'ils n'en ont pas tenu compte quand il aurait fallu.
Il est difficile de savoir, à partir de ces informations ou de ces fuites, qui fait quoi, qui est responsable de quoi... Tout au plus, peut-on entrevoir la partie qui se joue entre institutions banques et oligarques.
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Chypre, avec 0,17% de la population de l'UE et 0,14% de son PIB, a mis - met ? - l'UE, l'euro en danger. Le secteur tertiaire contribue à plus de 80% du PIB de l'île et emploie 76,7% de sa population active. Le tourisme, l'immobilier et le transport maritime sont considérés comme les piliers de l'économie, avec les services financiers.
L'immobilier est une activité que les banques ont favorisée, profitant d'un certain laxisme de la banque centrale nationale qui, par ses prêts, alimente une bulle immobilière locale.
Chypre possède la dixième plus grande flotte de transport maritime du monde et la troisième en Europe, grâce à des entreprises à capital étranger basées dans l'île pour bénéficier d'avantages financiers importants mais dont les activités sont en dehors de l'île.
Ces accueillants services financiers qui emploient 18 000 personnes, soit 5% de la population active et contribuent pour 30% au PIB, ne se contentent pas de soutenir l'immobilier et le transport maritime.
Avec l'euro, une législation accommodante, des taux très intéressants, pouvant aller jusqu'à 9,5%, un impôt sur les sociétés à 10 %, le plus faible de la zone euro, ce qui favorise « l'implantation » de sociétés (270 000 domiciliées dans l'île, 2 fois plus qu'à l'adhésion à l'UE en 2004), Chypre est un paradis fiscal.
On parle beaucoup des oligarques russes. Ils ne devaient pas être le seuls à profiter de la clémence chypriote.Selon les données de la BCE, à la fin 2012, les dépôts étrangers constituaient 30 % des dépôts totaux : quelquefois d'origine douteuse, ces dépôts s'élevaient à plus de 7 fois la richesse nationale. En 2010, le bilan des banques représentait même 896 % du PIB du pays ! Seul en Europe, le Luxembourg fait plus avec des banques représentant plus de 2000 % de son PIB (http://alternatives-economiques.fr/blogs/vauplane/2013/03/17/taxation-des-depots-a-chypre-les-cles-pour-comprendre/).
En 2004, l'UE a admis Chypre sans problème, en même temps que l'Estonie, la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie, Malte, la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie et la Slovénie... Mieux, Chypre a pu adopter l'euro en 2008 car "le pays respectait tous les critères de Maastricht, en termes de déficit, de dette et d'inflation".S'il en est de même avec les autres pays ayant adopté l'euro ou adhéré à l'UE, lequel de ces pays sera la prochaine bombe respectueuse des critères ?
Les banques chypriotes ont souffert de la dégradation du remboursement de leurs crédits, des économies en récession et des pertes sur la dette publique grecque dont la restructuration leur a coûté plus de 4 milliards d'euros. De plus, depuis quelque temps, elles ont connu une baisse des dépôts de certains clients avertis dont la confiance dans le système bancaire chypriote a faibli... Plus de 130 entreprises auraient sorti un total de 700 millions d'euros de Chypre vers l'étranger avant la taxation (01/04/13 Eurotopics).
La crise
Chypre avait besoin de 17 milliards d'euros. Membre de l’UE et de la zone euro, elle ne pouvait utiliser les mêmes armes que l’Islande : dévaluation, blocage des changes... (Hubert de Vauplane Alter éco Lettre d'information 21/03/13).
Les 2 principales banques (Bank of Cyprus et Laïki) ont une taille supérieure à la richesse nationale. La troïka n'a pu faire comme en Irlande, imposer au gouvernement - donc au contribuable - d'assumer les pertes de ces banques ! L'Irlande n'avait alors qu'une très faible dette publique (25% du PIB) qui a bondi à 80% du PIB… Le même traitement aurait fait passer la dette de Chypre de 87% à 150% du PIB montant explosif et ingérable (Thomas Coutrot Politis 04/04/13). Ce qui aurait mis Chypre dans la même situation que la Grèce ! L'idée était de la limiter la dette à 100% du PIB à l'horizon 2020.
La troïka s'est engagée à fournir 10 milliards d'euros, le gouvernement chypriote devant trouver le reste en ponctionnant les dépôts bancaires. Pour la première fois depuis le début de la crise de la zone euro, les épargnants seraient mis à contribution. Pour les dépôts inférieurs à 100 000 euros, avec une taxe de 6,75 %, et de 9,9 % pour les dépôts supérieurs.
Le gouvernement chypriote a tenu à taxer l’ensemble des épargnants alors que Berlin acceptait que seuls ceux détenant plus de 100 000 euros soient concernés, a déclaré Wolfgang Schäuble. Selon le Financial Times, Nicosie refusait de taxer à plus de 10 % les gros dépôts, de peur de voir les investisseurs quitter le pays. Ou peut-être parce que la société de Nikos Anastasiadis, le président chypriote, s'occupait des intérêts d'affaires russes, entre autres ? (CI 21-27/03/13).
Ce plan a déclenché l'indignation des Chypriotes et une ruée vers les distributeurs de billets pour retirer le maximum d'argent en espèces avant le blocage des comptes. Finalement, ce premier plan a été refusé par le parlement chypriote.
Pour la première fois, la BCE a adressé un ultimatum (communiqué du 21 mars) obligeant Chypre à accepter le plan sous peine de voir la ligne de crédit aux banques supprimée ce qui aurait conduit, probablement, à sortir de l'euro ! Un nouveau plan a, alors, été adopté qui ne touche pas les dépôts inférieurs à 100 000 euros. Les comptes des deux plus grandes banques du pays, dépassant 100 000 euros, sont gelés. La première (Bank of Cyprus, 18,5 milliards d'euros de dépôts) doit être restructurée et la seconde (Laïki, 9,2 milliards) liquidée. Des calculs sont en cours pour déterminer l'ampleur de la ponction prévue sur les dépôts à la Bank of Cyprus, qui a été fixée pour l'instant à 37,5 % mais pourrait aller jusqu'à 60 % (Le Monde 30/03/13).
Le nouveau chef de l'Eurogroupe a parlé d'une sorte « d'impôt sur la fortune » et « précisément ciblé sur les non-résidents ». L'objectif : faire payer les oligarques russes, épargner les oligarques européens et les actionnaires des banques européennes...
Le nouveau plan, restructurant les deux principales banques, permet d'éviter un vote au Parlement. Une entorse de plus à la démocratie... de peur que, malgré tout, Chypre ne soit tentée par le modèle islandais ?
Ponctionner les dépôts bancaires diminue la confiance dans la sécurité des fonds, pas seulement de ceux dépassant 100 000 euros ! Même au pays d'Angela Merkel : 54 % des Allemands ne font pas - ou plus - confiance aux promesses de la chancelière quant à la garantie de leurs dépôts bancaires. Contre 41 %. qui s'y fient. 62 % des sondés se font du souci pour l'avenir de leur épargne. Le quotidien berlinois Tagesspiegel résume : « Pourquoi en effet ce qui a failli se passer à Chypre, la taxation des dépôts au dessous de 100 000 euros, ne reviendrait pas à l'ordre du jour dans quelque autre pays de la zone euro un jour prochain » (27/03/13).
Mais la troïka a d'autres exigences :
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Un meilleur échange d'informations entre administrations fiscales et une enquête sur le blanchiment d'argent (Libération 25/03/13).
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Le taux d’Impôt sur les sociétés doit passer de 10 à 12,5 %. Ce genre de mesures n'avait pu être obtenue de l’Irlande.
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Le pays s’engage à ramener, d'ici 2018, la taille de son système bancaire vers la moyenne européenne (350 % du PIB), soit un changement important de modèle bancaire.
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Les autorités chypriotes mettront en place une restriction des mouvements de capitaux, notamment étrangers, pour éviter leur fuite. Surtout celle de capitaux russes et britanniques placés à des taux très intéressants.
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Les discussions doivent continuer avec la Russie sur l'extension d'un prêt de 2,5 milliards d'euros accordé en 2011 et qui doit venir à échéance en 2016 (JDD 25/03/13).
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La taxation des intérêts du capital passera de 15 à 30%.
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L’UE, la BCE et le FMI donnent désormais à Chypre jusqu’à 2017 pour atteindre un excédent primaire (hors paiement des intérêts de la dette) de 4 % du PIB, au lieu de 2016.
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Les Chypriotes connaîtront aussi un cortège de sacrifices : gel des salaires et pensions jusqu’en 2016, hausses d’impôts, report de 65 à 67 ans de l’âge de la retraite.
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En plus, la fermeture de la Laiki Bank menace 2 300 emplois locaux (Libération 26/03/13).
Bien entendu, le président de la République a annoncé un plan de croissance : dégrèvements fiscaux pour les bénéfices des entreprises réinvestis sur place, plus grandes facilités de paiement et meilleurs taux d’intérêt sur les emprunts (EurActiv.fr 02/04/13). Et l'archevêque orthodoxe de Chypre, Chrysostome II, a déclaré qu'il était prêt à mettre à disposition tout le patrimoine des églises et des cloîtres de Chypre pour préserver l’État de la faillite (Biziday Eurotopics 21/03/13).
