Le suicide de Quatremer : par deux tweets amalgamant Todd à Le Pen
L'Union Européenne peut être conçue comme une institution favorisant l'épanouissement de l'Europe, c'est à dire la démocratie et la prospérité en Europe, et l'entente et la coopération entre les habitants de l'Europe. C'est pour cela que l'UE est en soi une bonne chose, et qu'il faut la défendre.
Mais parfois, comme Emmanuel Todd a cherché à le faire à la télévision, il faut défendre l'UE contre ceux qui se disent ou se croient ses amis, mais se comportent envers elle comme ses ennemis. Cela fait des années que, dans les colonnes de Libération, Jean Quatremer combat avec acharnement contre l'UE, en disant et croyant même pourtant, qu'il combat pour elle. Quatremer n'est pas le seul à faire cela : il y a aussi son collègue Bernard Guetta sur France Inter, et de manière moins emblématique, beaucoup d'autres journalistes et intervenants dans les médias et les journaux. Quand on défend une mauvaise conception d'une chose, on ne défend pas cette chose, mais on la combat, parfois même on la détruit : c'est ce que ces gens sont en train de faire avec l'UE, en préservant quand même ce qui pour eux est, avec les bons repas, sûrement très important : leur bonne conscience.
La réalisation actuelle de l'UE, que défendent ces gens, est conforme à une très mauvaise conception de l'UE. Cette réalisation actuelle consiste en une institution non démocratique de par son architecture : elle ne permet pas que l'exercice du pouvoir qu'elle détient, s'inscrive dans des projets plébiscités par la population européenne, aux moments d'élections. Le Parlement européen, élu à l'échelle européenne, n'a qu'un droit de véto : c'est un simulacre de Parlement, si par Parlement on entend un organe de décision d'une vraie démocratie. Le Conseil européen, détenteur de l'essentiel du pouvoir, est élu lors d'élections dans les différents pays qui n'ont pas lieu en même temps : impossible donc qu'elles soient l'occasion du plébiscite par la population européenne dans son ensemble, d'un projet politique européen, à l'image des élections dans les vraies démocraties. Beaucoup d'orientations politiques sont de toute façon inscrites dans les traités, non susceptibles donc d'êtres changées par des élections, comme des lois de nature constitutionnelle plutôt que courante : par exemple la politique monétaire néo-libérale de la Banque Centrale. Il n'y a pas non plus beaucoup d'information des citoyens à l'échelle européenne, et c'est ainsi avec une forte opacité que le siège de la Commission à Bruxelles est, après Washington, le second pôle d'activité des lobbys dans le monde.
Les lobbys ne sont pas à Bruxelles pour rien. A cette institution non démocratique à l'échelle européenne, les États européens ont transféré l'essentiel de leur pouvoir économique. Cette institution use alors de ce pouvoir d'une manière néo-libérale, qui affaiblit les économies européennes, notamment leurs industries, produit un chômage de masse en Europe : par le libre-échange et l'absence de politique monétaire keynésienne de relance. Elle produit encore de la pauvreté en déséquilibrant les règles du jeu économique, en défaveur de la plupart des européens, mais encore en faveur des gros détenteurs du capital : évanouissement du droit du travail ; institutions bancaires autorisant la spéculation sans risque et l'endettement des États, qui leur fait payer des gros intérêts ; mauvaise réglementation de la concurrence et mauvaise protection des consommateurs, créant ou gonflant les rentes de monopoles dans certains secteurs d'activité comme l'énergie, les autres infrastructures territoriales ou la grande distribution.
A cette institution, les États ont aussi confié tout le pouvoir de prendre l'initiative de mettre en place des coopérations à l'échelle européenne, mais cette institution ne fait presque rien de ce pouvoir : elle ne peut coordonner des politiques industrielles à l'échelle européenne, puisque son esprit néo-libéral s'oppose à toute politique industrielle ; elle ne peut chercher à favoriser beaucoup d'échanges humains et culturels, puisqu'à nouveau cela supposerait de soutenir financièrement ces échanges avec de l'argent public, or son esprit néo-libéral veut que les dépenses publiques soient réduites au minimum.
La réalisation actuelle de l'UE n'est pas une institution démocratique de par son architecture, mais de toute façon, l'UE bien conçue n'a pas vocation à être, au moins à moyen terme, une démocratie unique, pour plusieurs bonnes raisons.
