Européennes 2019 (6) : le paysage politique européen
« Le modèle européen repose sur la liberté de l’homme, la diversité des opinions, de la création. Notre liberté première est la liberté démocratique, celle de choisir nos gouvernants (…). Fondée sur la réconciliation interne, l’Union Européenne a oublié de regarder les réalités du monde. Or aucune communauté ne crée de sentiment d’appartenance si elle n’a pas des limites qu’elle protège. » (Emmanuel Macron, le 4 mars 2019).
Après une première réunion informelle à Bruxelles le 28 mai 2019 à l’issue des élections européennes des 23 au 26 mai 2019, le Conseil Européen se réunit officiellement les 20 et 21 juin 2019 pour choisir quatre de ses principaux responsables en fin de mandat : le Président de la Commission Européenne (le poste le plus important, actuellement détenu par Jean-Claude Juncker), le Haut Représentant pour les affaires étrangères et pour la politique de sécurité (sortante Federica Mogherini), le Président du Conseil Européen (sortant Donald Tusk) et le Président du Parlement Européen (sortant Antonio Tajani). La présidence de la Banque centrale européenne (BCE) est aussi à pourvoir (le mandat de Mario Draghi s’achève) mais sera négociée ultérieurement de manière indépendante.
Aucun ne sera reconduit dans la mesure où ils ne le souhaitent pas, ou ils ont déjà fait deux mandats, ou encore, ils sont dans un parti qui a échoué dans leur propre pays. La Commission Juncker finit son mandat le 1er novembre 2019, c’est-à-dire le lendemain du dernier délai pour le Brexit. Pendant tout le mois de juillet 2019, les députés européens auront à ratifier le choix des nouveaux commissaires européens, choix fait par le Conseil Européen pour le Président et par chacun des États membres pour les autres commissaires.
Les États européens sont dirigés par des gouvernements aux courants politiques très différents, au contraire d’il y a une dizaine d’années où le centre droit était hégémonique parmi les gouvernements européens. "Le Monde" du 29 mai 2019 a ainsi noté la difficulté de ce délicat exercice de nominations : « Les leaders des six plus grands pays de l’Union Européenne sont tous de partis différents : l’Allemande est démocrate-chrétienne, le Français est "progressiste", l’Italien est d’extrême droite, l’Espagnol est socialiste, le Polonais est nationaliste, et la Britannique ne pense qu’à partir. ».
Les élections européennes des 23 au 26 mai 2019 ont été l’occasion, pour les vingt-huit États membres de l’Union Européenne, d’une sorte de remise des compteurs politiques à zéro dans le paysage politique national de chacun des pays, d’autant plus que ce fut l’occasion, pour la Belgique par exemple, des élections législatives en parallèle, ou l’amorce de nouvelles élections législatives en Grèce et en Autriche.
Je veux brosser un double panorama : d’abord, ici, le paysage politique européen, issu de ces élections européennes de 2019, et ensuite, le paysage politique national de certains pays (ultérieurement).
D’abord, peut-on vraiment parler de paysage politique européen ? À mon sens, oui. Depuis 1979 et les élections du Parlement Européen au suffrage universel direct, une véritable scène politique européenne a pris son essor indépendamment d’une simple juxtaposition des scènes nationales. Depuis 2014 et l’idée du Spitzenkandidat (voir ici), la scène politique européenne s’est affirmée et renforcée. Il n’y a pas encore de "peuple européen" (il y a des peuples européens), mais il y a déjà un paysage politique européen.
La constitution des groupes politiques au sein du Parlement Européen, qui impose un nombre minimal de nationalités pour pouvoir être créés, oblige à une harmonisation des courants politiques à l’échelle européenne. Si le centre gauche ne posait pas de problème, avec le groupe S&D qui regroupent les sociaux-démocrates et les socialistes européens, c’était déjà moins évident pour le centre droit.
Au niveau européen, le centre droit était représenté par le PPE, parti populaire européen, qui regroupe le courant démocrate-chrétien des pays européens. Si ce courant est classique dans beaucoup de pays, ce n’était pas le cas en France si ce n’est avec un parti centriste, le CDS (appartenant à l’UDF) qui était membre de l’internationale démocrate-chrétienne et donc, du PPE. Les autres membres du centre droit français se répartissaient soit au groupe ADLE (libéraux et démocrates, l’équivalent du FDP allemand), centriste (pour le Parti républicain, mais c’était aussi le groupe de Simone Veil qu’elle a même présidé), ou un groupe vaguement souverainiste regroupant le RPR (et éventuellement les conservateurs britanniques).
