Joachim Gauck : merci l’Allemagne !
« Plusieurs millions de citoyens français et d’amis venus des quatre coins du monde étaient rassemblés dimanche [11 janvier 2015] pour des marches silencieuses (…). Dans les rues et sur les places de Paris flottaient les drapeaux de nombreuses nations et toute la ville était bien, ce jour-là (…), "la capitale du monde". Tous ceux et celles qui ont manifesté en France, chez nous en Allemagne ou ailleurs, ont envoyé un message, ce message commun : nous nous mobilisons contre la haine et l’intolérance. Ensemble, nous défendons notre liberté. (…) Aujourd’hui, il est donc parfaitement clair qu’il y a un quart de siècle, nous n’étions nullement arrivés à la "fin de l’Histoire", ni en Allemagne, ni en Europe, ni même ailleurs dans le monde. Certes, la guerre froide était terminée et, partant, la confrontation entre des blocs militaires bien armés, mais notre univers devenait en revanche plus complexe, les menaces et les risques plus diffus. » (Joachim Gauck, le 15 janvier 2015 au château de Bellevue).
Le Président de la République fédérale d’Allemagne Joachim Gauck a l’habitude des paroles de bon sens et de haute tenue politique. Il a ainsi prononcé un très beau discours (texte intégral ici) lors des cérémonies du vingt-cinquième anniversaire de la Réunification allemande le 3 octobre 2015 à Francfort (chaque année, une ville est chargée de la célébration).
Gauck ou l’exigence morale
Il faut avoir à l’esprit que le rôle du Président de la République fédérale d’Allemagne est honorifique et surtout, très symbolique, une sorte de reine d’Angleterre républicaine. Mais au-delà de la fonction institutionnelle, Joachim Gauck est aussi une personnalité très reconnue pour son sens moral, à l’instar d’un Vaclav Havel ou d’un Arpad Goncz, résistant contre la dictature communiste et démocrate dans un contexte courageux. Le premier personnage de l’État allemand est d’ailleurs très populaire dans son pays, beaucoup plus qu’au sein même de la classe politique.
À 75 ans (né en pleine guerre), pasteur luthérien qui n’a jamais voulu de carrière politique (il a juste été élu député pour quelques mois, d’avril à octobre 1990), Joachim Gauck jouit de cette réputation d’exemplarité et malgré sa proximité avec le SPD, la CDU avait joint ses voix pour le faire élire à cette fonction le 18 mars 2012 avec 991 voix sur 1 124 dès le premier tour, après la démission mouvementée de son prédécesseur Christian Wulff (accusé de corruption mais la justice allemande l’a acquitté le 27 février 2014). Christian Wulff l’avait battu à l’élection présidentielle du 30 juin 2010 (la CDU avait proposé à Joachim Gauck son soutien à l’élection présidentielle du 23 mai 1999 mais il avait refusé et la CDU était minoritaire et n’était donc pas en position d’imposer son candidat et le 30 juin 2010, le SPD avait réussi à le convaincre de se porter candidat mais le SPD était redevenu minoritaire).
Une telle réputation n’est pas étonnante puisque Joachim Gauck était un Allemand de l’Est (comme Angela Merkel) et fut parmi ceux qui ont mené le mouvement de libération en 1989 et 1990 comme porte-parole du Nouveau forum. Sa probité l’avait mené dès la Réunification aux très stratégiques responsabilités de Commissaire fédéral pour la documentation de la Stasi de l’ex-RDA du 4 octobre 1990 au 11 octobre 2000, poste crucial où il a gagné une très honorable notoriété de défenseur des droits de l’Homme et de témoin de la période noire du communisme.
Les 25 ans de la chute du mur de Berlin
L’an dernier, pour le vingt-cinquième anniversaire de la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 2014, avaient été invitées des personnalités comme Mikhaïl Gorbatchev, Lech Walesa et aussi Miklos Nemeth (67 ans), qui fut le dernier Premier Ministre communiste de Hongrie, gérant la transition démocratique du 24 novembre 1988 au 23 mai 1990, aux côtés du Ministre d’État Imre Pozsgay, qui avait compris que le grand frère soviétique ne bougerait pas le petit doigt si la Hongrie ouvrait ses frontières avec l’Autriche : « Nous avons commémoré [en 2014] le début de deux guerres mondiales horribles, et nous avons commémoré la révolution pacifique de 1989, ce triomphe de la liberté et du courage humain. (…) Nous, Allemands, n’avons pu recouvrer l’unité dans la liberté qu’avec l’aide de nos voisins et de nos partenaires, et non pas sans eux et pas contre eux. » (Joachim Gauck le 15 janvier 2015 à Berlin).