D'abord, les différentes sociétés européennes sont assez séparées les unes des autres. Par exemple, un Français se marie bien plus avec d'autres Français qu'avec d'autres Européens. Un Allemand compte parmi ses amis, surtout des Allemands, et peu d'autres Européens. Un Britannique habite plutôt sur le territoire britannique, que sur d'autres territoires européens, et ses voisins sont beaucoup plus des Britanniques que d'autres Européens. Les enfants d'un Italien côtoient à l'école d'autres enfants d'Italiens, bien plus que des enfants d'autres Européens. Quand un Espagnol sort le soir, ou participe à une activité publique, c'est bien plus d'autres Espagnols qu'il côtoie que d'autres Européens. Comme les mariages entre des Européens de différents pays ont jusqu'à présent été rares, chaque pays européen a sa propre ascendance à peu près commune, qui est assez séparée des ascendances à peu près communes des autres pays européens. Et comme les mariages entre des Européens de différents pays sont toujours rares, et le seront encore un certain temps, chaque population européenne a sa propre descendance commune, assez séparée de la descendance commune des autres populations européennes. En outre, les pays européens ne parlent pas les mêmes langues, n'ont pas exactement les mêmes codes de politesse ou d'honneur, les mêmes formes de sociabilité, les mêmes héritages culturels ; ils ne lisent même pas les mêmes journaux, n'écoutent pas les mêmes radios, ne regardent pas les mêmes chaines de télévision. De par cette absence de formes de cohésion à l'échelle de la population européenne, un espace de débat démocratique à l'échelle européenne, et donc une institution européenne démocratique, sont non seulement des choses qu'on n'a pas encore vues, mais aussi des choses impossibles dans de bonnes conditions à moyen terme.
De plus, les populations européennes n'ont pas encore accepté un contrat social à l'échelle européenne, c'est à dire le fait que des choix politiques très importants puissent être faits par la majorité des européens, même quand la majorité de la population du pays auquel on appartient est opposée à ce choix : cela aussi est un obstacle important à l'existence dans de bonnes conditions d'une démocratie unique européenne.
Il n'y a pas non plus de véritable État édifié à l'échelle européenne, car un véritable État collecte des impôts, et produit des services publics, en quantité importante : pas seulement 1% de la richesse du territoire qu'il encadre, comme l'UE ; mais plutôt une quantité d'impôts et de services produits qui représente entre 30% et 40% de la richesse produite sur le territoire, comme c'est habituel même dans les pays les plus néo-libéraux, sans compter les transferts de richesse associés à la retraite par répartition, l'assurance chômage ou l'assurance maladie, qui ne sont pas homogénéisés, ni même homogénéisables, au moins à moyen terme, à l'échelle européenne, et sont donc coordonnés séparément par chaque État européen.
Enfin et surtout, ce dont chaque Européen a besoin pour être heureux, c'est de vivre dans une démocratie prospère et équitable : mais il n'a pas besoin que cette démocratie soit une démocratie à l'échelle européenne : une démocratie à l'échelle de son pays peut lui convenir. C'est pourquoi la fusion de toutes les démocraties européennes en une seule démocratie, n'est ni une possibilité à moyen terme, ni même une véritable finalité, à moins qu'il y ait des choses plus importantes que le bonheur des populations.
L'UE n'ayant donc pas vocation à être, au moins à moyen terme, une démocratie unique, elle ne doit pas pour l'instant détenir de pouvoirs très importants, par respect pour la démocratie : les pouvoirs importants doivent être détenus par des démocraties. Pour l'instant, l'institution doit juste favoriser des échanges culturels et humains entre Européens, permettre aux États de prendre l'initiative de politiques industrielles européennes à géométrie variable, et favoriser des alliances géopolitiques entre européens, ce qui suppose sûrement de favoriser des mises en commun concrètes des intérêts géopolitiques européens. C'est ainsi conçue que l'UE favorise le mieux l'épanouissement de l'Europe, c'est à dire la prospérité et la démocratie en Europe, et les coopérations et échanges européens, et c'est ainsi donc qu'elle est bien conçue.
Cette bonne conception, est une conception terrestre de l'UE. C'est une conception réaliste ou matérialiste, qui tient compte des choses terrestres, comme les formes réelles de cohésion des sociétés, les États réels avec leurs impôts réels et leurs organes réels de coordination, la réalisation de la démocratie, la prospérité économique, l'équité économique. C'est une conception eudémoniste, comme Aristote, Épicure ou Spinoza : qui se tourne vers la réalisation ici-bas du bonheur des européens, et qu'on pourrait donc placer sous le signe de Flore et Pomone, déesses romaines des fleurs et des fruits.
Cette conception s'oppose à une conception beaucoup plus céleste de l'UE, bien représentée par les douze étoiles d'or, sur fond bleu azur, de son drapeau, et par les grands bâtiments de verre opaque de la Commission, du Parlement à Strasbourg, de la Banque Centrale à Francfort. C'est à cette conception très céleste, que la réalisation actuelle de l'UE est conforme : non-démocratique, néo-libérale, etc... Structure technocratique qui pèse sur les épaules des populations européennes, et qui ne leur apporte que de la misère et de l'aliénation politique, opposée à la tradition démocratique européenne, au sens du progrès en Europe, et terreau du fascisme ; mauvaise réalisation qui n'apporte même pas vraiment aux européens de coopérations et d'échanges réels ; et qui est prête à sacrifier le bonheur des européens, au nom d'un fantasme infantile de fusion fraternelle mal conçue, ou de puissance, quand ce n'est pas carrément avec des intentions consciemment anti-démocratiques et néo-libérales.