Cet éclatement des députés européens français au sein des groupes (au contraire des Allemands qui se répartissaient entre S&D pour le SPD et PPE pour la CDU/CSU) faisait que la France avait peu d’influence au sein du Parlement Européen malgré trois Présidents français (Simone Veil, Pierre Pflimlin et Nicole Fontaine) et une démographie imposante. Il faut ajouter aussi que le choix des candidats en France a été souvent critiquable puisque c’était soit un lot de consolation après un échec électoral, soit une récompense personnelle, soit enfin, un tremplin pour de futures fonctions nationales, en clair, rarement basé sur l’engagement européen du candidat.
Conscient de cet état des choses, au début des années 2000, en même temps que la fondation de l’UMP, l’ensemble des parlementaires européens élus sous la bannière UMP est allé s’inscrire au groupe PPE. Parallèlement, les conservateurs européens aussi sont entrés au PPE (très temporairement). Si bien que l’UDF de Français Bayrou a réagi en considérant que le PPE ne devenait qu’un syndicat conservateur et n’était plus spécifiquement composé de personnalités engagées pour la construction européenne. L’UDF a donc quitté le PPE pour rejoindre l’ADLE, parti se positionnant au centre, ce qui était plus cohérent avec le positionnement national de François Bayrou (cela a suscité d’ailleurs une polémique avec Maurice Druon qui n’était pas dépourvue d’intérêt intellectuel).
Jusqu’à maintenant, les deux principaux groupes politiques étaient le PPE et les S&D, le clivage classique droite/gauche qu’on pouvait retrouver au sein de chaque pays. Ainsi, ces deux groupes, représentant beaucoup plus que la majorité absolue (parfois les deux tiers) des députés européens, se partageaient l’ensemble des responsabilités et en particulier la Présidence du Parlement qu’ils alternaient : trente mois PPE, trente mois S&D. Cela empêchait tout autre alternance par un simple jeu de commodités politiciennes et de verrouillage partisan.
L’essor de ce paysage politique européen a rendu plus difficile l’existence sur la scène européenne de tout parti national ovni. C’est le cas de LREM créé ex nihilo par Emmanuel Macron en 2016, ne reprenant aucune tradition philosophique politique et n’absorbant aucun courant politique français déjà existant (comme les partis centristes : MoDem, Mouvement radical, UDI, etc.). C’était le défi d’Emmanuel Macron pour ces élections européennes du 26 mai 2019. L’idée était de venir en force dans le groupe centriste du Parlement Européen, à savoir le groupe ADLE, mais dont la dénomination, qu’avait acceptée François Bayrou pour y siéger, ne convenait pas à LREM, considérant que le mot "libéral" en France a une connotation (injustement) négative.
Un accord a eu lieu le 12 juin 2019 avec une nouvelle appellation de ce groupe, Renaissance Européen (en anglais Renew Europe), reprenant le titre de la liste française menée par Nathalie Loiseau. En revanche, alors qu’elle avait toutes les qualifications pour y prétendre, Nathalie Loiseau a dû renoncer le 13 juin 2019 à présider ce groupe, malgré le grand nombre de membres français, en raison de son énième gaffe politique et diplomatique (elle a fustigé imprudemment tous ses partenaires devant des journalistes, difficile après cela de rassembler).
Parallèlement, depuis une dizaine d’années, ce paysage politique européen s’est éclaté avec la montée de quatre courants : l’extrême droite, les conservateurs eurosceptiques, les écologistes et les centristes (j’appelle "centristes" ceux qui s’intègrent dans le groupe Renaissance Europe, ex-ADLE). Pour la première fois, le PPE et les S&D ne feront plus la loi à eux seuls car ils ne représentent plus, à eux deux seuls, la majorité absolue au Parlement Européen. En 2014, PPE et S&D contrôlaient 401 sièges sur 751 alors qu’en 2019, ils ne contrôlent plus que 329 sur 751. L’éclatement a donc eu lieu, mais pas comme on aurait pu le prévoir.
En effet, il est difficile de parler de tendances politiques européennes, car la composition de ce 9e Parlement Européen élu au suffrage universel direct n’est le résultat que des vingt-huit tendances politiques nationales que j’évoquerai dans un autre article. En revanche, ce que les éditorialistes et observateurs prévoyaient, c’était un Parlement Européen dominé par les eurosceptiques avec une forte représentation des partis d’extrême droite et de droite eurosceptique et souverainiste.
