Mario Draghi a-t-il menti au Parlement européen qui a approuvé sa nomination ?
C'est la question de Pascal Canfin, l'eurodéputé qui l'avait interrogé dans le cadre de sa nomination, concernant sa possible participation au maquillage des comptes de la Grèce, alors qu'il était vice président de Goldman Sachs pour l'Europe, entre 2002 et 2005. Cette question, citée dans le New York Times le 29 Octobre, ne mériterait-elle pas que l'on se penche dessus sérieusement ? Nous ouvrons quelques pistes de réflexions, en invitant le lecteur à approfondir le dossier.

Quelle a été la suite ? C'est à partir de ce stade que le parallèle avec la démarche courageuse de Pascal Canfin prend fin : le département de la justice américain ne s'est pas fait prier pour ouvrir une enquête, qui est en cours, en vue d'un éventuel procès (1), alors que, chez nous, on s'indigne à qui mieux mieux...
On attend du renouvellement de la part des médias. Voici, peut-être, les questions que les journalistes devraient poser aux juristes et aux politiques, respectivement :
Quels sont les recours juridiques pour tirer cette affaire au clair ? Quand comptez vous les utiliser ?
(1) Mr Blankfein hired a personal counsel to deal with an ongoing investigation by the Department of Justice.., cf ici
Mario Draghi affirme qu'étant entré en fonction en 2002, il n'a rien eu à voir avec le maquillage des comptes grecs orchestré deux ans plus tôt par la banque. Et il a démissionné en 2005, soit un an avant que Goldman Sachs ne revendre une partie du "swap" en question à la National Bank of Greece [...]
iii) Analyse par Eurostat des contrats de swaps avec Goldman Sachs
En Août 2005 une restructuration significative du contrat de swap s'est produite. La maturité a été rallongée de 2019 à 2037 [...] A peu près au même moment, GS a vendu sa participation au contrat à la Banque Nationale de Grèce (NBG, privatisée en Novembre 2004) [...] Pour Eurostat, un amendement au contrats qui se traduit par une redéfinition significative des obligations d'une ou des deux parties, est traitée comme un nouveau contrat.
Sa participation dans le montage initial est exclue puisque ce dernier date de 2001. Néanmoins, à supposer qu'il ait eu un rôle de supervision de l'équipe qui l'a négocié et en a assuré le suivi, il aurait failli, en laissant faire, à des obligations déontologiques élémentaires. Le trésor grec, en effet, avait en 2002 pour intermédiaire privilégié (en jargon, lead manager), pour l'émission de sa dette, cette même banque. Un évènement relaté dans un audit de Eurostat en 2010, qui aurait dû attirer l'attention mais qui n'a pas été relevé, est que la maturité prévue dans le montage financier de 2001 a été rallongée en 2005. Or, il ne rejoint la banque d'Italie qu'en 2006. Il lui a été donné l'occasion de s'expliquer lors d'une audition devant le parlement européen. Ce grand serviteur de l'état a dit être étranger à cette question parce que, n'ayant pas de motivation à inclure le secteur public dans ses relations de travail, lui et son employeur s'en sont arrangés ainsi. C'est une curieuse préférence, et le prétendu accord ne correspond pas au profil du poste figurant dans un communiqué officiel de son employeur, au moment de son embauche. Dans un entretien télévisuel, l'eurodéputé qui s'était impliqué dans le dossier a laissé entendre que sa prestation lors de l'audition avait creusé le déficit de confiance.
Il est étrange que, dans le mois qui précède son audition, la BCE ait bloqué l'accès à des archives, contenant des informations sur le marché conclu entre la banque d'affaire et le trésor grec, à une agence de presse (Bloomberg), qui en avait fait la demande par voie juridique. Ici, non plus, aucun média n'a relevé cette coïncidence.
Comme contrepartie de son indépendance, la banque centrale européenne doit faire preuve de la plus grande transparence et rendre des comptes.
Les sections suivantes sont le développement de ce résumé.
Chronologie
2001 : Un montage financier (swaps de devises) est conclu entre la firme GS et la Grèce, permettant à cette dernière de maquiller ses comptes
2002 : MD prend ses fonctions à GS qui est alors un intermédiraire privilégié (en jargon, lead manager) du trésor grec.
2005 : Le contrat financier conclu en 2001 entre la banque et le trésor grec est renégocié. En particulier, sa maturité est rallongée, d'après un audit ultérieur (2010) de Eurostat.
Janvier 2006 : MD rejoint la banque centrale d'Italie
Février 2010 : Le Monde public Antigone Loudialis [Addy], banquière chez Goldman Sachs et "habilleuse" de dette
Mars 2010 : Simon Johnson (ex FMI, MIT) évoque des doutes sur la nomination de MD, cf ici.