Quatremer, et beaucoup de ses collègues intervenant dans les médias et journaux, défendent cette mauvaise conception et réalisation très céleste, contre une bonne conception terrestre. Ils veulent que l'UE continue à être conçue et réalisée comme une mauvaise chose, et c'est pourquoi ils se comportent comme des ennemis de l'épanouissement de l'Europe, même s'ils se disent ou se croient ses amis.
Celui qui se dit ou se croit l'ami de quelqu'un ou de quelque chose, peut parfois se comporter comme son ennemi : cela était déjà dit par une fable indienne, qui fut recueillie au Vème siècle dans le Panchatantra, à partir de la tradition orale, par le brahmane Vishnusharman. La fable parvint aux Arabes, dans Le livre de Kalila et Dimna, écrit au VIIIème siècle par Ibn al-Muqaffa. Puis enfin la fable parvint en France et fut racontée en vers, au XVIIème siècle par La Fontaine. Quatremer et ses semblables y prennent la forme d'un Ours, et l'UE y prend la forme d'un Jardinier :
« L'Ours et le Jardinier » (version abrégée)
Il aimait les jardins, était Prêtre de Flore,
Il l'était de Pomone encore :
« Ces deux emplois sont beaux. Mais je voudrais parmi,
Quelque doux et discret ami.
Les jardins parlent peu, si ce n'est dans mon livre » ;
De façon que, lassé de vivre
Avec des gens muets, notre homme un beau matin
Va chercher compagnie, et se met en campagne.
L'Ours, porté d'un même dessein
Venait de quitter sa montagne :
Tous deux, par un cas surprenant
Se rencontrent en un tournant.
L'homme eut peur : mais comment esquiver ; et que faire ?
Se tirer en Gascon d'une semblable affaire
Est le mieux. Il sut donc dissimuler sa peur.
L'Ours, très mauvais complimenteur,
Lui dit : « Viens-t'en me voir. » L'autre reprit : « Seigneur,
Vous voyez mon logis ; si vous me vouliez faire
Tant d'honneur que d'y prendre un champêtre repas,
J'ai des fruits, j'ai du lait : Ce n'est peut-être pas
De nosseigneurs les Ours le manger ordinaire ;
Mais j'offre ce que j'ai. » L'Ours l'accepte ; et d'aller.
Les voilà bons amis avant que d'arriver.
Arrivés, les voilà se trouvant bien ensemble ;
Et bien qu'on soit, à ce qu'il semble,
Beaucoup mieux seul qu'avec des sots,
Comme l'Ours en un jour ne disait pas deux mots,
L'Homme pouvait sans bruit vaquer à son ouvrage.
L'Ours allait à la chasse, apportait du gibier,
Faisait son principal métier
D'être bon émoucheur, écartait du visage
De son ami dormant, ce parasite ailé,
Que nous avons mouche appelé.
Un jour que le vieillard dormait d'un profond somme,
Sur le bout de son nez une allant se placer
Mit l'Ours au désespoir ; il eut beau la chasser.
« Je t'attraperai bien », dit-il. Et voici comme.
Aussitôt fait que dit ; le fidèle émoucheur
Vous empoigne un pavé, le lance avec roideur,
Casse la tête à l'homme en écrasant la mouche,
Et non moins bon archer que mauvais raisonneur :
Roide mort étendu sur la place il le couche.
Rien n'est si dangereux qu'un ignorant ami ;
Mieux vaudrait un sage ennemi.
Dans l'émission Mots croisés sur France 2, Todd défendait cette bonne conception terrestre de l'UE, que Quatremer combat avec acharnement.
En voyant Todd, Quatremer a eu envie d'envoyer deux tweets, qui ont produit un buzz, auquel ce billet participe. D'abord celui-la.
Puis celui-la.
Ce journaliste qui croit rendre service à l'UE, mais la dessert continuellement, a cru aussi déshonorer Todd en l'insultant par ces tweets, alors que c'est seulement lui-même qu'il peut avoir déshonoré. Il a oublié qu'une insulte ne met pas seulement en cause l'honneur de celui à qui elle s'adresse, mais qu'elle met aussi en cause l'honneur de celui qui la prononce. Pour faire dans les règles de l'honneur un rapprochement entre Todd et Le Pen, il faut expliquer en quoi précisément, Todd peut être assimilé à Le Pen. En quoi donc Todd a en lui, ce dont Le Pen est ici, selon une convention plus ou moins justifiée, la représentante. En quoi donc Todd est raciste : pour cela il faut dire clairement ce qu'on appelle le racisme, et il faut dire aussi clairement, en quoi Todd est conforme à cette définition. Quatremer n'a pas expliqué cela, et c'est ainsi que celui qui est en position d'en juger, pourrait peut-être se dire qu'il s'est déshonoré. Mais il devrait importer peu pour nous qu'il ait ou non fait une faute : c'est lui seul qui est en position de se juger. La seule chose qui devrait importer pour nous, est que personne ne salisse personne avec des insultes spécieuses, et surtout que l'UE soit bien conçue. On peut facilement pardonner à Quatremer, et même succomber à son charme sympathique ; qu'après donc son suicide par tweets, Quatremer ressuscite, ou qu'il se réincarne en un ourson gentil, et vivement en Europe le triomphe de Flore !
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