La crise grecque, clé de voûte de l’édifice européen ?
Une clé de voûte a en architecture un rôle déterminant : c’est seulement après sa pose en effet que la construction se soutient par elle-même et que l’échafaudage peut être enlevé. C’est aussi le moment critique de toute la construction. L’avenir proche nous dira si l’issue de la présente crise grecque sera la clé de voûte de la patiente "construction européenne" et si tout l’édifice européen bâti depuis 70 ans restera stabile ou s’effrondera.
Le but de la construction européenne est de constituer les « États-Unis d’Europe », c’est-à-dire un État fédéral européen sur le modèle des États-Unis d'Amérique. Or le ciment principal qui a uni les 13 États confédérés nord-américains en 1789 en une fédération fut la mutualisation de leurs dettes. Le parallèle est saisissant avec la situation actuelle de l’UE dont un enjeu primordial actuel est la création de dettes européennes mutualisées. Celles-ci déboucheraient en effet tôt ou tard vers une union politique et un État fédéral car les États-membres seraient liés par cette responsabilité commune. Ce parallèle historique a été, entre autres, explicité par l’ancien président de la Banque mondiale Robert Zoellick (en allemand ) ou encore Hans-Werner Sinn, professeur d’économie à l’Université de Munich.
Le gouvernement allemand s’oppose cependant à cette dynamique, ce qui explique la bataille des tranchées entre les banques centrales allemande et européenne et l’opposition entre les deux directeurs. L’Allemagne n’a en effet nulle envie de se voir engluée dans une Europe sous la devise : « A jamais unis dans la dette ». On peut également comprendre ainsi les arrière-plans de l’ « assouplissement quantitatif » dans lequel s’est lancée la BCE depuis le 1er mars 2015. La BCE rachète certes des dettes souveraines, d’ailleurs au mépris des traités européens (Article 123 sec. 1 du TFUE ). Mais l’essentiel est que ces rachats se fassent sous la responsabilité des banques centrales de chacun des 19 États membres et non de la seule BCE en tant que banque : ainsi seulement 20% des risques sont mutualisés. Le verrou allemand contre ce fédéralisme par la dette semble encore tenir.
Mais ce verrou est aujourd'hui confronté à la crise grecque. Il ne se présente que trois issues.
1- Le statu quo : la Grèce reste dans la zone Euro et accepte de poursuivre le programme d’austérité imposé par la Troïka, c’est-à-dire par Berlin via Bruxelles, sans aucune perspective d’amélioration économique. Le statu quo signifie la complète soumission de la Grèce à ces diktats qui déboucheraient sur la destruction économique du pays. Comme les électeurs grecs ont déjà réagi en votant pour Syriza dont le mandat est de s’opposer aux mesures d’austérité, le statu quo actuel ne peut plus donc perdurer (à moins que Syriza ne trahisse son mandat).
2- L’émergence d’une solidarité européenne : la Grèce reste dans la la zone Euro en ne se soumettant pas aux diktats bruxellois. Des conditions viables économiquement nécessitent cependant à terme un rééchelonnement de ses dettes. Or les autres États de l'UE sont devenus depuis 2011 les créditeurs principaux via le FSFE et les prêts bilatéraux (tableau 1). Il faudrait donc que ces États acceptent d’effacer les dettes grecques à leur égard, alors qu'ils sont eux-mêmes en grandes difficultés et face à une opinion publique rétive. Un tel pas ne peut être entrepris que dans le cadre d'une évolution majeure de l'UE : il scellerait la naissance d’une solidarité financière des États européens entre eux (mais dans la dette) et ouvrirait donc la voie à une Europe fédérale. Ce serait la clé de voûte de l'édifice européen.
Tableau 1 : créditeurs de l'État grec (source : Le rapport sur l’audit de la dette grecque)
3- Le Grexit : la Grèce sort, volontairement ou pas, de la zone Euro (d'ailleurs dans des conditions difficiles à appréhender puisque cela nécessite de sortir de l'UE). Un Grexit marquerait le début d’une réaction en chaîne : d’autres pays seraient rapidement attaqués sur les marchés et l’acrimonie entre les États membres rendrait les institutions européennes complètement inefficaces. À terme s’effronderait donc cet édifice européen, du moins une partie (il est possible qu'une Europe "allégée" regroupant les pays du Nord subsiste sous la direction de l'Allemagne).
A la lumière de ces considérations, on comprend pourquoi le gouvernement américain apporte son soutien au gouvernement Syriza et appelle à la solidarité européenne. Il est en effet le bâtisseur de cet édifice depuis 70 ans (les archives montrent par exemple combien le projet d'une Europe fédérale est issu de Washington depuis 1945 et aussi comment l'Euro y était pensé depuis au moins 1965). Avec une persévérance remarquable cet édifice européen fut bâti mais la pose de la clé de voûte est aujourd'hui périlleuse. Il n'est en tout cas pas question pour Washington notamment de laisser se créer une Europe du Nord cohérente sous la direction de l'Allemagne qui serait à l'avenir une concurrente bien plus redoutable que l'Europe actuelle. Celle-ci est en effet nécessairement affaiblie par la juxtaposition d'économies très différentes avec un clivage entre l'Europe du Nord et du Sud.
Dans la continuité de la crise entre la BCE et la banque centrale allemande, la crise grecque est donc le champ de bataille entre Washington et Berlin. Washington veut achever l'ouvrage européen pour l'arrimer définivement par les actuels traités transatlantiques en discussion. La priorité est donc de maintenir à tout prix de la Grèce dans l'Euro. Mais Berlin s'y refuse, souhaitant in petto un Grexit mais sans vouloir en porter publiquement la responsabilité politique. Telle est en tout cas la compréhension que l'on peut avoir des forces et des enjeux en présence.
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