L’Italie en laboratoire de la démocratie directe ?
Après la récente percée du Mouvement 5 Stelle aux élections italiennes, se pose la question de comment mettre fin au modèle de développement de la démocratie libérale qui semble entrainer notre civilisation vers la catastrophe sociale, économique, morale, éthique. Beppe Grillo est-il sur la bonne voie en proposant de remettre le citoyen lambda au centre de la démocratie représentative ? Voici l'avis de Massimo Fini, penseur, journaliste, écrivain, proche de Beppe Grillo, le fondateur du Mouvement 5 Stelle en Italie.
Massimo Fini vient de publier en français deux livres en un : "Le vice obscur de l'Occident" et "La démocratie et ses Sujets", aux Éditions Le Retour aux Sources.
Beppe Grillo voudrait abroger l’article 67 de la Constitution italienne qui dit ceci : « chaque membre du Parlement représente la Nation et exerce ses fonctions sans obligation de mandat. » [NdT : c’est-à-dire sans obligation autre que de rendre compte aux électeurs] Je comprends la préoccupation du leader du Mouvement 5 Stelle, non seulement à la lumière des récents scandales (Scilipotti, Razzi, De Gregorio), mais également vu cette satanée habitude qu’ont les partis d’aller piocher des éléments chez les voisins. Un des champions de cette manie est Clemente Mastella, qui avait cependant l’honnêteté parfaitement impudique de l’admettre, et alors qu’un jour Francesco Cossiga lui reprochait une de ses campagnes d’ « acquisitions rémunérées [de parlementaires] », il avait répondu de façon parfaitement ingénue : « je ne comprends pas pourquoi quand je fais ce genre de chose pour mon parti c’est mal considéré, alors que c’était accepté lorsque je le faisais pour Cossiga. »
Cela dit, je ne suis pas d’accord avec Grillo. Il faut d’abord regarder pourquoi les Pères de la Constitution ont introduit cette clause. C’est parce qu’avec l’obligation du mandat, le parlementaire serait totalement à la merci, encore plus qu’il ne l’est aujourd’hui, des responsables de partis, il n’aurait plus aucune liberté de vote, et tout débat interne serait aboli puisque le « scélérat » n’aurait plus d’autre choix que celui de quitter le Parlement. En outre, le fait de changer d’opinion relève du droit à la liberté [de pensée]. Évidemment, c’est très différent si cela se fait au travers d’un échange d’argent ou d’autres avantages. Il s’agit alors d’un délit qui s’appelle « corruption » et qui doit être puni, que ce soit celui qui se laisse corrompre, ou le corrupteur lui-même (comme dans l’affaire De Gregorio – Berlusconi).
En tout cas, le vrai problème, ce n’est pas l’Article 67. (La dignité, comme le courage, si on ne l’a pas, on ne peut pas se les donner, et même avec l’ « obligation de mandat », on trouverait une façon de « trahir » l’électorat par des trucages encore plus subtils et opaques). Le vrai problème, ce sont les partis, et l’évidente et profonde crise de la démocratie représentative. Grillo, sur les traces de Rousseau, voudrait lui substituer la démocratie directe, grâce au Web. Tous les citoyens pourraient se prononcer sur tout, et une fois la volonté populaire établie à la majorité, les parlementaires ne seraient plus des « représentants » du peuple, mais comme les appelait Rousseau, des « commissaires », privés de volonté et d’initiatives personnelles. Cependant, Rousseau élaborait sa théorie dans le contexte de la petite ville de Genève et pour une société bien moins complexe que l’actuelle.
Aujourd’hui les citoyens, mis à part quelques cas spécifiques et bien identifiés, ne peuvent pas vraiment connaître à fond les questions sur lesquelles on leur demanderait de se prononcer. Les gens, comme le chante le ménestrel Jannaci, « z’ont déjà leurs soucis, » et ils ne peuvent pas s’occuper de tout. La démocratie directe n’est possible que dans de petites réalités. Et à dire vrai, une démocratie de ce type a déjà existé, alors qu’elle ne savait pas elle-même qu’elle s’appelait comme cela. Dans l’Europe d’avant la Révolution française, l’assemblée des chefs de famille décidait absolument tout ce qui concernait le village. Mais elle décidait en connaissance de cause, car tous y vivaient dans ce village, et sur cette terre. Tandis que le Web-citoyen, par la force des choses, est presque toujours loin des questions sur lesquelles il serait amené à se prononcer. Alors, quelle solution reste-t-il ? Un localisme tellement extrême qu’il réduirait au minimum les fonctions de l’État (en substance, la Défense, et la politique étrangère) ? Je n’y crois pas. Il est bien plus probable qu’avec l’effondrement – qui surviendra un jour ou l’autre – de l’actuel modèle de développement, du monde de l’argent, de l’industrie, de ce même monde virtuel sur lequel compte tant Grillo, et la désintégration simultanée du monde global, il ressortira une réalité beaucoup plus proche de celle qui suivit l’écroulement de l’Empire romain et de ses structures juridiques, lorsque les gens se rassemblèrent autour de systèmes féodaux et de monastères autosuffisants. En somme, un retour au féodalisme, sans État, sans partis, sans représentants, mais aussi sans seigneurs, comme l’imaginent, ou le rêvent certains courants de pensée américains.
Massimo Fini (son site www.massimofini.fr)
paru en italien dans Il Gazzettino, le 7 mars 2013
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