Que se passe-t-il en Espagne ?
Le roi d’Espagne, le très populaire et respecté Juan-Carlos Ier, violemment attaqué et sommé d’abdiquer par ceux-là mêmes qui constituaient le soutien traditionnel des monarques et des dictateurs, et soutenu en grande partie par les partisans de la République. Que reprochent au souverain l’Eglise d’Espagne et le très à droite Partido Popular d’Aznar et Rajoy ? Quel est l’enjeu de cette fronde et quelles peuvent en être les conséquences à terme pour la monarchie ?
Le 20 novembre 1975 à
5 h 20 du matin, meurt Francisco Franco y Bahamonte, « Generalísimo
Francisco Franco, caudillo de España por la gracia de Dios ». Ainsi prend
fin une terrible dictature de 36 ans qui a suivi une impitoyable guerre civile. La guerre en elle-même a fait près de 500 000 morts civils et militaires,
200 000 autres Espagnols ont disparu dans les prisons franquistes, et 500 000 ont
cherché refuge dans les autres pays, en particulier en France.
Trois jours après la mort du
tyran, les Cortès désignent son successeur. Le prince Don Juan-Carlos de
Borbon y Borbon, petit-fils du dernier roi Alphonse XIII et descendant des rois
de France, devient roi d’Espagne sous le nom de Juan-Carlos Ier.
Ce prince, on l’a entrevu
dans l’entourage du dictateur. C’est un homme de 37 ans, silencieux, renfermé,
totalement inexpressif qui passe pour un benêt, voire pour un idiot. De l’avis
de beaucoup il ne va pas faire long feu à la tête de l’Etat. D’autant que
l’Espagne est républicaine dans l’âme...
Cependant à la surprise
générale et à la grande colère des franquistes, très vite il pose les bases
d’un retour à un régime démocratique et réintroduit les partis politiques,
jusqu’aux communistes du vieux leader emblématique Santiago Carrillo, dans la
vie publique, lequel Carrillo surnomme le souverain « Juan-Carlos le Bref »,
avant de se rallier à lui et de lui faire allégeance.
Antonio Suarez, ancien
ministre de Franco, est chargé d’opérer la transition. Selon certains, la
réorganisation démocratique n’est qu’une apparence, une comédie où la
distribution des rôles a été convenue. Qu’importe... Par référendum, 94,2% des Espagnols approuvent les mesures prises, et le 15 juin 1977 se déroulent les
premières élections démocratiques.
En 1978, Juan-Carlos ratifie
la nouvelle constitution qui fait de l’Espagne une monarchie constitutionnelle
dont il est le souverain.
En 1981 une tentative de
coup d’Etat menée dans l’enceinte des Cortès par un officier, le lieutenant-colonel
Tejero, fait craindre l’effondrement de la jeune démocratie. Mais aussitôt le
roi intervient. Avec une fermeté qui surprend tout le monde, il se range dans le
camp de la démocratie et donne l’ordre à l’armée de rester dans ses casernes.
Il en est qui ont cru voir dans cet épisode une savante manoeuvre destinée à asseoir
définitivement le souverain sur le trône. Rien ne le prouve. Mais si c’était
vrai, le résultat est atteint au-delà des espérances. La popularité du roi ne faiblira pas par la suite.
Il est vrai que Juan-Carlos,
dans sa vie quotidienne, a su donner l’image d’une monarchie moderne, à
l’opposé par exemple de ses cousins d’Angleterre. Train de vie sans tape-à-l’oeil, proximité avec les gens de la rue, compassion dans les drames, présence sur
le terrain que ce soit lors des attentats de Madrid ou sur les plages de
Galice, lors du naufrage du Prestige. Roi de tous les Espagnols, il s’est
efforcé d’être l’emblème de la réconciliation nationale inaugurant à Madrid une
exposition sur les Espagnols exilés à la suite de la guerre civile, ou
rencontrant à l’étranger les républicains en exil. Il accomplit sans aucune
faute de goût son rôle de représentant de l’Espagne à l’étranger, notamment en
Amérique latine où sa popularité est grande.
C’est pourquoi en Espagne,
même si leur coeur est républicain, 80% des Espagnols sont juan-carlistes. J’ai
employé à dessein ce mot, qui montre la différence entre l’estime et le respect
que l’on porte à ce souverain (quels que soient par ailleurs les écarts de sa
vie privée), et l’adhésion à un régime monarchique. Il y a là une première
indication sur les difficultés qui peuvent se présenter lors de la succession.
L’Espagne a mené une
transition démocratique sans heurt aucun qui à bien des égards peut sembler
exemplaire.