Fin Juin 2011 : En dépit des doutes qui subsistent (sont renforcés ?), 75% des députés avalisent sa nomination. Le vote est décomposé comme suit : 499 (75 %) pour, 72 (11%) contre, et 89 (14%) se sont abstenus.
NB : ils est possible de sauter directement à la section suivante sans trop de gêne. La présente section sert seulement de toile de fond.
En principe, toute personne prenant connaissance de ces agissements, et dont dépend hiérarchiquement la personne ayant réalisé le montage, aurait dû faire son possible pour que la banque mette les faits à la connaissance des investisseurs et, le cas échéant, dédommage les pertes résultant de l’annonce.
Le député européen Pascal Canfin (PC) engage l'échange comme suit :
En 2003 vous étiez au board, managing director avec la personne Antigone [Addy] qui a mis en place le swap entre la Grèce et Goldman Sachs. Vous aviez donc nécessairement connaissance de cet accord, même si vous n'en étiez pas l'initiateur. Qu'avez vous à nous dire de plus que le rapide communiqué comme quoi vous n'aviez aucun rapport avec cette affaire, ce qui me semble faux.L'intéressé, dans sa réponse, n'a ni confirmé, ni infirmé qu'il avait connaissance des faits. Du moins explicitement. On comprend qu'il lui aurait été difficile de la nier, à la lecture de la toile de fond qui précède. Ce sentiment est renforcé par la proximité hiérarchique, sous entendue dans la citation ci-dessus, avec l'associée qui a dirigé le montage financier. Il a en revanche tenté de plaider qu'il n'avait aucun rapport avec les faits incriminés (1) :
Ce paragraphe ne fait que remâcher le premier communiqué, vague, sur lequel il lui est demandé de s'expliquer en lui laissant, pour le reste, carte blanche (« Qu'avez vous à nous dire de plus... »). Pourtant l'embarras est perceptible dans le bredouillement de la première phrase, et les tournures comme « dit, redit et répété » et « ni avant, ni après ». Il enchaîne avec l'explication suivante :Mon travail à Goldman Sachs... euh Les ... Les ... euh Les contrats entre Goldman Sachs et le gouvernement grec ont été initiés avant que je ne prenne ma prise en fonction. Je l'ai dit, redit, et répété. Deuxièmement, je n'ai rien à voir avec [l]es transactions [mises en cause], ni avant [pendant ?], ni après.
Troisièmement, je pense que vos renseignements [« intelligence », en anglais, dans l'orginal] ne sont pas tout à fait ... renseignements, au sens de pertinence de vos informations, ne sont pas tout à fait corrects.
Je n'étais pas en charge de vendre de la camelote (1) aux gouvernements, mais au secteur privé, et bien que Goldman Sachs m'ai demandé de travailler avec le secteur public quand j'ai été recruté, je leur ai dit, franchement, que, puisque je venais du public, je n'avais ni intérêt, ni goût, ni le soucis d'y être associé.
Promouvoir la clientèle des grandes entreprises européennes, des états, et des agences internationales, ainsi que participer aux négociations avec ces partiesEst inclut la clientèle des administrations, contrairement à sa version dont il faut comprendre la justification comme suit : « franchement », il n'avait « ni intérêt, ni goût, ni le soucis » de traiter en tête à tête avec les chefs d'états européens pour les avoir trop fréquenté. C'est une attitude étrange, nous y reviendrons plus bas. Le communiqué reflète nécessairement, pour qu'il soit officiel, ce qui a été conclu à l'issue du processus de recrutement, formalisé par un contrat de travail ou, au moins, une lettre d'embauche. Est-ce en relisant le contrat finalisé qu'il s'est rendu compte qu'il y avait méprise ?
Admettons, par pure hypothése, que ses responsabilités étaient celles qu'il prétend, tout en prenant en compte ses précédentes fonctions : il a dirigé le ministère du trésor italien, et avant ça il était un directeur administratif à la Banque Mondiale. Premièrement, la nouvelle fonction qu'il dit avoir occupé, celle de vendeur auprès du secteur privé, et à la stricte l'exclusion du secteur public, s'accorde t'elle avec l'idée que l'on se fait, à ce niveau de responsabilité internationale, d'une progression (normale) de carrière ? Deuxièmement, il semble évident que si une banque d'investissement recrute une pointure du public comme MD c'est pour consolider son réseau au sein des cercles du pouvoir. Cette banque s'en est fait une spécialité, certains diraient une sinistre réputation. On imagine difficilement qu'elle lui ait cousu un rôle épousant des désidératas étranges, qui auraient sérieusement bridé son potentiel...
(1) Stuff, en anglais, signifiant « service », dans ce cas. Le registre familier est curieux... (2) Helped the firm develop and execute business with major European corporations and with governments and government agencies worldwide, cf ici.
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