L’Allemagne dans l’impasse
Cette version des faits tronque profondément la réalité. Une analyse un rien poussée de la configuration économique et sociale de l’Europe révèle que les apparences sont trompeuses. Les points suivants serviront à vous en convaincre.
1) Des chiffres qui dérangent
Si l’Allemagne a si bien mené sa barque depuis une dizaine d’année, pourquoi son niveau de vie n’est-il pas supérieur au nôtre ? Selon les derniers chiffres du FMI pour 2009, le PIB par habitant en Allemagne est de $ 40 875 contre $ 42 747 en France. On allèguera le coût élevé de la réunification du pays et la pauvreté relative de l’ex-RDA qui tire le niveau de vie de l’ensemble vers le bas. Soit. Alors jetons un coup d’œil aux taux de croissance. De 2005 à 2009 compris, le taux de croissance allemand moyen a été de 0,56% par an, avec une santé relative en 2006-07 puis une chute raide en 2008-09. Pour la France le chiffre moyen sur la même période est de 0,84%.
L’Allemagne n’a donc pas de quoi pavoiser : à première vue elle n’est pas dans une posture économique meilleure que la nôtre. Ces statistiques, cependant, ne sont que des indices superficiels. Les vrais raisons du caractère vicié du modèle de développement allemand sont ailleurs.
2) L’Agenda 2010 et les lois Harz : un projet de destruction sociale
Quelque temps après son élection en 1998 dans le contexte du marasme économique prolongé des années 1990, Gerhard Schröder se lance dans l’ambitieux projet de rendre l’économie allemande plus compétitive. L’Agenda 2010 présidera, en outre, à une réduction des allocations chômage (loi Harz IV) et des remboursements médicaux. Mais surtout les salaires réels nets allemands ont baissé en termes absolus entre 2004 et 2008, du jamais vu sur une aussi longue période depuis l’après-guerre.
La compression des salaires (du « coût du travail » dans le langage châtré des économistes) permit de réduire la charge financière pesant sur les entreprises industrielles. Ainsi, en un sens, la mission fut « accomplie ». En 2004 l’Allemagne redevint la première puissance exportatrice mondiale, pour n’être détrônée par la Chine qu’en 2009.
Mais à quel prix ? Et pour quel résultat ? On a vu que si les exportations se sont mieux portées, les performances de l’économie dans son ensemble sont plutôt ternes à l’heure actuelle. L’inégalité, quant à elle, a sensiblement augmenté. Selon le dernier rapport Croissance et inégalités de l’OCDE, le coefficient de Gini (le meilleur outil synthétique pour mesurer les inégalités de revenu) est passé en Allemagne de 0,27 à 0,30 dans les dix dernières années alors qu’en France il restait stable à 0.28. Enfin, la proportion d’Allemands vivant au-dessous du seuil de pauvreté est passée de 11% en 2001 à 18% en 2008.
Une telle régression sociale laisse pantois dans un pays qui, pendant les décennies d’après-guerre, avait prétendu parfaire une culture du consensus dans le champ politique et sociétal, ainsi qu’une « économie sociale de marché ».
3) La voie exportatrice : un choix peu stratégique au lendemain de la crise
Qui plus est, la crise a indirectement contribué à fragiliser le modèle allemand. Un pays qui se veut grande puissance exportatrice comme l’Allemagne a nécessairement besoin, sur le long terme, de grandes puissances importatrices pour constituer sa clientèle. Mais voilà : la crise actuelle est elle-même née en partie de profonds déséquilibres commerciaux à l’échelle mondiale, qui ont gonflé les excédents des exportateurs (Chine et Allemagne en premier lieu) et alimenté la dette des importateurs (Etats-Unis, Espagne, Grande-Bretagne, et dans une moindre mesure, France).
Or ces déséquilibres, qui génèrent une accumulation incontrôlée de dettes d’un côté et de créances de l’autre, ne sont pas viables à long terme – l’écroulement de la croissance des économies occidentales l’a amplement démontré. De fait, l’excédent commercial allemand et chinois s’est déjà réduit, et le déficit des balances des paiements américaine, britannique et espagnole a fait de même. Ces derniers pays ont compris qu’il était impératif de calmer leur fièvre consommatrice et de promouvoir leur propres exportations. L’Allemagne, comme la Chine, prennent lentement conscience qu’il leur faut réorienter leurs modèles de développement et que leurs exportations ne pourront plus être le moteur essentiel de la création de richesse.
Pour l’Allemagne, cela signifie, très simplement, que les sacrifices sociaux considérables exigés par l’Agenda 2010 ont été pour partie inutiles du point de vue de la croissance.
4) La démographie : le point aveugle des débats
Mais il y a encore plus douloureux pour nos voisins d’outre-Rhin. L’Allemagne partage en effet avec l’Italie la triste gloire d’avoir une des démographies les plus sinistrées du monde. L’indice de fécondité y est de 1,35 enfant par femme, quand le seuil minimum de renouvellement de la population est de 2,1 (la France plafonne à 1,98 et la Grande-Bretagne à 1,66).
La réduction progressive et inexorable de la population allemande a déjà commencé et elle est partie pour durer bien longtemps. Le pays, d’ailleurs, sera sans doute amené à se montrer plus accueillant vis-à-vis des immigrés s’il souhaite ne pas voir sa population active fondre comme neige au soleil, et si la société allemande devient ainsi plus ouverte et cosmopolite qu’elle ne l’est aujourd’hui il y aura lieu de s’en réjouir. Mais à moins que l’Allemagne n’ouvre ses portes à des dizaines de millions d’immigrés dans les prochaines années (une perspective tout à fait surréaliste à l’heure actuelle) les flux d’immigration ne pourront agir qu’à la marge pour contrecarrer le déclin général de la population. Ainsi, même avec des taux d’immigration plus élevés qu’aujourd’hui, la plupart des projections placent l’Allemagne nettement derrière le Royaume-Uni et la France en matière de population à l’horizon 2040, ce qui représenterait un changement historique pour un pays qui compte actuellement 16 millions d’habitants de plus que le nôtre.
Une réduction de la population n’est pas mal en soi, bien entendu. Seulement, le déclin de la force de travail collective est vouée à affaiblir le poids relatif de l’économie allemande en Europe. Qui plus est, durant une génération, le déséquilibre relatif entre les retraités et les actifs fera peser sur ces derniers un poids financier autrement plus considérable que chez nous.
L’Allemagne dans l’impasse
L’Allemagne se trouve donc dans une triple impasse : économique, sociétale et démographique. Ayant sacrifié la justice sociale à une promesse de prospérité illusoire, elle est aujourd’hui affaiblie à court terme par un monde susceptible de tourner le dos à ses exportations, et minée à long terme par une démographie quasi cataclysmique.
D’ici une trentaine d’année, non seulement la population allemande sera devenue inférieure à celle de la France et du Royaume-Uni, mais le déséquilibre entre retraités et actifs y sera bien plus aigu. Sur la longue durée, à moins d’un miracle, le niveau de vie allemand ne pourra surpasser celui de ses voisins. Alors, aussi insolite que cela paraisse aujourd’hui, il y a lieu de penser que l’Allemagne se verra rétrogradée à la troisième place en Europe en matière de richesse économique, derrière les Français et les Britanniques.
En somme, l’avenir des rapports de pouvoir économique en Europe n’est peut-être pas ce que l’on croit.
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