La France des Bisounours contre l’Europe
Croire qu’en détruisant l’œuvre européenne, la France retrouverait sa liberté économique et sa souveraineté qu’elle n’a jamais perdue, c’est une grave erreur qui pourrait coûter très cher et très longtemps au peuple français.
Ceux qui croient en l’idée européenne sont souvent traités de Bisounours. Pourtant, je crois au contraire qu’ils ont une idée bien plus réaliste du monde et de la France que ceux qui croient à un monde qui n’aurait jamais évolué depuis cinquante ans, qui croient que la France est restée celle d’il y a cinquante ans. Faut-il donc expliquer que c’est celui qui dit qui est ?
De Gaulle n’était pas un antieuropéen
Regardez bien les référents historiques de ceux qui, aujourd’hui, veulent casser l’Europe. Aujourd’hui, ils vous disent tout le bien de De Gaulle ! Ils rêveraient même d’une France de De Gaulle ! Mais à l’époque de De Gaulle, leurs référents, qu’ils soient d’extrême droite ou d’extrême gauche, étaient les plus antigaullistes de la classe politique. Certains ont même voulu attenter à la vie physique du Général De Gaulle.
De Gaulle, défenseur d’une France antieuropéenne ? À d’autres ! Le Traité de Rome a été signé le 25 mars 2007 par les six États membres fondateurs. De Gaulle est arrivé au pouvoir le 1er juin 1958, "pire", il a même eu les plein pouvoirs le même jour des députés français. Il est devenu Président de la République le 8 janvier 1959. C’est donc facile d’imaginer que De Gaulle aurait renoncé à appliquer le Traité de Rome s’il l’avait voulu.
Au contraire, ce fut l’une de ses premières décisions lorsqu’il est arrivé au pouvoir : préserver les acquis du Traité de Rome et les appliquer ! Il a même fait mille fois mieux pour la construction européenne : il a signé avec le Chancelier allemand Konrad Adenauer le Traité de l’Élysée le 22 janvier 1963, un traité d’amitié entre la France et l’Allemagne qui a scellé non seulement la réconciliation entre les deux pays après deux guerres mondiales particulièrement meurtrières (on célèbre cette année le centenaire du début de la première), mais aussi la colonne vertébrale de la future Union Européenne.
Contrairement à ce que tous les prophètes de l’anti-France prétendent en aboyant, De Gaulle était un partisan de la construction européenne et avait compris, bien avant d’autres, que l’avenir de la France ne pourrait être assuré sans l’intégrer au sein d’un grand ensemble face aux autres puissances mondiales. Il l’avait compris et avait compris que la France n’y perdrait pas son identité, car contrairement aux europhobes, il croyait en la France, ils croyaient que les Français étaient capables d’être les leaders de cette Europe.
Dans sa conférence de presse du 15 mai 1962, De Gaulle avait certes déclaré : « Dante, Goethe, Chateaubriand, appartiennent à toute l’Europe dans la mesure même où ils étaient respectivement et éminemment Italien, Allemand et Français. Ils n’auraient pas beaucoup servi l’Europe s’ils avaient été des apatrides et qu’ils avaient pensé, écrit en quelque espéranto ou volapük intégrés. ». Mais personne n’a jamais voulu supprimer les identités nationales et ce qu’a dit De Gaulle est à la base du principe de "diversity" (je n’aime pas traduire ce mot par "diversité") que les États-Unis appliquent depuis longtemps : la différence enrichit. (Notez par ailleurs que ceux qui sont contre l’Europe sont souvent, pas toujours mais souvent, contre l’altérité, contre l’immigration et contre les différences).
Imaginer ainsi que le FN, par exemple, puisse revendiquer les valeurs du Général De Gaulle est un renversement de valeurs, j’allais écrire un retournement de valeurs, qui met le monde à l’envers, qu’il s’agit ici de dénoncer.
Le patriotisme économique
La France des Bisounours, c’est de croire que les entreprises, qu’elles soient françaises ou étrangères, agissent en fonction de l’intérêt national, l’intérêt de leur pays. Les grandes entreprises ne sont pas plus patriotes que philanthropes. Les grandes entreprises françaises se moquent bien de l’intérêt de la France mais les groupes américains se moquent aussi des nationalismes.
Aujourd’hui, l’enjeu n’est pas la nationalité des entreprises, c’est la réalité de ce qu’il se passe sur le territoire national. Toyota a créé plus d’emplois en France, a enrichi plus la France grâce à son implantation à Valenciennes (due à l’action très efficace de Jean-Louis Borloo) que Renault qui a délocalisé massivement la fabrication de ses véhicules.
L’euro a protégé les Français
La France des Bisounours, c’est de croire que l’euro a plombé l’économie française alors qu’elle l’a au contraire protégée lors de la crise de 2008. Imaginez le franc face aux spéculations financières ! Les dévaluations, les taux d’intérêt qui auraient grimpé, et par voie de conséquence, la dette publique qui aurait encore plus explosé, l’inflation qui aurait galopé…
La France des Bisounours, c’est de croire que le projet de construction une Europe unie et intégrée est une manipulation des États-Unis. Au contraire ! Les États-Unis n’ont qu’à y perdre d’une Union Européenne unie et puissante qui fasse le poids sur la scène internationale, première puissance économique du monde, avec ses 500 millions d’habitants. Les États-Unis, au contraire, ont toujours préféré les divisions de l’Europe, jouer la Grande-Bretagne contre la France, les pays d’Europe centrale et orientale contre les pays latins etc.
Pour les États-Unis, la création de l’euro a été une très mauvaise nouvelle avec cette monnaie forte qui fait maintenant concurrence au dollar. Beaucoup de produits sur le marché international sont cotés maintenant en euros. Si vous êtes touristes, allez dans des pays lointains et sortez vos euros, ils seront toujours acceptés, au contraire du franc mais comme le dollar (ou parfois l’ex-Deutsch Mark).
Le fait que les États-Unis acceptent de négocier un Traité transatlantique avec l’Union Européenne montre d’ailleurs que les États-Unis sont obligés de reconnaître la puissance de l’Europe. Il leur était bien plus simple de négocier des accords commerciaux séparés avec chacun des pays européens.
La dette publique française n’est pas une invention européenne
La France des Bisounours, c’est de croire que la dette provient de l’Europe. C’est sans doute la plus grande désinformation que n’importe quel adulte pourrait pourtant facilement dénoncer. La dette publique de la France ne provient pas des intérêts qu’elle doit payer pour rembourser ses dettes : elle provient des budgets qui ont été sans arrêt déficitaires depuis plus d’une trentaine d’années. Lorsqu’on dépense plus qu’on ne gagne, on s’endette. C’est assez simple à comprendre. L’endettement de la France, c’est le résultat d’une longue fuite en avant, essentiellement par clientélisme à court terme, à laquelle l’ensemble de la classe politique a participé.
Mais c’est aussi de croire qu’il serait possible à l’État d’emprunter sans payer d’intérêt. C’est le principe du rasage gratis. C’est comme ces messages qu’on vous envoie en disant qu’on vous offre un séjour de vacances. Vous y croyez ou pas, libre à vous, mais si vous croyez au Père Noël, il ne faudrait pas vous plaindre s’il vous arrivait des déconvenues.
Réduire le déficit public, ce n’est pas une contrainte européenne, c’est une sauvegarde nationale, c’est la seule manière que la France a de retrouver sa pleine et entière souveraineté nationale face aux puissances financières. C’est en outre du bon sens.
La paix n’arrive pas toute seule
La France des Bisounours, c’est de croire que la paix en Europe se fait toute seule, sans effort, comme par l’opération du saint Esprit. Pourtant, nous l’avons bien vu avec le Traité de Versailles en 1919, la paix d’une guerre prépare souvent les conditions de la guerre suivante.
Comment l’Europe des États membres (eh oui, l’ex-Yougoslavie n’était pas dans l’Union Européenne dans les années 1990, l’Ukraine non plus aujourd’hui) a-t-elle pu rester en paix si longtemps (soixante-dix ans) ? Relisez l’histoire de l’Europe qui a été si souvent et si longtemps en guerre, c’est une période exceptionnellement longue. Et tout est fait pour que cela soit durable.
La dissuasion nucléaire n’a joué aucun rôle dans cette paix. D’une part, l’Allemagne ne détient pas d’arme nucléaire. D’autre part, cette dissuasion nucléaire n’a absolument pas empêché les massacres en Croatie et en Bosnie.
C’est un honneur pour l’Europe d’avoir reçu le Prix Nobel de la Paix, cela l’honore de ces efforts d’une construction originale, unique au monde, qui pourrait être un modèle au monde. Une jeune journaliste chinoise correspondante à Bruxelles, par exemple, y est très attentive. Elle estime que le processus européen pourrait servir de modèle pour sortir de certains conflits en Asie. Le modèle est aussi scruté par les partisans d’une paix israélo-palestinienne.
C’est vrai que cela n’a pas empêché des conflits à l’intérieur de l’Europe, comme en Irlande du Nord, au Pays Basque, faut-il rajouter la Corse ? et évidemment à Chypre. Mais ce ne sont pas des guerres. Aujourd’hui, l’habitant européen est en paix et est en beaucoup plus en sécurité que dans le passé.
