Les élections législatives du 9 mars en Espagne : l’art et la bannière
Les élections législatives, qui auront lieu ce 9 mars prochain, ont répandu dans les villes d’Espagne un type d’affiche inconnu en France. Les réverbères dans les rues servent de mât pour y pendre de part et d’autre deux bannières symétriques aux couleurs des partis. Celle de gauche arbore le visage du candidat, celle de droite, le slogan avec le logo du parti.

Les rues semblent avoir été réparties entre les candidats. Seules, les grandes avenues, comme le Paseo du Prado à Madrid, ont été partagées en deux sur toute leur longueur : les deux grands partis qui s’affrontent, le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) et le Parti populaire (PP), y coexistent mais chacun de son côté de l’avenue.
La mémorisation par une répétition intensive
Ce choix de publicité surprend car ces bannières n’offrent tout au plus que deux variantes alternées de photos et de slogans qui n’en finissent pas de se répéter : une mémorisation est manifestement attendue d’une répétition intensive. À Madrid, de la place de Cibeles à la gare d’Atocha, on passe ainsi d’un réverbère à l’autre devant le même visage et les deux slogans. Sans doute finit-on à la longue par ne plus y prêter attention, mais, le regard, à la première occasion, revient sans cesse buter malgré lui sur ces taches rouges ou bleues qui, contrastant avec le décor urbain d’arbres et de maisons, leur donnent un air de fête.
Les couleurs
Les deux partis principaux en lice s’opposent, en effet, d’abord par leurs couleurs et la charge culturelle qu’elles conservent malgré tout. Le rouge du PSOE rappelle ses racines historiques de luttes sociales, du temps où le drapeau rouge symbolisait la révolution sociale à venir par la prise du pouvoir qu’elle impliquait. Il est aussi la couleur du sang, du feu, de l’amour et de la passion. De son côté, le bleu du Parti populaire le rattache à la tradition conservatrice, royale et aristocratique dont il était, jusqu’au sang, la couleur dominante, du moins en Espagne et en France. Mais il est en même temps la couleur de l’azur et de la mer, comme de la fraîcheur, de la pureté, voire du bonheur qui s’y associent. Au surplus, par contraste, il avive et embellit la carnation des visages, ce qui ne gâte rien.
Les slogans
Les slogans tendent, en revanche, à rapprocher singulièrement les deux partis. Ils sont d’abord tous écrits en lettres blanches : sans doute est-ce pour éviter les interférences culturelles indésirables que le noir provoquerait. Ensuite, sous la contrainte de l’exiguïté de l’espace disponible dans une bannière, les deux partis ont été contraints de limiter à quelques mots l’expression de leur différence. Or, ils ont éliminé l’un et l’autre toute référence à leurs objectifs pour ne retenir que la méthode qui leur est propre. C’est par elle seule qu’ils entendent se différencier.
- « Las ideas claras », les idées claires (et évidentes), dit le Parti populaire, ou encore « Con cabeza y corazón », avec la tête et le cœur. On le voit, aucune relation personnelle n’est recherchée avec l’électeur. Par l’énoncé de devises générales, celui-ci est seulement invité anonymement à ne pas se laisser submerger par son affectivité et son irrationalité, c’est-à-dire une générosité incontrôlée : les idées claires et évidentes doivent s’imposer et l’exigence de rationalité l’emporter sur la confusion et les bons sentiments.
- Le PSOE, lui, adopte la démarche contraire : « Vota con todas tus fuerzas », vote avec toutes tes forces, commande-t-il, « Somos más », nous sommes les meilleurs, ou encore, en Catalogne, « Si tu vas, somos más », si tu viens, nous sommes les meilleurs. C’est l’exigence d’irrationalité qui est ici manifestement sollicitée. L’électeur est appelé à mettre dans son vote « toutes ses forces » : or qu’est-ce qu’une force sinon une énergie qui met en mouvement, comme un moteur et une émotion, selon leur étymologie commune ? Le tutoiement d’office bouscule d’ailleurs les convenances en imposant une relation familière, celle de la camaraderie socialiste et de la solidarité qu’elle suppose. Le groupe est évoqué par le verbe à la première personne du pluriel, « nous » : « toi », « moi » et d’autres camarades fusionnons dans une communauté d’intérêts, d’idées et de goûts. Enfin, les leurres de la flatterie et de la pression du groupe poussent au besoin l’électeur à rejoindre « le groupe des meilleurs » autoproclamé pour, par sa présence, le rendre encore meilleur.
Les photos
Les photos retenues confirment la démarche de chacun des partis.
1- L’image d’un conservateur modernisé
Le leader du Parti populaire s’affiche dans une sorte de photo d’identité de face, un peu figé. Sans doute, selon le procédé de l’image mise en abyme, plante-t-il ses yeux dans ceux du passant, mais c’est moins pour l’interroger, dans une relation interpersonnelle simulée, que pour simplement se présenter tel qu’il est, en costume cravate traditionnels. Son visage étant moins connu que celui de son rival, il est obligé d’inscrire en incrustation ses nom et prénom, au bas de l’affiche.
