Pourquoi n’y a-t-il pas de « vraie » vie démocratique européenne ?
L'aiguille d'une horloge parcourt le cadran sur lequel se succèdent les heures, et de même, la vie d'une « vraie » démocratie représentative peut être décomposée en cinq moments successifs qui se répètent indéfiniment. Dans un premier temps, les membres de la population s'engagent les uns envers les autres par un « contrat social », semblable à celui que conçoit Rousseau dans son livre du même nom. Chacun accepte de considérer comme légitimes les choix collectifs qu'ils auront fait ensemble, même si lui même n'aurait pas forcément fait ces choix si cela n'avait tenu qu'à lui, et pourvu que ces choix soient faits dans un certain esprit de fraternité. Le second temps est celui d'un débat au cours duquel tous les membres de la population se parlent et s'écoutent. Ce débat se tient bien sûr dans un espace de débat dans lequel se réunissent tous les membres de la population. Au troisième temps, les membres de la population choisissent tous ensemble leurs élus, sur la base du projet politique que ces élus proposent de mettre en œuvre lors de leur mandat. Lors du quatrième temps, les élus gouvernent, sous le contrôle de la population qui vérifie que leurs actions s'inscrivent dans le projet politique pour lequel ils ont été élus. Enfin, le cinquième temps est celui du renouvellement du cycle, garantissant aux membres de la population la possibilité de revenir régulièrement sur leurs choix antérieurs.
Cela paraît élémentaire, et pourtant de très importants pouvoirs détenus auparavant par les démocraties des pays européens, ont été transférés à l'Union Européenne, institution qui n'est animée d'aucun des cinq moments de la vie d'une « vraie » démocratie représentative, ce qui n'empêche pas à beaucoup de gens de croire qu'elle est « vraiment » démocratique, du simple fait qu'elle a à sa tête des élus (et des magistrats).
Faut-il imputer la responsabilité de cette absence de « vraie » vie démocratique, aux « citoyens européens », qui sont souvent plus sensibles à l'intérêt de leur pays qu'à un « intérêt général européen », qui s'abstiennent massivement aux « élections européennes », et qui ne participent pas à un espace de débat européen ? Est-ce de la faute des partis des pays européens, unis dans des grands « partis européens » qui ne font pas ce que font normalement des partis, c'est à dire, qui n'élaborent ni ne proposent des projets politiques européens ? Est-ce de la faute des journaux des pays européens, qui ne participent pas plus que les « citoyens européens » à un espace de débat européen, et qui informent de manière très incomplète leurs lecteurs des décisions prises par les institutions européennes ? Est-ce sinon de la faute des élus des pays européens, qui font souvent passer la volonté de leurs seuls électeurs avant une « volonté générale européenne », et qui de plus prennent souvent collectivement des décisions à l'échelle européenne, que n'aurait pas voulues la population européenne si on lui avait demandé son avis ?
Ou bien, plutôt que les individus, les partis, les journaux, et les élus, faut-il incriminer les structures institutionnelles européennes qui encadrent tous ces gens, qui ne permettraient pas, voire qui empêcheraient, l'existence d'une « vraie » vie démocratique européenne ? « Le plus dangereux ennemi du peuple est son gouvernement », disait Saint-Just, pour qui les structures institutionnelles devaient donc apporter la garantie, que les élus inscrivent leurs décisions dans un projet politique plébiscité par la population toute entière. Faut-il donc faire le constat cruel, que ce principe élémentaire rabâché par Saint-Just lors de la révolution française (notamment dans le Discours pour la défense de Robespierre qu'il prononça la veille de sa mort), a été comme oublié par les concepteurs des institutions européennes ?
Pour répondre à cette question, je rappellerai brièvement l'architecture des institutions européennes. Puis j'observerai en quoi les institutions européennes ne sont pas animées de la vie d'une « vraie » démocratie représentative, tout en essayant de voir si cela est dû à l'architecture de ces institutions elles-mêmes, ou bien à la mauvaise volonté des individus, partis, journaux et élus qu'elles encadrent.
L'architecture des institutions européennes.