La démocratie est une lente progression
La France des Bisounours, c’est de croire aussi qu’on peut instituer une démocratie sur un claquement de doigts. Oui, les institutions ont encore un déficit démocratique mais ces institutions sont plus démocratiques depuis le Traité de Lisbonne (plus qu’avant).
Elles sont même presque plus démocratiques qu’en France puisque les députés européens qui vont être élus les 22 au 25 mai 2014 pourront choisir le Président de la Commission Européenne et aussi récuser le choix des autres commissaires européens, choix établi par ce dernier. En France, depuis quand les parlementaires peuvent-ils récuser un ministre ?
Les institutions européennes n’ont que cinquante-sept ans d’ancienneté, c’est très court pour construire une démocratie. José Bové, candidat écologiste à la Présidence de la Commission Européenne, avait très justement interpellé Louis Aliot (FN) dans l’émission "Mots croisés" le 19 mai 2014 sur France 2 en lui demandant depuis quand la France était devenue une démocratie. Pour José Bové, et je pense qu’il a raison, depuis 1945, depuis que les femmes ont le droit de voter. Il a fallu plus de cent cinquante ans pour passer de la Révolution à la démocratie.
Il ne faut pas élire des députés fainéants qui se moquent de l’influence de la France
La France des Bisounours, c’est de croire aussi qu’en élisant des députés européens antieuropéens, ceux-ci vont agir pour le bien de la France. Mais pas du tout ! Les sièges au Parlement Européen, pour ces candidats-là, ne sont que des rentes de situation. Il leur faut bien un salaire. Regardez comment les députés européens britanniques, souvent antieuropéens, agissent à Bruxelles. Ils sont actifs, ils font des rapports, ils défendent des amendements, ils veulent faire avancer leurs choses selon leur propre notion de l’intérêt général ou national.
Mais les députés européens français qui sont contre l’Europe, à quoi servirait-il qu’ils soient élus ? Marine Le Pen ? Dix ans de mandat, aucun rapport déposé, seulement trois interventions, toujours absente sauf pour empocher ses jetons de présence. Cela signifie qu’elle se moque de ses électeurs : elle ne bosse pas pour ce qu’on l’a élue. Son père, Jean-Marie Le Pen, trente ans de mandat ! Quel bilan ? Aucun ! La France se porte-t-elle mieux ? Non. Le pire, c’est qu’il se représente encore pour un septième mandat à 85 ans. Est-ce bien sérieux ? La famille Le Pen n'était jamais là quand il fallait défendre la France.
La critique peut aussi être faite pour Harlem Désir ou Jean-Luc Mélenchon plus actifs à Paris que dans les travées du Parlement Européen, au détriment des intérêts de la France en Europe. Même si je n’ai ses opinions politiques, je tire en revanche mon chapeau à José Bové qui, au bout d’un mandat, a compris ce qu’était le job et est présent, a bien travaillé dans le cadre de son mandat, est actif dans les commissions. Travaille quoi !
Toujours dans l’émission "Mots croisés" déjà citée, Guy Verhofstadt, le candidat des centristes à la Présidence de la Commission Européenne, a fait une analogie : élire des candidats antieuropéens, qui rejettent les institutions européennes, au Parlement Européen, c’est comme si les cardinaux décidaient en conclave d’élire un Pape non catholique. Cela n’a pas beaucoup de sens.
Ce qui compte, c’est d’élire des députés européens français qui soient présents à Strasbourg et à Bruxelles, du lundi au samedi, à plein temps, qui défendent leur idée de l’intérêt général et national. Qu’ils défendent leurs options politiques est normal mais qu’ils soient présents, qu’ils soient influents au sein de toutes les commissions parlementaires, qu’ils fassent pression sur les commissaires européens, qu’ils contrôlent leur action. Ce mandat ne sert pas juste à pointer deux minutes pour rafler leur indemnité et faire de la politique politicienne à Paris, en critiquant des décisions à Bruxelles qu’ils auraient pu éviter s’ils avaient été là au bon endroit, en contestant le système dont ils bénéficient pourtant.
L’Europe ne doit pas être le bouc émissaire des carences de la France
La France des Bisounours, c’est de croire que tout ce qui va mal en France vient de Bruxelles. Là encore, c’est une lourde désinformation, mais il faut reconnaître que les médias et surtout, les gouvernants ont été responsables d’un tel raisonnement.
Il faut être clair : aucune décision dite de Bruxelles n’a été prise (à de très rares exceptions près dont je n’ai pas connaissance) sans l’accord explicite de la France décidant dans sa pleine souveraineté. Il existe une étrange "schizophrénie" qui veut qu’un gouvernant français n’ose pas dire à Paris les décisions qu’il a prises lui-même à Bruxelles ou dans un Sommet européen.