Le 3 octobre 2015 à Francfort
À la cérémonie du vingt-cinquième anniversaire de la Réunification, il y avait aussi de très nombreux invités aux côtés de la Chancelière allemande Angela Merkel, en particulier le Président de la Commission Européenne Jean-Claude Juncker et Bogdan Borusewicz (66 ans), résistant anticommuniste et membre de Solidarnosc, Président du Sénat polonais depuis le 20 octobre 2005. Je n’ai pas connaissance de la représentation diplomatique française mais apparemment, pas à un très haut niveau de l’État, ce qui est regrettable pour un partenaire et ami privilégié (à ma connaissance, aucun membre de l’Exécutif français).
Le Président Joachim Gauck a rendu hommage, dans son discours dans l’ancien opéra (Alte Oper) de Francfort, aux militants des droits de l’Homme de l’ex-RDA : « L’unité est née de la révolution pacifique. (…) Ils avaient surmonté leurs peurs et vaincu leur oppresseurs dans un puissant mouvement populaire. Ils avaient conquis la liberté. (…) La révolution pacifique le montre : nous, Allemands, sommes capables de liberté. (…) L’Allemagne a trouvé son unité, politique, sociale, économique et, avec un retard compréhensible, mentale, dans la liberté. ».
Mais Joachim Gauck a plutôt voulu se tourner vers l’avenir. Comme en 1990, il n’y a pas de modèle historique pour l’arrivée massive des réfugiés syriens en Allemagne : « Comme en 1990, un défi nous attend qui va nous occuper sur plusieurs générations. ».
Il a ainsi félicité la solidarité active de ses compatriotes pour ces nouvelles personnes en détresse : « Dans les communes, les Länder, au niveau fédéral, des choses extraordinaires sont accomplies. Ce pays peut en être fier, et s’en réjouir. Et je le dis aujourd’hui : merci l’Allemagne ! ».
Faisant état aussi des réserves que de nombreux Allemands ont face à ce nouveau défi, Joachim Gauck a rejoint Angela Merkel dans la nécessité d’une solution européenne : « Chacun ou presque sent l’inquiétude se mêler à cette joie, chacun sent le besoin humain d’aider les oppressés s’accompagner d’une crainte devant l’ampleur de la tâche. C’est notre dilemme. Nous voulons aider. Notre cœur est grand. Mais nos possibilités sont finies. (…) Il ne peut pas y avoir de solution à la crise migratoire, si ce n’est une solution européenne. ».
Et il a ajouté : « Nous ne pourrons pas réduire l’afflux des réfugiés, à moins que nous redoublons nos efforts ensemble pour soutenir les réfugiés dans les régions en crise et notamment pour lutter contre les causes de cette migration. Et nous devons aussi bien comprendre : nous ne pourrons pas rester ouverts comme aujourd’hui, si nous ne décidons pas tous ensemble d’améliorer la sécurité des frontières extérieures de l’Europe. ».
Cette solution européenne peine à se construire, comme l’a démontré le Conseil européen des 15 et 16 octobre 2015 à Bruxelles. Certes, une position commune a été adoptée vis-à-vis de la Turquie, avec la décision de lui accorder des fonds d’aide de 3 milliards d’euros (mais la Turquie en aurait besoin de 7) et la libéralisation des visas pour les ressortissants turcs en Union Européenne (mais la Turquie voulait aussi l’amorçage des négociations d’adhésion !), la situation n’est pas encore très claire sur la manière d’assurer le contrôle des frontières, ni sur le financement par les États du fonds décidé.