Le processus de choix des dirigeants de l'UE est décrit par le schéma 1. Les membres du Conseil sont ceux des gouvernements des pays. Ils sont donc élus lors d'élections non synchronisées, chacune ayant lieu dans un pays particulier. Par exemple, lorsque les allemands élisent leur gouvernement, sur un projet politique répondant à leurs préoccupations particulières, ils élisent du même coup les membres du Conseil qui participeront en leur nom à des décisions importantes concernant tous les européens, même ceux qui n'auront pas participé à ces élections allemandes, et qui peut-être en plus ne s'y seront pas beaucoup intéressés. Puis un an après les britanniques peuvent élire de la même manière leur gouvernement qui siègera en leur nom au Conseil, etc... Les membres du Parlement sont les seuls élus, qui le sont lors d'une élection impliquant au même moment la population européenne toute entière. Le Conseil nomme les membres de la Commission, et le Parlement a un droit de véto sur cette nomination. Le Conseil nomme aussi les dirigeants de la Banque Centrale, après avoir « consulté » le Parlement. Les décisions de tous ces détenteurs de pouvoirs devront être conformes aux Traités, qui peuvent être ratifiés séparément et à des moments différents, par chaque pays, par un vote de ses parlementaires ou par un référendum. Contrairement aux décisions prises par les organismes où siègent des élus, ou des dirigeants nommés par des élus, le contenu des Traités n'est pas renouvelable régulièrement à des moments prévus pour cela. Enfin, les membres de la Cour de Justice sont des magistrats.
Selon que les décisions des dirigeants de l'UE, concernent une « compétence propre de l'UE », une « compétence partagée avec les pays membres », ou la politique monétaire de la zone euro, le processus par lequel ces décisions sont prises est différent.
Le schéma 2 décrit le processus de prise de décision concernant une compétence propre de l'UE, c'est à dire les douanes, la politique commerciale, ou la réglementation de la concurrence. La Commission émet une directive ou un règlement, auquel le Parlement et le Conseil peuvent opposer un droit de véto. Cette directive ou ce règlement doit être conforme aux Traités, ce que contrôle la Cour de Justice. La Cour de Justice vérifie aussi que les pays membres se conforment aux points des Traités, directives et règlements concernant les compétences propres de l'UE. En matière de douanes, politique commerciale et réglementation de la concurrence, c'est donc la Commission qui a l'initiative des décisions.
Schéma 2. Procédure de décision concernant une compétence propre de l'UE.
Le schéma 3 décrit le processus de prise de décision concernant une compétence partagée avec les pays membres, c'est à dire le marché intérieur, et les politiques communes en matière notamment d'agriculture, d'énergie, d'industrie, d'environnement, de transport, d'éducation et de culture. Le Conseil décide des principes que devra suivre une directive ou un règlement. La Commission émet une directive ou un règlement qui suit ces principes, et le Parlement peut exercer un droit de véto. La Cour de Justice vérifie que cette directive ou ce règlement est conforme aux Traités. Elle vérifie aussi que les pays membres se conforment aux points des Traités, directives et règlements concernant les compétences partagées avec les pays membres. Pour ce qui concerne le marché intérieur et de nombreuses politiques communes, l'initiative appartient donc au Conseil.
Schéma 3. Procédure de décision concernant une compétence partagée avec les pays membres.
Enfin, le schéma 4 décrit le processus de décision concernant la politique monétaire de la zone euro. La Banque Centrale prend les décisions en prenant soin que la politique monétaire qu'elle mène soit conforme à ce que demandent les Traités. La Cour de Justice vérifie que les pays de la zone euro se conforment aux points des Traités concernant la politique monétaire de la zone euro. Pour mener la politique monétaire de la zone euro, la Banque Centrale prend donc les décisions avec une grande indépendance, conformément à un certain esprit libéral et monétariste.
Schéma 4. Procédure de décision concernant la politique monétaire de la zone euro.
L'absence de « vraie » vie démocratique au sein des institutions européennes.
Il est bien clair maintenant que les institutions européennes ont à leur tête des élus (ou des dirigeants nommés par des élus ou des magistrats). Pourtant ces institutions ne sont animées d'aucun des cinq moments de la vie d'une « vraie » démocratie représentative.
Le « contrat social » européen n'a pas une très ferme existence, ni même de très solides raisons d'exister dans tous les domaines où il devrait exister. Si la majorité des européens voulaient vivre dans une société libérale, libre-échangiste et monétariste, et si une grande majorité de français avait envie de vivre autrement, les français accepteraient-ils de vivre selon le choix de la majorité des européens ? Et si la majorité des habitants de la zone euro voulaient vivre dans une société socialiste, protectionniste et keynésienne, et si une majorité d'allemands étaient attachés à une politique monétaire d'esprit monétariste, les allemands accepteraient-ils de vivre selon le choix de la majorité des habitants de la zone euro ? Difficile d'être sûr de cela, quand on pense par exemple au comportement actuel des dirigeants allemands, qui vont jusqu'à attendre parfois qu'une élection dans une région allemande ait eu lieu, pour se montrer plus conciliants, mais peut-être à contre-cœur quand même, avec les autres pays européens, dont certains sont parfois perçus en Allemagne comme les pays du « Club Med ». Pour que des pays aient envie de vivre sous de mêmes choix, encore faut-il aussi qu'il puisse exister un choix qui soit acceptable pour tous dans le domaine où ce choix est fait. Par exemple, pour que la zone euro soit intéressante pour les pays qu'elle contient, encore faut-il qu'il existe un choix de politique monétaire qui soit intéressant pour tous ces pays à la fois.