Jusque là, lors des crises dans les autres pays de l'UE, la BCE et les gouvernements européens ont veillé à ce que les dépôts bancaires restent sûrs, ne soient pas touchés. Ils craignaient des retraits massifs dans les banques européennes. La taxation des dépôts supérieurs à 100 000 euros risque de provoquer une fuite des capitaux vers l’Allemagne, la Suisse, le Luxembourg et un effondrement d'une économie, trop dépendante de ses banques.
Aujourd'hui, la BCE surveille particulièrement la situation à Athènes, Madrid, Lisbonne, Dublin, Rome, craignant que le précédent chypriote ne crée un mouvement de panique... (Washington Post/Courrier international 21-27/03/13).
Les Russes paieront !
Le gouvernement britannique compensera le préjudice des 3 500 militaires et employés de la base militaire de l’Île (Courrier international 21-27/03/13). Ce sont les russes qui sont les grands perdants de ce plan, leurs banques sont largement exposées à Chypre et certains estiment qu’elles pourraient perdre près de 20 milliards €.
Pour la correspondante de Die Welt à Bruxelles, l’UE est arrivée à ses fins : Chypre se maintient dans la zone euro et le plan ne touche ni les petits épargnants chypriotes, ni les contribuables européens. Cet accord pourrait servir de modèle pour les prochaines crises bancaires malgré le : risque de contagion aux banques « saines » et les dommages importants sur l’économie chypriote (EurActiv.fr 26/03/13).
La descente aux enfers de Chypre s'est terminée au dépens des Russes, c'est ainsi qu'est résumé le sentiment général par le Komsomolskaïa Pravda qui rappelle que c'est dans la Bank of Cyprus que sont concentrés les principaux avoirs russes - une banque dont le principal actionnaire est un oligarque russe (Courrier international 28/03-03/04/13).
C'est peut-être pour cela que sentant venir le danger, Gazprom aurait proposé de financer la restructuration du secteur bancaire chypriote en contrepartie de l'octroi de droits pour l'exploitation du gaz chypriote. L'entreprise a démenti... Pour le Diario de Noticias, on a atteint le point où un groupe propose de racheter un État de l'UE... Le danger consiste à perdre les conquêtes de la démocratie, de sorte que nous ne soyons plus dirigés que par une entreprise unique et gigantesque (Eurotopics 19/03/13).
Peut-être aussi parce que Chypre a des relations particulières avec la Russie. Les armes russes à destination de Bachar El-Assad sont passées par Chypre, en pleine présidence chypriote de l'UE qui avait décidé d'un embargo sur les armes à destination de la Syrie (Publico CI 21-27/03/13).
L'île est le premier investisseur en Russie (elle-même premier investisseur étranger à Chypre). La part des investissements chypriotes sur l'ensemble des investissements directs étrangers en Russie est de 28%, fin 2011 soit 129 sur les 456 milliards de dollars.
Plus de la moitié des flux d'IDE vers la Russie ont pour origine des pays à fiscalité attractive. Cela signifie qu'une grande partie des flux entrant en Russie sont en réalité des investissements réalisés par des sociétés russes (CI 21-27/03/13). L'argent des oligarques russes revient blanchi dans son pays d'origine.
On peut se réjouir qu'un paradis fiscal et qui mieux est « européen » fasse les frais de la crise. Malheureusement, les Chypriotes vont en subir les dommages collatéraux. Mais quelle que soit la solution, islandaise, irlandaise ou chypriote, le peuple paie toujours plus que sa part.
La question des paradis fiscaux, y compris européens, est loin d'être réglée. Malte pointe sa candidature à la succession de façon alléchante : « Vous hésitez à installer votre société à Chypre ? Venez à Malte, 5% de taxe seulement ! » : publicité qui s’affiche sur Internet après avoir tapé les mots « Cyprus » « Malta » et « offshore » dans un moteur de recherche (Libération 25/03/13). Elle n'est pas la seule.
Pour ceux qui recherchent un paradis européen, le choix est largement ouvert : le Luxembourg, membre fondateur de l'UE, membre fondateur de l'euro... avec des dépôts qui se montent à 227 milliards d’euros, pour un PIB de seulement 44 milliards. Et Andorre, l'île de Man, l'Irlande, Jersey, Liechtenstein, Monaco, Saint-Marin, la Suisse… mais aussi de grands pays, la Grande-Bretagne (Libération 25/03/13 ). Tous les requins ne sont pas aux îles Caïman !
Mais il n'y a de marchands de drogue que parce qu'il y a des consommateurs et les banques françaises (comme BNP-Paris Bas et le Crédit agricole) ne manquent pas d'appétit pour le paradis financiers sous le regard bienveillant des États.
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