Toutefois, la seconde photo corrige cette première présentation guindée. La mise en scène fait croire à un instantané, comme extorqué à son insu, pour rendre l’information plus fiable. Elle montre, dans une mise hors-contexte, M. Rajoy en train de regarder de côté vers le hors-champ. Cet effet d’une première métonymie suppose, faute de contexte, une cause qui l’aurait fait se retourner, amusé par un appel ou un spectacle. Ce faisant, M. Rajoy veut donner de lui l’image d’un personnage souriant, jovial et donc humain.
Une seconde métonymie le présente même comme capable de prendre des libertés avec la tradition : son col de chemise est ouvert : il a tombé la cravate. Une curiosité intrigue toutefois et confirme la « modernité » de ce conservateur. Le gros plan rapproche, en effet, le lecteur de ses lunettes et de sa barbe poivre et sel qui lui mange le visage : or, ce sont deux stéréotypes de l’intellectuel anticonformiste, qui paraissent jouer ici à contre-emploi. On est moins habitué, en effet, à les associer à un politicien conservateur. Grossière erreur ! Les nouveaux conservateurs ont fait peau neuve ! Faut-il aller chercher dans Le Guépard de Giuseppe Tomasi, le mode d’emploi de ce changement ? On se souvient du célèbre mot du prince de Salina ? « Se vogliamo che tutto rimanga come è, bisogna che tutto cambi ! » Si nous voulons que tout demeure en l’état, il faut bien que tout change.
2- L’image d’un gouvernant qui écoute
Paradoxalement, c’est José Luis Zapatero, le leader socialiste et président du gouvernement sortant, qui se présente fraîchement rasé. Toutefois, il alterne comme son rival le col de chemise ouvert et la cravate. L’habit, décidément, ne fait plus le moine, ni la barbe, le philosophe dissident. De même, une photo le montre aussi souriant dans une posture comparable à celle de M. Rajoy : tout juste le gros plan resserre-t-il davantage le visage pour le rendre plus proche et plus accessible et l’effet de la métonymie laisse-t-il croire, par une égale mise hors-contexte, à un échange amical surpris à son insu pour accroître la fiabilité de l’information. En revanche, très connu, il n’a pas besoin de se nommer.
Mais c’est la seconde photo qui le différencie de son rival : elle le montre en gros plan, magnifié par l’angle de contre-plongée, surgissant de la gauche vers la droite, le regard tourné de trois quarts vers le hors-champ pour éviter le figé d’un profil d’effigie. L’instantané fait croire, là encore, à une image prise sur le vif à son insu pour rendre l’information plus crédible : le personnage feint de ne pas poser. La meilleure mise en scène n’est-ce pas celle qui se fait oublier ?
La métonymie, elle, présente un effet essentiel et un seul : J. L. Zapatero prend une posture d’écoute attentive ; il est grave, le cou tendu hors du col de chemise, les lèvres closes, le sourcil relevé sur un regard rendu pénétrant par deux points lumineux dans les yeux qui agrandissent par contraste la rondelle obscure des pupilles, preuve tangible de l’intérêt manifesté. La cause d’une telle attitude que le lecteur est invité à déduire, coule de source : un électeur est en train de s’adresser au président du gouvernement et celui-ci lui réserve une attention exclusive. Ainsi, J. L. Zapatero entend-il donner de lui l’image de quelqu’un à l’écoute de ses concitoyens.
C’est un vrai tour de force que d’offrir à un électorat en deux photos et deux slogans de quelques mots les arguments qu’on juge décisifs pour tenter d’attirer les suffrages. On peut juger vain de développer ce type d’affiche et douter de son efficacité. La répétition reste pourtant le plus sûr moyen de l’apprentissage et de l’inculcation des idées dans les esprits. Car combien d’électeurs lisent les programmes électoraux ? Où glanent-ils l’information pour se faire une opinion ? On s’accorde à penser qu’un nombre non négligeable d’entre eux entrent dans l’isoloir sans même savoir pour qui voter.
L’imprégnation quotidienne est donc recherchée auprès de ces électeurs volatils dont dépend en fait l’issue du scrutin : il faut coûte que coûte les faire pencher par pulsion du bon côté au moment de mettre le bulletin dans l’enveloppe. C’est sans doute ce qui explique que les deux campagnes se ressemblent à ce point : elles ne s’adressent pas aux militants ni aux électeurs réfléchis, mais à la masse d’indécis « sans opinion fixe » qu’il ne faut surtout pas rebuter par des choix trop tranchés. Mais elles ne s’en opposent pas moins comme l’exigence de rationalité et l’exigence d’irrationalité qui sont les deux centres de la cible humaine.
Paul Villach
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