L'espace de débat européen n'existe pas. Il existe en Europe des espaces de débat dans chaque pays européen, avec sa presse et ses citoyens parlant des problèmes de leur pays dans leur langue. Mais ces espaces sont séparés les uns des autres. A quoi ressemblerait un débat télévisé réunissant des débatteurs parlant chacun une langue différente, par exemple un socialiste finlandais, un libéral espagnol, un communiste britannique et un écologiste polonais, et parlant pourtant de problèmes qui leur sont communs, comme la politique commerciale ou la réglementation de la concurrence ?
Il n'existe pas d'élections européennes se répétant régulièrement, et qui soient comme dans toute « vraie » démocratie représentative, un moment où toute la population est amenée à plébisciter un projet politique, dans lequel devraient ensuite s'inscrire les actions des dirigeants, élus sur ce projet. Peut-être suffirait-il que les élections des gouvernements des pays européens, qui composent le Conseil, soient synchronisées, pour que s'amorce une « vraie » vie démocratique européenne ? Supposons en effet que les élections des gouvernements des pays européens aient toutes lieu à un même moment. Les partis socialistes européens, par exemple, pourraient alors élaborer un projet commun d'usage des pouvoirs de l'Union Européenne, en matière notamment de douanes, de politiques commerciale, monétaire, et de réglementation de la concurrence. Le parti socialiste allemand, présenterait à la population allemande un projet comprenant un volet proprement allemand, et un volet commun à tous les partis socialistes européens, et le parti socialiste irlandais ferait de même, etc... Mais les seules élections européennes synchronisées sont celles des membres du Parlement. Les partis européens ne peuvent bâtir un projet politique d'usage du seul droit de véto dont dispose le Parlement. Et, par exemple pour les élections françaises, le parti socialiste français est condamné à élaborer un projet dont le volet français, consiste en l'usage des marges de manœuvre dont on dispose aujourd'hui si on respecte tous les traités, directives, règlements et décisions de politique monétaire européens ; et dont le volet européen ne peut consister qu'en des propositions de négocier ceci ou cela avec les autres membres du Conseil du moment. Mais alors, qui a plébiscité le projet politique dans lequel s'inscrit actuellement l'action des dirigeants européens, si ce n'est la population européenne ?
Le contrôle qu'exerce la population européenne sur l'action des dirigeants européens, n'est pas très intense. La presse des pays européens informe de manière très incomplète ses lecteurs, de toutes les décisions prises par les dirigeants européens. On dit aussi que les lobbys ont une forte influence sur les institutions européennes. Quant aux mécanismes permettant à la population de contrôler effectivement ses dirigeants lors de leur mandat, comme le référendum d'initiative populaire, ceux-ci n'existent que rarement dans les relativement « vraies » démocraties représentatives d'aujourd'hui. Certains considèrent d'ailleurs les référendums d'initiative populaire comme de tels luxes, qu'ils qualifient la démocratie suisse où de tels référendums existent, de « semi-directe » plutôt que de « représentative ».
Il existe enfin des polémiques sur le lieu où il faudrait placer la limite entre ce sur quoi la population européenne devrait pouvoir revenir régulièrement à chaque élection, et ce qui devrait être plus stable, car inscrit dans une Constitution, ou dans les Traités. L'un des grands reproches qui a été fait au Traité de Lisbonne refusé par les français en 2005, est qu'il fixait de nombreux éléments d'une politique économique libérale, libre-échangiste et monétariste.
Si Rousseau, Saint-Just, et d'autres personnages connus pour avoir désiré la démocratie lors du siècle des Lumières, avaient pu suivre du fond de leurs tombes les évolutions du régime politique français jusqu'à aujourd'hui... Ils auraient d'abord tremblé tout au long du siècle qui a suivi la révolution française de 1789, siècle de monarchies, de républiques éphémères et d'empires, de révoltes souvent matées et de coups d'États. A partir de 1870, ils auraient enfin pu sourire paisiblement, en voyant les régimes en place en France, devenir de plus en plus propices à la vie démocratique, et en voyant cette vie démocratique s'épanouir de plus en plus au sein de ces régimes. Mais depuis les années 1970, la vie démocratique en France agonise de plus en plus sous le joug de ces institutions européennes, dont les défauts de conception, peut-être initialement difficiles à détecter, sont aujourd'hui si manifestes. Un siècle de réflexion, un siècle d'agitations, un siècle de lente maturation, et il aura suffi de deux ou trois décennies pour neutraliser ces acquis et les mettre en péril : nos grands hommes doivent maintenant se retourner dans leurs tombes.
35 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON