Les Européens et l’Union : un divorce rêvé
Par quel tour de passe-passe peut-on laisser croire que les Européens pensent de l’Union ce que les Irlandais pensent de leur gouvernement ? Depuis le « non » irlandais au Traité de Lisbonne, la thèse d’un divorce entre les « élites » et les « peuples » européens est de retour. Une thèse en forme de préjugé.
Le succès de la thèse est assuré par les mythes qu’elle fait revivre : le mythe de la nation, le mythe de la révolution. Le succès de la thèse doit à son simplisme et au confort qu’elle procure à quiconque la reprend à son compte, puisqu’elle permet de réaliser deux opérations avantageuses : tout expliquer et se ranger aux côtés du peuple en colère. C’est encore plus beau quand les tenants de la thèse n’ont rien de populaire, ce qui n’est pas rare, évidemment. On compte même parmi eux de richissimes hommes d’affaires.
La thèse peut faire l’objet d’un usage authentiquement populiste lorsqu’elle permet à des élites sociales de se réclamer du peuple, ou de revendiquer une empathie avec celui-ci, afin de poursuivre une activité médiatique ou politique qui n’est pas moins profitable pour eux que celles qu’ils fustigent. En politique comme ailleurs, les entrepreneurs sont à la recherche de nouvelles parts de marché. Les souverainistes ne font pas exception.
Souverainistes et gouvernements nationaux réunis par un intérêt commun
Enfin, la thèse est assurée de rencontrer un large écho parce qu’elle a de nombreux et puissants soutiens : celui des souverainistes de droite, au nom de l’identité nationale, celui des souverainistes de gauche, au nom des travailleurs, et, last but not least, celui des gouvernements nationaux. En effet, ces derniers ne résistent que rarement à la tentation de transférer sur l’Union les remontrances qui leur sont en fait destinées. Le cas irlandais est ici emblématique, car chacun sait que l’Europe a beaucoup apporté à ce pays, et c’est tant mieux.
Ce n’est pas l’Union qui est critiquée par les Européens, mais les gouvernements nationaux qui, presque partout, suscitent une insatisfaction croissante. On connaît d’ailleurs la plupart des raisons de cette impopularité commune : le pouvoir d’achat, le prix de l’essence en particulier, le vieillissement démographique qui frappe notre continent et son cortège de conséquences : réforme des retraites, de l’assurance maladie, immigration, etc. Rien de très populaire donc.
L’Europe pourrait jouer un rôle bien plus important dans tous ces domaines, si les gouvernements nationaux acceptaient de coopérer davantage. Mais les souverainistes de droite ne manqueraient pas de dénoncer la trahison de la patrie, tandis que ceux de gauche se chargeraient du procès des profiteurs, en une alliance désormais installée, qui voit de plus en plus souvent les uns et autres s’échanger leurs arguments.
Dans l’opinion européenne, l’événement c’est le « stato-scepticisme »
Pour ce qui me concerne, je ne vois pas la montée de l’euroscepticisme, mais plutôt l’avènement d’un « stato-scepticisme », c’est-à-dire d’un fort mécontentement des Européens vis-à-vis de leur gouvernement national (Cf. à ce sujet l’édition 2008 de L’Opinion européenne). Pour l’avenir, je ne parierais pas sur la faiblesse de l’euroscepticisme si nos dirigeants venaient à prendre les mauvaises décisions. Mais quand l’Europe sera vraiment impopulaire, les dirigeants nationaux seront conspués et les peuples se détesteront entre eux.
Confrontés à la globalisation, les Européens ne voient pas en rêve leur État voguant en solitaire, pour aller discuter avec la Chine, la Russie ou les États-Unis les tarifs commerciaux. Ils ne rêvent pas d’acheter leur pétrole avec une monnaie nationale enfin restaurée. Dans le monde d’aujourd’hui, ce sont des pensées infantiles. Jusqu’à présent - cela peut changer demain -, les centaines de millions d’électeurs européens n’ont nulle part voulu confier leur pouvoir national à une force politique ayant comme programme de remettre en cause l’appartenance à l’Union. On peut le voir en consultant les presque 90 élections nationales qui ont eu lieu dans les 27 pays de l’Union européenne depuis 1996.
C’est presque amusant de constater que les champions de l’appel au peuple sont précisément ceux qui perdent les élections.
Illustration : image issue du site Matton.fr.
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