Or, il n’en est rien. Cette vague d’euroscepticisme n’a pas déferlé à Strasbourg ni à Bruxelles. Le léger regain de participation électorale, observable partout en Europe (là est peut-être la seule tendance européenne), n’a pas bénéficié aux deux grands partis gouvernementaux de droite ou de gauche (PPE et S&D), mais a quand même consolidé, paradoxalement, les partisans de la construction européenne.
Si l’on essaie de cumuler les partis pro- et anti-européens et de les comparer avec les élections européennes de 2014, voici le panorama en nombre de sièges. Pro-européens : 512 sur 751 en 2014, et 513 (dont 36 députés européens britanniques) sur 751 en 2019, et surtout, anti-européens : 129 sur 751 en 2014, et 203 sur 751 en 2019, en sachant que sont intégrés 33 députés européens britanniques qui partiront après le Brexit.
Le résultat, c’est donc que les eurosceptiques, certes, ont amélioré leur représentation parlementaire, qu’ils se sont aussi mieux structurés, mais ils sont loin d’atteindre la majorité absolue des membres, ils ne représentent qu’un quart du Parlement Européen, et encore, ils sont profondément divisés, entre extrême droite et extrême gauche (peu représentée) et aussi entre extrême droite et droite populiste.
J’oserais parler d’un clivage entre l’euroscepticisme gouvernemental (qui a remporté les élections en Pologne et en Hongrie, entre autres), et l’euroscepticisme d’extrême droite (qui peut être gouvernemental comme en Italie). Ce sont deux euroscepticismes populistes, mais le populisme est très largement partagé sur tout l’échiquier politique (en France, seul François Fillon, des quatre principaux candidats à l’élection présidentielle de 2017, n’était pas un candidat populiste, les trois autres le furent à leur manière, populisme d’extrême droite, populisme d’extrême gauche, mais aussi populisme de centre, Emmanuel Macron a bâti sa campagne électorale sur l’argument anti-système, ancien monde/nouveau monde).
Ainsi, le parti conservateur qui est au pouvoir en Pologne ne veut pas s’allier avec les partis d’extrême droite de Matteo Salvini, Marine Le Pen, Heinz-Christian Strache ou même l’AfD allemande, surtout en raison de leurs relations avec la Russie. Les Polonais ont trop souffert de l’hégémonie soviétique pour accepter de regarder la Russie comme une alliée plus importante que les États-Unis dans le jeu européen. De même, les brexiters de Nigel Farage ne veulent pas se confondre avec l’extrême droite allemande.
Quant au parti de Viktor Orban, malgré son populisme, son nationalisme qui a insulté sur ses affiches Jean-Claude Juncker, pourtant le représentant européen de son parti d’affiliation, le PPE, il reste au PPE et c’est sage que le PPE l’ait accepté. Viktor Orban, qui a triomphé aux élections européennes, n’est pas d’extrême droite et il doit faire, lui aussi, avec une formation d’extrême droite qui aurait sans doute beaucoup plus d’audience électorale sans lui et ses attaques eurosceptiques.
Certes, il y a eu progression des courants eurosceptiques, mais faible progression. Si Marine Le Pen a péniblement mis un an à constituer un groupe en 2014, ce ne fut pas le cas cette année, grâce à la grande victoire de la Ligue de Matteo Salvini. Il a été facile de former un groupe qui, le 12 juin 2019, s’est appelé Identité et Démocratie comprenant la Ligue de Matteo Salvini, le RN de Marine Le Pen, le FPÖ (très sulfureux) de Heinz-Christian Strache (qui a dû démissionner à cause de l’Ibizagate, un énorme scandale qui n’a pas fini de faire des dégâts dans l’extrême droite autrichienne), et les très extrémistes AfD. En tout, ils sont 73 membres et se classent (seulement)) cinquième groupe le plus important.
Les conservateurs et réformistes européens (CRE) ont 63 sièges (un gain de 17 sièges). Les deux principaux groupes ont perdu beaucoup de sièges, mais restent encore en tête : le PPE, avec 183 sièges, a perdu 27 sièges, et S&D, avec 146 sièges, a perdu 45 sièges.
En fait, les deux gagnants du scrutin européen de 2019, ce sont les centristes de Renaissance Europe, troisième groupe, avec 106 sièges, soit un gain de 47 sièges, et les écologistes, quatrième groupe, avec 78 sièges, soit un gain de 26 sièges.
