Le jour où l’Europe balaya la France
Tout commença lors de l’été 2012. Le peuple grec était à l’agonie, pris à la gorge par une classe dirigeante elle-même aux ordres du libéralisme mondial. Les manifestations étaient quotidiennes, impressionnantes, à travers tout le pays. A la résignation avait succédé un espoir un peu fou, qui avait gagné toutes les couches de la société. Une force collective nouvelle se dégageait de ces masses qui refusaient les conditions de vie détestables que les économistes voulaient leur imposer. L’idée avait germé et essaimé que le peuple pouvait, devait se rendre de nouveau maître de son destin.

Chose nouvelle, les manifestations de solidarité s’étaient généralisées en Europe. Les Grecs étaient sur le point d’être rejetés hors de l’Europe, et partout les peuples se révoltaient contre le traitement infligé aux Grecs, qui selon toute vraisemblance les guetterait tôt ou tard. Le raz-de-marée humain était tel en Europe que l’effervescence gagna nombre d’intellectuels, et les politiques par contagion. Sous la pression, les dirigeants européens se réunirent et acceptèrent à reculons la revendication populaire d’une assemblée constituante à l’échelle de l’Europe. Celle-ci se réunit le 4 août à Bruxelles, avec des délégations issues de la société civile et représentants chaque gouvernement, chaque pays, chaque région de l’Union Européenne.
Les peuples d’Europe devaient enfin fusionner
L’ambiance était surréaliste, euphorique. Ces centaines de délégués, sous le regard attentif de leurs médias nationaux, avaient conscience de participer à un moment décisif et historique. Le pouvoir politique traditionnel vacillait, le carcan capitaliste se fissurait, beaucoup de certitudes semblaient s’évanouir et laisser place à un champ des possibles complètement inédit. Les premiers orateurs n’eurent pas de mots trop durs pour vilipender la haute finance, les multinationales, les experts en tout genre et le libéralisme destructeur, qui avaient bafoué la noble idée de communauté européenne. L’attitude exemplaire du peuple grec, désormais debout face à l’injustice libérale, était saluée à chaque prise de parole et soulevait des salves d’applaudissements.
Mais l’assemblée connut un nouvel élan lorsqu’un obscur délégué slovaque s’avança au pupitre. Celui-ci plaida avec enthousiasme en faveur d’une idée renouvelée et résolument tournée vers l’avenir de la citoyenneté européenne. Sociale, juste, démocratique, progressiste, l’Union européenne devait être émanation du peuple, et cesser d’être l’instrument d’oppression que le libéralisme avait façonné jusqu’alors. L’Assemblée se leva, exultant. La rupture avec le capitalisme devenait un impératif. Quant à la fraternité européenne, elle ne devait plus souffrir de frontières intérieures. Les peuples d’Europe devaient enfin fusionner pour que l’égalité entre tous les citoyens européens éclipse enfin les égoïsmes nationaux. La salle l’ovationna.
Quelques délégués à la botte des gouvernements en place et du libéralisme tentèrent bien de faire dérailler la folle idée naissante. Mais les broncas successives et l’hostilité générale les dissuadèrent de rester plus longtemps dans la salle. D’autres orateurs prolongèrent le génial projet du délégué slovaque, avec à chaque fois des tonnerres d’applaudissements. L’un d’entre-eux porta un vibrant hommage au peuple européen, pendant si longtemps divisé, et qui se retrouvait enfin véritablement réuni ce soir-là. Le principe sacré de l’Unité et de l’Indivisibilité du peuple européen ne tarda pas à être émis et adopté. Dans la foulée l’on vota à l’unanimité en faveur de l’abandon de toutes les anciennes souverainetés nationales. Les forces armées et de police des différents Etats étaient dans un même mouvement dissoutes au profit d’une unique force populaire européenne.
La communauté politique homogène exigeait des êtres semblables
Un autre délégué fit forte impression en reniant sa qualité d’Italien, et en appelant à la dissolution du pays qu’il convenait jusque là d’appeler Italie. D’autres surenchérirent en appelant toutes les vieilles nations, ces débris de l’histoire, à s’effacer devant le nouveau projet porteur d’espoir, de paix et de bonheur. Comme le formula un délégué portugais, l’esprit national et particulier qui prévalait auparavant devait désormais se fondre en esprit européen et universel. Certains orateurs, portés par l’événement, s’en prirent virulemment à ces Etats-nations, petits territoires morcelés et claquemurés, qui pendant longtemps ne surent que se faire la guerre. L’heure était à la formation d’une communauté humaine éclairée, d’un peuple neuf, uni et solidaire, débarrassée de ses oripeaux nationaux et du patriotisme imbécile.
Les particularismes nationaux et locaux étant des entraves à la formation de l’Homme nouveau, il s’imposait à ces révolutionnaires de révoquer toute idée d’appartenance. Dorénavant, il n’y avait plus que des Européens, là où autrefois il y avait des Allemands, des Espagnols, des Français, des Belges, etc. L’impératif d’une communauté politique homogène exigeait des êtres semblables. On en conclut à la nécessité d’un enseignement rigoureusement uniforme aux quatre coins du continent. Des programmes strictement identiques pour tous, appliqués par un corps d’enseignants mobiles et interchangeables, le tout s’insérant dans un système éducatif hyper-hiérarchisé, devaient concrétiser cette promesse. L’enseignement de l’histoire avait un rôle essentiel dans ce cadre, en cherchant à susciter l’adhésion de la jeunesse à la nouvelle construction politique. Elle se devait de démontrer à tous l’antiquité de l’Union européenne, dont l’Empire romain était présenté comme la préfiguration. De cette façon, on prouvait qu’elle préexistait aux Etats-nations, apparus ultérieurement. La période de 1500 ans allant de la chute de l’Empire romain à la création de l’Union européenne fut rebaptisée « les Ages sombres ». La période contemporaine, celle de l’avènement de la Communauté européenne, fut qualifiée elle d’ « Ere du bonheur humain ».
