Érasme, inspirateur humaniste de l’ouverture de la jeunesse européenne
« Désormais, son cœur sera partout où règnent le savoir, la culture et les livres ; ce ne sont plus les frontières, les fleuves ou les mers, pas plus que la condition, la race ou le rang social, qui divisent le monde ; il ne connaît plus que deux catégories d’individus : en haut, l’aristocratie de la culture et de la pensée ; en bas, l’ignorance et la barbarie. Là où règnent le livre et la parole, eruditio et eloquentia, c’est là qu’est sa patrie. » (Stefan Zweig, 1935).
Le théologien humaniste, moine et chanoine, Érasme serait né à Rotterdam il y a cinq cent cinquante ans, le 27 octobre 1469. J’ai écrit au conditionnel car certaines sources le font naître deux ou trois ans plus tôt. Il est mort le 12 juillet 1536 à Bâle. Il fut un philosophe essentiel dans la pensée européenne. D’une immense érudition, mécontent de la traduction de l’époque, il a même traduit le Nouveau Testament (publié en 1516), ce qui, aux yeux de l’Église catholique, le "rangea" du côté de Luther.
On lui doit une œuvre philosophique gigantesque, sur de très nombreux sujets, l’art, l’éducation, la religion, etc. (certains regroupés dans "Colloques" en 1522), avec un style vif et efficace. Il a laissé notamment des écrits majeurs comme "L’Éloge de la Folie" [Stultitiae laus] qu’on a pu aussi traduire par "La Louange de la sottise", publié en 1511 à Paris, et qui fut interdit en 1558 par la Contre-réforme. Il a eu beaucoup d’influence sur la culture européenne. Écrit en latin à partir d’un "premier jet" rédigé chez son ami Thomas More (1478-1535) dont il partageait l’humour et l’ironie, l’ouvrage très satirique a eu aussi pour titre en grec (que je retranscris en lettre latine) : "Môrias egkômion" qui pourrait vouloir dire "Éloge de More". Jeu de mots et jeu d’idées, Érasme en était très friand.
Le texte est rédigé comme si la Folie s’exprimait elle-même, et au-delà de l’originalité du ton narratif adopté, il y a un véritable humour qui transparaît dans l’écriture d’Érasme comme on peut le lire au chapitre XX (il y a 68 chapitres en tout) : « Que de divorces et d‘aventures pires que le divorce ne multiplierait pas la vie domestique de l’homme et de la femme, si elle n’avait pour aliments et pour soutiens : la complaisance, le badinage, la faiblesse, l’illusion, la dissimulation, enfin tous mes satellites ! Ah ! qu’il se conclurait peu de mariages, si l’époux s’informait prudemment des jeux dont la petite vierge, aux façons délicates et pudiques, s’est amusée fort avant les noces ! Et plus tard, quel contrat pourrait tenir, si la conduite des femmes ne se dérobait à l’insouciance et à la bêtise des maris ! Tout cela s’attribue à la Folie ; c’est par elle que la femme plaît à son mari, le mari à sa femme, que la maison est tranquille et que le lien conjugal ne se dénoue pas. On rit du cocu, du cornard ; comment ne l’appelle-t-on pas ! Mais lui sèche sous ses baisers les larmes de l’adultère. Heureuse illusion, n’est-ce pas ? et qui vaut mieux que se ronger de jalousie et prendre tout au tragique ! ». Ce texte d’une grande lucidité (publié en 1511 !) pourrait être celui d’un auteur d’il y a un siècle, voire un demi-siècle, tellement cette pensée d’Érasme est si universelle et si moderne, si humaine (on comprend par ailleurs pourquoi ses ouvrages ont été mis à l’index !).
Érasme a également compilé des milliers de citations grecques et latines dans ses "Adages" publié en 1500 à Paris (sous le titre "Collectanea Adagiorum") qui furent tellement un succès qu’il en fit de nombreuses rééditions augmentées (jusqu’à 4 151 citations dans la seizième édition de 1536 à Bâle), considéré comme un best-seller jusqu’en 1559 car alors interdit par le Concile de Trente. Il a ainsi pu transmettre la culture "classique" gréco-latine de grands auteurs par leurs centaines de citations (qu’Érasme a commentées évidemment, c’était sa valeur ajoutée), notamment Aristote, Tite-Live, Horace, Plaute, Cicéron, Plutarque, Virgile, etc.