C’est pour cette raison qu’Emmanuel Macron, qui a obtenu un score honorable en France, considère que les élections européennes l’ont conforté dans son approche politique. Rompant ainsi avec le monopole PPE-S&D, Emmanuel Macron est celui qui a réussi à faire bouger les lignes européennes (le seul pour l’instant). Il peut envisager une majorité politique excluant le PPE avec S&D, RE (Renaissance Europe) et les écologistes (367 sièges sur 751, presque la majorité absolue) ou encore s’intégrer dans une large alliance PPE-S&D-RE avec ou sans les écologistes.
Dès le dîner du 28 mai 2019, Emmanuel Macron a fait accepter ses conditions pour les nominations : sur les quatre postes, la parité totale, deux femmes, et les quatre doivent être attribués à des personnalités qui ont fait de l’engagement européen leur propre démarche politique. En outre, il faut un équilibre entre Est et Ouest et entre Nord et Sud.
Pour la Présidence de la Commission Européenne, Emmanuel Macron a ainsi avancé le nom de trois personnalités : le travailliste néerlandais Frans Timmermans (58 ans), actuel premier Vice-Président de la Commission Européenne et ancien Ministre des Affaires étrangères de son pays, l’ancien Ministre français des Affaires étrangères Michel Barnier (68 ans), actuel négociateur en chef du Brexit, et la centriste danoise Margrethe Vestager (51 ans), ancienne ministre danoise (Éducation, Économie et Intérieur), ancienne présidente du parti social-libéral danois, et actuelle Commissaire européenne à la Concurrence (qui a refusé le 6 février 2019 la fusion entre Alstom et Siemens). Cette commissaire, qui parle couramment le français et passe ses vacances sur l’île d’Oléron, est régulièrement appelée par la presse "la Dame de fer face aux GAFA" ou "la femme qui fait trembler Google". Sa désignation renforcerait assurément l’existence politique et l’incarnation politique de l’Union Européenne.
Certaines rumeurs évoquaient avant les élections européennes de la possible nomination de la Chancelière allemande Angela Merkel comme Présidente du Conseil Européen (succédant à Donald Tusk). Cela aurait l’avantage de nommer une femme d’expérience à la compétence incontestable même si l’antigermanisme primaire observé fréquemment en France pourrait faire grincer des dents, et aurait pu faciliter la situation politique en Allemagne en permettant un retrait en douceur d’Angela Merkel. Aujourd’hui, après le très mauvais score de son parti, la CDU, son héritière Annegret Kramp-Karrenbauer (AKK), après à peine six mois à la tête de la CDU, est déjà très contestée et le maintien d’Angela Merkel préserverait sans doute le mieux la stabilité politique du pays.
Les dirigeants européens auront encore un peu de temps pour se déterminer. Ce qui est sûr, c’est que la vague d’euroscepticisme annoncée avant le scrutin européen aura peu d’effet dévastateur à l’intérieur du Parlement Européen. Mais l’éclatement du paysage politique européen promet encore de belles négociations pendant ces cinq prochaines années.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (19 juin 2019)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Européennes 2019 (7) : panorama politique continental.
Européennes 2019 (6) : le paysage politique européen.
Européennes 2019 (5) : les six surprises françaises du scrutin du 26 mai 2019.
Les résultats officiels des élections européennes du 26 mai 2019 en France (Ministère de l'Intérieur).
Ce que propose l’UDI pour les élections européennes de 2019.
François-Xavier Bellamy.
Nathalie Loiseau.
Marine Le Pen.
Européennes 2019 (4) : les enjeux du scrutin du 26 mai 2019.
Européennes 2019 (3) : l’Union Européenne est-elle démocratique ?
À quoi pense Nathalie Loiseau ?
La Vaine Le Pen.
Européennes 2019 (2) : enfin, la campagne commence !
Programme de la liste Renaissance (LREM) pour les élections européennes de 2019 (à télécharger).
Programme de la liste Les Républicains pour les élections européennes de 2019 (à télécharger).
Programme de la liste UDI pour les élections européennes de 2019.
Michel Barnier, pas très loin de la Présidence de la Commission Européenne.
Le testament européen de Jean-Claude Juncker.
Européennes 2019 (1) : la France des Douze ?
Le retour aux listes nationales aux élections européennes (2 décembre 2017).
Jean Monnet.
Emmanuel Macron à la conquête des peuples européens.
Le programme du CNR.
Discours de Robert Schuman le 9 mai 1950 au Salon de l’Horloge à Paris (texte intégral).
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