C’est alors que se posa la question des langues. Les débats furent brefs, et rapidement apparut un consensus sur la nécessité d’une même et unique langue commune à toute l’Europe. L’injustice qui obligeait les travailleurs européens à changer de langue en même temps que de pays était désormais insupportable à tous. Une communauté humaine éclairée devait se comprendre parfaitement d’un bout à l’autre du continent, et parler le même langage. Le choix se porta assez logiquement sur l’anglais, qui avait l’avantage d’être déjà connu par la plupart des Européens. Les Français défendirent exagérément leur idiome. Lorsqu’ils comprirent leur défaite, les plus buttés d’entre eux quittèrent la salle, laissant un goût amer à une assemblée qui avait bien du mal à accepter ces manifestations rétrogrades de particularisme national. L’intransigeance française laissait cependant planer une menace quant à une scission à l’intérieur du peuple européen, désormais proclamé Un et indivisible. Pour prévenir tout fédéralisme des idiomes, on décida d’un commun accord de supprimer ces ferments de division que représentaient les langues vernaculaires. Plusieurs préconisations furent émises dans ce sens, comme l’anglicisation systématiques de tous les patronymes et toponymes (la ville de « Paris » fut ainsi renommé en « Hilton »), ainsi que la mise à l’écart complète des patois de l’espace public, de l’enseignement et de l’éducation (toute autre langue que l’anglais devait désormais être qualifiée de patois). La langue anglaise, quant à elle, promue au rang de langue de la liberté et du Progrès, allait bénéficier de tout un arsenal de mesures pour généraliser son utilisation. Avec un tel dispositif, l’assemblée avait bon espoir de voir le féodalisme linguistique complètement effacé au bout de deux générations.
Le centralisme s’imposa à tous comme une évidence
Il fallait aussi refonder le temps et l’espace du nouvel espace homogène à faire advenir. Un projet de nouveau calendrier fut lancé sur le champ. La discussion sur l’organisation territoriale prit une importance prépondérante. Tous s’accordaient à faire du passé table rase, et à dissoudre définitivement toutes les identités locales, régionales et nationales, qui constituaient autant de prisons étroites pour l’esprit. Immédiatement, une commission se proposa de plancher sur la question. On les vit revenir au bout de quinze minutes, brandissant des double-décimètres et des cartes de l’Union européenne quadrillées à la perfection. La foule des délégués laissa échapper un murmure d’approbation. Déjà les cartes circulaient dans les rangs. L’Europe avait été divisée en vingt-sept carrés d’égale surface et aux limites parfaitement rectilignes, les côtes maritimes venant harmonieusement équilibrer la perfection géométrique du tracé adopté. Le territoire qui s’appelait autrefois France se retrouvait maintenant scindé en quatre carrés différents, où figuraient également des bouts de Belgique et de Pays-Bas, de Luxembourg et d’Allemagne, de Suisse et d’Italie. Ils étaient nommés B5, B6, C5 et C6, la commission ayant judicieusement préféré un code alphanumérique plutôt que des dénominations toponymiques qui, inévitablement, auraient rappelé les anciennes langues et divisions territoriales. Ce quadrillage fut érigé en unique échelon administratif européen, en lieu et place de l’anarchique bigarrure des découpages et des échelons administratifs, des statuts et des prérogatives, qui prévalait jusque là.
C’est alors qu’un incident rompit l’unanimité ambiante. Une agitation parcourait de nouveau les rangs des délégués français. Des dissensions se faisaient jour entre eux, que les autres délégués à proximité ne parvenaient à désamorcer. On donna la parole à l’un des Français. La refondation des limites territoriales constituait la pierre d’achoppement. Ces délégués rétifs exigeaient le respect des frontières de la France dans le futur tracé administratif, en hommage à l’histoire prestigieuse de l’Hexagone. Un large murmure de désapprobation parcourut la grande salle. Un orateur allemand les tança sans ménagement, stigmatisant leur refus du progrès et de la modernité, tout en les invitant à faire preuve d’audace en ce moment historique. Las, une partie des Français déserta la salle, laissant l’assemblée mal à l’aise quelques minutes.
On oublia bien vite la bouderie de ces quelques Français, campés sur leurs positions rétrogrades, et qui de toute façon ne pesaient pas bien lourd. On aborda alors la question de l’organisation politique de cet espace nouveau. Le centralisme s’imposa à tous comme une évidence. On érigea fort logiquement Bruxelles en capitale, en décidant de lui attribuer à elle toute seule l’ensemble des administrations, des ministères, des institutions de gouvernement, ainsi que la banque centrale et les sièges de tous les nouveaux médias et services publics. Tout devait être décidé, piloté et contrôlé depuis Bruxelles. On s’accorda à y créer toutes les écoles prestigieuses nécessaires pour faire fonctionner l’ensemble. On décida par ailleurs d’accélérer la croissance de la métropole Bruxelloise, en y orientant la plupart des flux migratoires, afin qu’elle surpasse rapidement tous les autres pôles urbains du continent. Sur le plan culturel, fut votée une politique d’investissements massifs afin d’en faire la nouvelle vitrine culturelle et touristique d’une Europe à prétention universelle.
On était au petit matin et l’assemblée se préparait à clore cette nuit historique pour le Progrès humain. Chez beaucoup, la fatigue commençait à prendre le pas sur l’euphorie. C’est à ce moment-là qu’une nouvelle vint rapidement assombrir les visages. Une agence de presse annonçait l’entrée en résistance d’un mouvement nationaliste français…
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