Le 3 octobre 2013 à Stuttgart
Deux ans auparavant, lors des cérémonies du 3 octobre 2013 à Stuttgart, Joachim Gauck avait là aussi prononcé des mots plein de bon sens sur trois points : la baisse démographique (à l’époque, la question des réfugiés syriens n’était pas encore d’actualité), la révolution numérique qui aurait permis de mieux résister à l’oppression communiste dans les années 1980 mais qui met aussi en danger la vie privée, et enfin, la place dans le monde d’une Allemagne réconciliée avec elle-même.
L’Allemagne, en effet, s’est réconciliée avec elle-même, pour Joachim Gauck : « Aujourd’hui, l’Allemagne unie est forte au plan économique, elle jouit d’une grande estime sur la scène mondiale où elle doit prendre ses responsabilités. Notre démocratie est vivante et stable. L’Allemagne a élaboré un modèle de société caractérisé par une forte adhésion des citoyens à leur pays. Nous jouons même un rôle d’exemple pour nombre de pays dans le monde, ce qui relève presque de l’inimaginable pour les hommes et les femmes de ma génération. Tout cela fait naître en nous un sentiment de reconnaissance et de joie. ».
Il avait toutefois pointé le handicap démographique de l’Allemagne : « Notre population est en train de vieillir à un rythme jusque-là encore inédit et, de plus, elle diminue. (…) Cela crée une situation précaire susceptible de contraindre nos enfants et nos petits-enfants à se restreindre considérablement. (…) Notre objectif doit être le suivant : n’abandonner personne, ni au début ni à la fin de la vie. Si nous l’acceptons et si nous le gérons, le changement démographique peut rendre notre société plus juste et plus solidaire mais aussi plus riche en facettes et plus mobile et lui permettre d’affronter l’avenir. ».
Il s’était aussi inquiété de la transformation de la société par Internet qui met en danger la vie privée des citoyens, lui qui a consacré dix ans de sa vie à organiser les archives de la Stasi : « Il n’y a guère de différence entre être à la merci et se livrer soi-même. Cette vie privée que nos ancêtres ont conquise de haute lutte contre l’État et que nous avons tenté de protéger avec opiniâtreté contre la mise au pas et le flicage des opinions dans les régimes totalitaires, tend à disparaître. Pour beaucoup, la publicité n’est plus perçue comme une menace mais comme une promesse d’être vu et reconnu. Ils ne comprennent pas ou ne veulent pas comprendre qu’ils participent ainsi à la construction d’un jumeau numérique qui révèle, ou pourrait révéler, non seulement leurs forces mais aussi leurs insuffisances. Un jumeau qui pourrait aussi dévoiler leurs échecs ou leurs faiblesses, ou encore des informations sensibles sur leurs maladies. Il rendrait l’individu transparent, prévisible et manipulable pour des services, pour la politique, le commerce et le marché de l’emploi. (…) Comme face à toute innovation, il ne faut pas céder à la peur mais agir en citoyen éclairé et autorisé. Aussi la protection des données pour la sauvegarde de la vie privée devrait-elle être aussi importante que la protection de l’environnement pour la sauvegarde des bases de l’existence. ».
À ceux qui demandaient une plus grande implication internationale de l’Allemagne dans les enjeux mondiaux, Joachim Gauck avait rappelé : « Notre engagement est-il à la mesure de l’importance de notre pays ? (…) L’une des forces de notre pays est d’avoir su gagner l’amitié de tous nos voisins et d’être devenu un partenaire fiable au sein des alliances internationales. Ainsi intégrée et acceptée, l’Allemagne a pu garantir la liberté, la paix et la prospérité. Préserver cet ordre politique et notre système de sécurité et les préparer pour l’avenir, surtout en période incertaine, tel est notre intérêt principal. ».
L’importance d’une mémoire réconciliée
Des paroles fortes de réconciliation, Joachim Gauck en a souvent dites. Ainsi, le 4 septembre 2013, au cours d’une visite d’État, il s’était recueilli aux côtés du Président de la République française François Hollande à Oradour-sur-Glane, tristement célèbre pour le massacre de sa population (642 morts) par une division SS le 10 juin 1944 (un parmi de nombreux massacres en 1944) : « Je ne cacherai pas [aux familles] mon état d’âme, je n’hésiterai pas, en pleine conscience politique, à dire que cette Allemagne que j’ai l’honneur de représenter est une Allemagne différente de celle qui hante leurs souvenirs. » en évoquant « la nouvelle Allemagne, pacifique et solidaire ».