Ancien député européen, Jean-Louis Bourlanges a même expliqué ceci : « C’est d’un déficit de substance dont souffre l’Union Européenne. Contrairement à une légende tenace, 80% des décisions et des lois qui intéressent nos concitoyens dans l’ordre économique, social et international demeurent de la compétence quasi-exclusive des États. » ("Le Monde" du 19 mai 2014).
Les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent
La France des Bisounours, c’est d’avoir cru au discours du Bourget ("mon ennemi, c’est la finance internationale") et au "moi je" ("je serai exemplaire"), d’être tombé dans ce piège électoral pourtant visible et prévisible, comme à chaque élection présidentielle, et d’être prêt, une nouvelle fois, par un discours démagogique, populiste et électoraliste, à s’engouffrer dans un nouveau piège à dupes.
Ni Marine Le Pen ni Jean-Luc Mélenchon ne résoudront avec leurs discours europhobes les graves problèmes de la France, et en premier lieu, le chômage de masse. Jamais le protectionnisme ne réglera le problème de la désindustrialisation de la France. Il ne fera que réduire encore un peu plus le pouvoir d’achat des Français.
Croire qu’on résoudra des problèmes complexes avec des solutions simplistes, c’est croire au Père Noël. C’est croire à celui qui crie le plus fort dans une discussion. C’est aussi accepter de jeter à la poubelle les efforts de trois générations politiques qui ont, parfois laborieusement, toujours difficilement, commencé à construire une puissance européenne qui compte économiquement dans le monde.
La critique est aisée…
Je pourrais continuer encore longtemps. Il est toujours plus facile de détruire que de construire. Il y aura toujours des critiques à faire quand on construit. Mais à la différence des casseurs d’Europe, ceux qui militent pour la construction européenne savent qu’elle est toujours à améliorer, toujours à faire évoluer.
C’est une construction complexe, qui a été très mal défendue depuis une vingtaine d’années par ses acteurs même, sans doute aussi à cause d’un réel manque de vision. Quels sont les horizons sur lesquels on voudrait se fixer ?
La situation de la France est économiquement difficile. Elle aurait été bien pire sans l’euro et sans la solidarité européenne. L’union fait la force, cet adage est plus que jamais d’actualité. Qui veut que l’Europe soit divisée ? Toutes les autres puissances mondiales. Mais aussi tous ceux qui sont hors-la-loi, tous les spéculateurs (qui ne peuvent plus jouer au yoyo avec les monnaies nationales en Europe), tous les fraudeurs. Croyez-vous possible une action efficace contre l’évasion fiscale hors d’une action concertée de l’Europe ?
Ne pas vouloir poursuivre cette ambitieuse construction de l’Europe, c’est croire à la France des Bisounours, croire que le monde n’a pas bougé, que la France n’a pas bougé, que tout est statique et qu’il ne reste plus que les yeux pour pleurer, car nos cris, les autres s’en moquent si nous ne sommes plus une puissance. De Gaulle l’avait bien compris et c’est pour cela qu’il n’a pas stoppé dans l’œuf cette naissance si originale d’un ensemble de pays qui s’unissent de manière libre et concertée.
La voie de l’Union Européenne, c’est de faire un diagnostic lucide de la réalité mondiale, qui est ce qu’elle est, et de trouver les meilleurs moyens d’agir, de peser, d’avoir une influence. La France a tout son intérêt de cette maison car elle lui a apporté toutes ses valeurs.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (22 mai 2014)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Faut-il avoir peur du Traité transatlantique ?
Le monde ne nous attend pas !
Martin Schulz.
Jean-Claude Juncker.
Guy Verhofstadt.
Jacques Delors.
Jean-Luc Dehazne.
Débat européen entre les (vrais) candidats.
Les centristes en liste.
Innovation européenne.
L’Alternative.
La famille centriste.
Michel Barnier.
Enrico Letta.
Matteo Renzi.
Herman Van Rompuy.
Gaston Thorn.
Borislaw Geremek.
Daniel Cohn-Bendit.
Mario Draghi.
Le budget européen 2014-2020.
Euroscepticisme.
Le syndrome anti-européen.
Pas de nouveau mode de scrutin aux élections européennes, dommage.
Têtes des listes centristes de L’Alternative aux européennes 2014 (à télécharger).
Risque de shutdown européen.
L’Europe des Vingt-huit.
La révolte du Parlement Européen.
La construction européenne.
L’Union Européenne, c’est la paix.
L'écotaxe et l'Europe.
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