D’ailleurs (petite parenthèse mondaine), si vous voulez briller lors d’un dîner ou lors d’une réception, n’hésitez pas à vous procurer ce livre qui vous donne la version originale (latine ou grecque) de vieux adages pourtant très connus en français, comme "In regione caecorum, rex est luscus" [Au royaume des aveugles, les bornes sont rois], "Oderint, dum metuant" [Qu’ils me haïssent, pourvu qu’ils me craignent !], "In diem vivrer" [Vivre au jour le jour], "Alterum pedem in cymba Charontis habere" [Avoir un pied dans la tombe], "In eadem es navi" [Être dans le même bateau], etc.
D'Érasme à ERASMUS
Cependant, il est probable que si l’on interrogeait des jeunes Européens sur ce que leur dit la figure d’Érasme, la première chose qui viendrait à l’esprit serait …Erasmus, qui n’est autre que son nom réel (en latin), mais aussi et surtout, l’acronyme d’un programme européen très connu et très prisé des étudiants européens : European Region Action Scheme for the Mobility of University Students.
En fait, j’aurais dû écrire des jeunes Européens au sens très large de la jeunesse, c’est-à-dire, jusqu’aux quinquagénaires, puisque le programme Erasmus a été créé en 1987 (avec les étudiants de l’époque, donc !). La motivation, c’était surtout de donner un sens concret à la construction européenne. Il fut décidé au Conseil Européen réuni les 25 et 26 juin 1984 à Fontainebleau sous la Présidence de François Mitterrand.
L’idée est géniale et l’hommage, par son nom, rendu au philosophe européen Érasme n’est pas anodin car le programme est vraiment d’inspiration érasmienne (je ne sais pas si l’adjectif est correct). Il s’agit de permettre aux étudiants du continent européen (pas seulement l’Union Européenne puisque des possibilités avec d’autres pays sont données, notamment la Turquie, la Norvège, l’Islande, etc., en tout trente-quatre pays européens) de pouvoir étudier environ un semestre (entre deux et douze mois) dans un autre pays que le sien tout en poursuivant son cursus universitaire. Pour cela, évidemment, il a fallu une équivalence des diplômes universitaires (ce que l’Acte unique européen a permis ; parmi les améliorations à vnir, il y a les équivalences des notes, les systèmes étant parfois très différents et les administrations des universités ont parfois du mal à suivre).
Ainsi, les étudiants du programme Erasmus ont le double avantage d’avoir un double diplôme (celui de son pays d’origine et celui de son pays de séjour), ainsi et surtout de vivre avec d’autres étudiants étrangers dans une ambiance conviviale et culturelle irremplaçable, maillon fort de leur vie étudiante pour les années futures (et même engendrant de nombreux couples et familles, selon la Commission Européenne en 2014, un million de bébés seraient nés des couples Erasmus et un tiers des anciens étudiants Erasmus aurait un partenaire de vie d’une autre nationalité). Le Prix Princesse des Asturies de la coopération internationale a même récompensé le programme Erasmus en 2004 comme l’un des programmes d’échanges culturels les plus importants de l’histoire de l’humanité (rien que cela, mais c’est justifié).
En 1987, le premier budget pour deux années universitaires fut de 85 millions d’euros (ECU à l’époque). Il est actuellement de près de 15 milliards d’euros sur la période budgétaire 2014-2020, soit 1,5% du budget global de l’Union Européenne (dont 1,2 milliard d’euros rien que pour la France). Car bien sûr, faire des études à l’étranger coûte cher, pour trouver un logement, les transports, les frais d’inscription, etc. Et pour que ce soit accessible à tous les étudiants, sans conditions de ressources, il faut donc une subvention européenne (complétée parfois par des aides régionales). En 1995, le programme s’est élargi aux jeunes apprentis et en 2004, s’est élargi au monde entier, en fonction des conventions entre les différents pays voulant s’impliquer. En tous, 167 pays sont participants à travers le monde ! Le programme s’appelle Erasmus+ depuis 2014 et s’adresse non seulement aux étudiants et aux apprentis, mais aussi aux lycéens de bac professionnel, collégiens, écoliers du primaire, enseignants, bénévoles d’associations, demandeurs d’emploi, etc.
En 1987, 3 244 étudiants furent les heureux premiers "élus" de ce programme, dès 1988, ils furent 9 914, en 1989, 19 456… en 2016, ils furent 303 880 étudiants (cent fois plus !) dont 40 910 Français. Entre 1987 et 2017, on a compté ainsi 9 millions de personnes (dont 4,4 millions d’étudiants) qui ont suivi cette expérience passionnante du programme Erasmus, dont on peut retrouver l’ambiance humaine dans l’excellent film de Cédric Klapisch "L’Auberge espagnole" (sorti le 19 juin 2002). Il faut savoir aussi que le programme Erasmus a permis la mobilité professionnelle des enseignants, près de 40 000 en 2013.
Le 9 janvier 2017, l’Union Européenne a fêté le trentième anniversaire du programme Erasmus, avec beaucoup d’événements partout en Europe, par exemple, à Paris à l’Odéon-Théâtre de l’Europe. Pour cet anniversaire, le journal "Le Figaro" en a profité pour interroger des étudiants Erasmus, comme Déborah pour qui ce programme a été un « véritable accélérateur de maturité » : « En Erasmus, toutes les différences se gomment et on construit des amitiés qui n’auraient pas existé ailleurs. » (9 janvier 2017). "Le Parisien" a interrogé Laure Coudret-Laut, directrice de l’Agence Erasmus+ France : « C’est une ligne très positive sur le CV, les anciens Erasmus s’insèrent plus vite sur le marché du travail et, quand ils sont au chômage, ils y restent moins longtemps. (…) [Erasmus] change réellement les étudiants ! C’est un gain de compétences en langues étrangères, en autonomie, en relations interculturelles, en ouverture sur d’autres manières de penser et de travailler. » (9 janvier 2017).
En 2018, 85 409 personnes ont bénéficié du programme Erasmus en France, dont 49 355 étudiants et 18 000 apprentis. En 2019, 247 millions d’euros ont été alloués pour ce programme en France.
Le Président de la Commission Européenne Jean-Claude Juncker a d’ailleurs proposé de doubler le budget du programme Erasmus pour la nouvelle période budgétaire 2021-2027, à hauteur de 30 milliards d’euros (mais c’est sa successeure Ursula von der Leyen qui le proposera). C’est l’un des projets concrets et efficaces qui donnent aux citoyens un réel sentiment d’appartenance à l’Europe et à ses valeurs : 83% des étudiants Erasmus ont déclaré se sentir plus Européens après leur séjour.
À l’époque du trentième anniversaire, d’ailleurs, face aux inquiétudes sur le programme Erasmus suscitées par les conséquences du Brexit, le Ministre britannique des Affaires étrangères avait voulu rassurer en disant son souhait que le Royaume-Uni reste partie prenante du programme après sa sortie de l’Union Européenne. Ce ministre était …Boris Johnson.
L’éditorialiste Laurent Marchand avait alors écrit une chronique dans "Ouest France" : « Si tant de jeunes en Europe, et au Royaume-Uni, ont été choqués par le Brexit l’an passé, c’est parce que c’est une rupture de ce cadre. Ils ne comprennent pas la renaissance de barrières au milieu d’une Europe devenue leur terrain de jeu naturel. Ceux qui le peuvent, outre-Manche, se ruent sur les passeports irlandais que leur autorise une ascendance. Erasmus a trente ans à peine. C’est un peu jeune pour s’enfermer. » (9 janvier 2017).
Près de 10 millions de personnes sont passées en trente-deux ans dans cette extraordinaire maison commune humaine d’échanges et de convivialité qu’est le programme Erasmus. Là est l’espoir : ceux qui sont pour le repli sur soi, en Europe ou ailleurs, sont souvent des personnes qui n’ont jamais voyagé, et plus sûrement des personnes d’un certain âge, qui semblent dépassées par le monde d’aujourd’hui qui bouge (malheureusement) très vite, trop vite pour que tout le monde puisse vraiment suivre.
Alors qu’il y a encore deux générations, changer de région était déjà une sorte de véritable exil familial, les jeunes trentenaires d’aujourd’hui, grâce à Internet, grâce aux transports aériens moins chers, grâce à un meilleur apprentissage des langues, pensent global, leur monde personnel, leur univers, n’est plus leur région ni leur pays, ni même l’Europe, mais le monde entier. Une amie à Berlin, un groupe d’amis au Caire, un couple à Vienne, un interlocuteur professionnel à Sidney, un stage à Montréal, des vacances en Californie, etc. Certes, il faut pouvoir se financer cette extraterritorialité, mais la plupart sont capables de se débrouiller tout seuls, sans papa maman, travaillent, trouvent des moyens pour financer leurs rêves, leurs projets, leurs relations amicales lointaines. Pour eux, la notion de "village planétaire" a vraiment un sens, mais aussi une exigence : les inégalités, la pauvreté, la détresse humaine, même à dix mille kilomètres de son chez-soi douillet, deviennent beaucoup plus scandaleuses, insupportables, et pour tout dire, inacceptables.
C’est par cette génération, qui sera aux commandes économiquement, politiquement, culturellement, dans une vingtaine d’années, qu’il y a nature à rester optimiste sur l’évolution du monde et de la pensée politique. Elle sera basée par le respect mutuel des identités, identités d’autant intéressantes (et donc à protéger) qu’elles seront partagées, échangées avec les autres. Et d’ailleurs, comment défendre efficacement l’identité de son pays, de sa culture, si l’on refuse que les Autres viennent chez soi et qu’on refuse d’aller les voir chez eux ? C’est au contraire comme cela qu’elles meurent. Quand il n’y a pas échanges, quand il n’y a pas confrontation, il y a forfait. Le programme Erasmus est ainsi un programme exceptionnel de préservation des cultures et de leur interconnexion dans un monde en pleine complexité et en pleine évolution.
Terminons par Érasme, qui a écrit dans son original "Éloge à la Folie" : « Trouvez-vous une différence entre ceux qui, dans la caverne de Platon, regardent les ombres et les images des objets, ne désirant rien de plus et s’y plaisant à merveille, et le sage qui est sorti de la caverne et qui voit les choses comme elles sont ? (…) Il n’y a donc pas de différence ou, s’il y en est une, c’est la condition des fous qu’il faut préférer. Leur bonheur coûte peu, puisqu’il suffit d’un grain de persuasion ; ensuite, beaucoup en jouissent ensemble. ». Alors, soyons tous fous !
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (23 octobre 2019)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Érasme.
30 ans d’Erasmus.
Sylvie Goulard et la démocratie européenne.
8 contresens sur le Brexit.
Union Européenne : la victoire inespérée du Président Macron.
Européennes 2019 (7) : panorama politique continental.
Européennes 2019 (6) : le paysage politique européen.
Européennes 2019 (5) : les six surprises françaises du scrutin du 26 mai 2019.
Les résultats officiels des élections européennes du 26 mai 2019 en France (Ministère de l'Intérieur).
Ce que propose l’UDI pour les élections européennes de 2019.
François-Xavier Bellamy.
Nathalie Loiseau.
Marine Le Pen.
Européennes 2019 (4) : les enjeux du scrutin du 26 mai 2019.
Européennes 2019 (3) : l’Union Européenne est-elle démocratique ?
À quoi pense Nathalie Loiseau ?
La Vaine Le Pen.
Européennes 2019 (2) : enfin, la campagne commence !
Programme de la liste Renaissance (LREM) pour les élections européennes de 2019 (à télécharger).
Programme de la liste Les Républicains pour les élections européennes de 2019 (à télécharger).
Programme de la liste UDI pour les élections européennes de 2019.
Michel Barnier, pas très loin de la Présidence de la Commission Européenne.
Le testament européen de Jean-Claude Juncker.
Européennes 2019 (1) : la France des Douze ?
Le retour aux listes nationales aux élections européennes (2 décembre 2017).
Jean Monnet.
Emmanuel Macron à la conquête des peuples européens.
Le programme du CNR.
Discours de Robert Schuman le 9 mai 1950 au Salon de l’Horloge à Paris (texte intégral).
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