C’était la première fois qu’un dirigeant allemand se rendait sur les lieux du crime. Il avait parlé avec les familles des victimes de ces massacres et a même tenu la main de Robert Hébras (88 ans en 2013), l’un des trois survivants du massacre, avec François Hollande, image qui ne peut que rappeler celle de François Mitterrand et Helmut Kohl se tenant par la main à l’ossuaire de Douaumont, près de Verdun le 22 septembre 1984.
Joachim Gauck s’était rendu également le 7 mars 2014 à Liguiades, un village en Grèce qui connut un massacre de 90 personnes par les nazis le 3 octobre 1943 et Joachim Gauck avait demandé pardon au nom de l’Allemagne aux familles des victimes, devant le Président de la République de Grèce Karolos Papoulias. Joachim Gauck s’était aussi rendu à Lidice, en Bohème, près de Prague le 11 octobre 2012 avec le Président tchèque Vaclav Klaus, mais n’y avait pas seulement présenté ses excuses pour le massacre nazi du 10 juin 1942 (au moins 272 morts). Le quotidien tchèque "Lidove noviny" expliquait : « Gauck est allé plus loin. Il a évoqué sa profonde tristesse et sa honte. (…) C’est un homme régi par les émotions, mais aussi par des principaux moraux clairs. Le geste qu’il a fait à l’égard de la République tchèque, aucun haut représentant allemand n’avait encore été en mesure de le faire jusque-là. » (11 octobre 2012).
Joachim Gauck avait aussi présenté les excuses de l’Allemagne devant le Président italien Giorgio Napolitano à Sant’Anna di Stazzema, en Toscane, le 24 mars 2013 pour le massacre de 570 villageois dont 107 enfants par les nazis le 12 août 1944.
Joachim Gauck, l’honneur de l’Allemagne et de l’Europe
Ce n'est pas anodin que les deux têtes de l'Exécutif allemand sont originaires de l'ex-RDA. En élisant il y a trois ans Joachim Gauck à la tête de la République fédérale d’Allemagne, les parlementaires allemands n’imaginaient pas qu’ils élisaient un Président si évident et si nécessaire.
Évident car le parcours de Joachim Gauck et son incessante volonté de se hisser à un haut niveau moral le mettait dans une situation naturelle à ce poste honorifique et symbolique. Surtout après ses deux prédécesseurs directs.
Nécessaire aussi, car les Allemands ont maintenant définitivement tourné la double page du nazisme et du communisme, ont fini avec leur sentiment de culpabilité et regardent avant tout vers l’avenir et leurs grands défis (notamment démographiques et aussi économiques), mais cette évolution ne pouvait se faire accepter que par la ferme expression d’un pardon authentique et sincère et une émotion qui lie la réconciliation d’hier et la solidarité d’aujourd’hui.
Et Joachim Gauck est donc ce Président indispensable, complémentaire, la face morale en complément de la face politique de la diplomatie allemande, aux côtés d’une Chancelière qui a pris le virage historique et politiquement délicat de l’accueil massif des réfugiés syriens. C’est en ce sens qu’il incarne excellemment cette Allemagne moderne, patrie de Goethe, Beethoven et Dürer, qui cherche, dans un monde globalisé sujet à toutes les terreurs, le fragile équilibre entre la puissance économique sans arrogance et la solidarité internationale sans angélisme.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (19 octobre 2015)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Discours du Président Joachim Gauck le 3 octobre 2015 à Francfort (texte intégral).
Réunification allemande.
Valeurs républicaines.
Joachim Gauck.
Angela Merkel.
Helmut Kohl.
Martin Schulz.
Jean-Claude Juncker.
Angela Merkel et François Hollande à Strasbourg.
L’amitié franco-allemande.
Les risques de la germanophobie.
Le mur de Berlin.
La chute du mur de Berlin.
Les dettes de guerre.
L’Europe, c’est la paix.
Le nazisme.
La Shoah.
Les massacres nazis en France.
Le stalinisme.
Transition démocratique en Russie.
Transition démocratique en Pologne.
Transition démocratique en Hongrie.
Transition démocratique en Tchécoslovaquie.
Volkswagen.
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