Il ne suffit pas de voter pour être en démocratie, il faut aussi constituer un peuple, avoir un sentiment d’appartenance et accepter et faire vivre des institutions communes. Le débat, faiblement audible, sur l’Europe passe par les politiques nationales et y reste le plus souvent. Pour la part de ce débat qui concerne l’Europe, il est guidé par une division Europe libérale ou Europe sociale, c’est-à-dire des considérations de principe sur l’action d’une union d’Etats. La création d’un peuple européen n’est pas évoquée, elle nécessiterait beaucoup de temps, et une centration sur le fait que la construction européenne doit se mettre à ce désir qui est une ardente obligation.
La construction européenne est sans doute la première tentative d’aller vers un Etat « fédérateur » en partant des ententes entre les Etats déjà présents. Les premiers accords, on le sait, portèrent sur l’acier et le charbon. Il n’était pas fait mystère à l’époque qu’il s’agissait de s’informer les uns les autres d’un effort de guerre de l’un ou de l’autre en contrôlant les échanges de matériaux nécessaires à cet effort. L’Europe contre la guerre, la guerre prise par son versant technique, la préparation de guerre, l’infléchissement de la structure industrielle (et des achats-ventes de matières premières).
Cette approche définissait aussi un départ vers une Europe politique. On peut y voir une sorte de pragmatisme matérialiste. Matérialisme : l’économie est la base de la société, ce qui est très marxiste – il n’y a pas besoin de le penser, ni de le dire – Pragmatisme : après avoir empêché la guerre par l’économie, on peut « monter » sur cette base économique de « pacification industrielle forcée » une extension de la surface économique (agrandir le territoire des accords à toute l’industrie, puis à toute l’économie) et on peut monter sur cette unification des économies, une unification politique. Ce parcours (marche vers un Etat par les Etats et en s’appuyant sur l’économie) n’a sans doute aucun antécédent dans l’Histoire des hommes.
On peut voir l’Europe comme une unité culturelle, partagée par des pays divisés et fratricides, en guerres fréquentes. L’unité culturelle de l’Europe passe par la religion, institution la plus ancienne et la plus pérenne, la diffusion des inventions et techniques (art roman, gothique, musique classique, imprimerie, découverte des Amériques et de la rotondité de la planète…) les modes de vie et d’organisation politique (Moyen-âge, noblesse, royautés de source papale…), diffusion des idées politiques : démocratie, République, scolarisation, droit… Le tout découlant sans doute de l’héritage commun de l’Empire romain, revisité par chaque peuple, selon un droit d’inventaire « naturel ».
Cette Europe est portée aussi par les conquérants européens, qui en « visualisent », actualisent de temps en temps les grandes lignes (même sans en avoir conscience) : Charlemagne, Napoléon et Hitler. En dehors de ces grands conquérants qui ont échoué ou réussi partiellement, sur une partie du territoire et pour un temps court, les pays européens se sont fait la guerre pour des luttes dynastiques le plus souvent. Pour des territoires mitoyens aussi parfois. Des rassemblements ont eu lieu de temps en temps au hasard de ses arrangements dynastiques : Charles Quint a été Empereur d’une bonne partie, assez incongrue, de l’Europe. En France, nous avons eu des régentes italiennes, les De Médicis ; des sortes de premiers ministres étrangers, Mazarin, italien… Necker suisse…
L’Europe économique organisée par les Etats n’arrive pas à créer un peuple et n’arrive même pas à rencontrer les peuples existants. L’inversion du mouvement instituant se continue : c’est l’Etat qui tente de créer le peuple. Le peuple s’exprime, en démocratie, entre autres moyens, par le vote. Mais des élections peuvent-elles, à force de temps, créer un peuple ? Des votes peuvent-ils souder des peuples ? ou y contribuer ? Le peuvent-ils quand ces peuples à syndiquer (mettre ensemble) ont culture commune et longue histoire de guerres croisées ?
De plus, les Etats européens en marche vers leur unité ont refusé les résultats des élections et ont « dissous le peuple » avant même qu’il ne se constitue. Ils ont biaisé des résultats qui entravaient ce rassemblement des Etats. Un Premier ministre français a parlé de patriotisme économique sans cesser dans le discours d’être membre d’un parti et d’un gouvernement pro-européen. La fusion GDF-Suez est partie en réponse à une menace d’OPA du groupe d’électricité italien Enel sur Suez. L’Allemagne a pratiqué, avec une restructuration de ses prélèvements obligatoires, l’équivalent d’une dévaluation (interne à l’Europe). Le débat politique à propos de l’Europe est fondé sur la direction politique générale de cette union en construction : schématiquement, Europe libérale contre Europe sociale ; et Etats au sens d’unités politiques contre Europe technocratique.
Tout se passe comme si la construction européenne restait l’affaire des Etats et des élus et que le peuple était convoqué de temps en temps pour donner son accord à l’action politique des Etats. Sauf que rien ne vient du peuple pour contester cet état de fait, et revendiquer une marche vers l’Europe des peuples. Tout au contraire. Les Allemands n’apprennent plus le Français et réciproquement. Le temps psychologique, le temps de l’homme n’est pas accéléré par l’accélération des relations humaines, par la précipitation des innovations… Il faudrait aller vers une union des formes de vie et d’échanges entre européens au niveau du vécu (lol).
Le programme Erasmus est sans doute un modèle de cette imprégnation réciproque, lente et sans discours, tissage de fils par la pratique, ni par la décision, ni par le débat, ni par l’idée... Il faut laisser ce mixage agir longtemps et ne pas considérer qu’il n’agit pas parce qu’il ne produit pas une nouveauté visible tous les deux ans, comme c’est le cas dans l’informatique et la téléphonie. Il nous faudrait viser des syndicats européens, des associations type loi 1901 européennes… En 1964, Georges Brassens écrivait les deux oncles. Contre la guerre de 39-45, il voyait les jeunes gens ne pas plus se soucier de cette guerre que de la guerre de cent ans, il les voyait « faire l’amour ensemble et l’Europe de demain ».
Ce n’est pas ce qu’il s’est passé. Nous avons l’euro, l’espace Schengen, l’UE après la CEE… 27 pays européens, des demandes d’entrer dans l’union etc. Nous ne faisons pas l’Europe en faisant l’amour ! Nous n’avons pas progressé sur le chemin de la création d’un peuple européen. Nous n’en avons même pas capté la problématique. Il ne suffit pas de voter pour être en démocratie, il faut constituer un peuple. Nous sommes dans une pensée hémiplégique en cherchant l’action publique au sommet des sociétés sans s’occuper de créer une société qui puisse porter cette action publique.