Pourquoi, dès lors, y a-t-il
aujourd’hui tant de frémissements suspects, de relents d’amertume et de
nostalgie qui traversent certaines couches de la société espagnole ?
L’opposition des partis
indépendantistes basque et catalan (ce dernier s’étant livré récemment à un feu
de joie avec des portraits du roi) est naturelle et ne pose pas vraiment
problème.
Mais ailleurs, pourquoi le
roi est-il si brutalement remis en cause que certains vont jusqu’à exiger son
abdication ?
Pourquoi ses soutiens sont-ils situés là où on ne les attendrait pas, c’est-à-dire dans les milieux de
gauche, alors que les attaques les plus dures contre lui viennent des appuis
traditionnels de la monarchie, les partis de la droite dure, et l’Eglise,
soutien de toujours des régimes autoritaires ?
Que lui reproche-t-on ?
Sans doute on lui en veut
depuis le départ. Beaucoup de franquistes qui voyaient en lui le successeur ne
lui ont jamais pardonné ce qu’ils ont considéré comme une trahison. Ils ont
ravalé leur ressentiment mais l’amertume a cheminé en eux.
Peut-être aussi que le
passage à la démocratie, voulu sans rupture, n’a pas permis une vraie
clarification. Les traces du franquisme sont restées, insidieuses souvent,
parfois au grand jour. Le symbole le plus voyant étant l’énorme basilique de
Los Caïdos, dans la sierra proche de Madrid, surmontée de sa croix gigantesque,
hommage « aux morts catholiques ». La tombe de Franco et celle de Primo de
Rivera qui lui est jointe à l’intérieur de l’édifice ont donné lieu depuis
toutes ces années à un véritable culte. Dans certaines villes comme Santander,
les avenues « del Generalisimo » ont subsisté.
La droite en veut aussi au
roi de ses préférences. Bien qu’absent de la vie politique, il n’a jamais caché
son amitié avec ses présidents du Conseil de gauche. Après avoir noué des liens
personnels avec Felipe Gonzales, il tutoie Zapatero, alors qu’il s’est
toujours tenu à distance dans des rapports sans chaleur avec le très bigot et
très droitier Aznar.
Le PP (Partido Popular),
très à droite, est le nouveau parti franquiste. Il est d’ailleurs symptomatique
qu’à l’occasion de ses dernières manifestations aient resurgi le drapeau
espagnol frappé de l’aigle à deux têtes du franquisme et le drapeau de la
Phalange.
Le PP joue dans l’ensemble
un rôle ambigu. N’hésitant pas par exemple à négocier en cachette avec les
séparatistes basques d’ETA lorsqu’il est au pouvoir, et hurlant au loup et à la
trahison dès que ce sont les socialistes qui le font à visage découvert.
Ce n’est pas la loi sur la «
mémoire historique » qui vise à reconnaître les victimes de la guerre civile et
de la dictature qui vient d’être votée qui va calmer la droite, bien que
Zapatero ne soit sans doute pas allé au bout de ses intentions. Los Caïdos ne
sera pas détruit comme prévu, ni le corps du dictateur rendu à sa famille, mais
les manifestations dans la basilique seront interdites et ce qui reste du
franquisme dans la rue devra être effacé (mais pas dans les édifices
religieux, sans doute une concession à l’Eglise qui tient à garder sous les yeux
les souvenirs de son bienfaiteur).
L’Eglise aussi, cette Eglise
espagnole grasse et bien nourrie au temps où les pauvres criaient misère, cette Eglise archaïque et arrogante qui a toujours pris parti pour l’oppresseur, ne
pouvait accepter la loi légalisant l’avortement, pas plus que celle autorisant
les mariages gays, ou le retrait des crucifix des écoles publiques. Elle en
veut à Zapatero et plus encore au roi qui n’a jamais protesté.
C’est pourquoi la radio COPE,
qui dépend des évêques, a entamé une violente campagne contre le souverain,
allant jusqu’à demander son abdication. Juan-Carlos est assez pacifique en
général, mais il ne tend pas la joue gauche après la droite, et il a passé un
savon à l’archevêque de Madrid, et lui a demandé de s’occuper de sa radio et de
moins prier pour la monarchie.
C’est aussi dans ce contexte
que le pape - de son chef ou conseillé par qui ? - a décidé de mettre de l’huile sur
le feu en béatifiant les 486 prêtres espagnols victimes des républicains. A
vrai dire il semble que l’initiative ait fait un flop.
C’est comme cela qu’on en
arrive au bout du compte au paradoxe d’un personnage respecté, mais confronté
à la haine de son Eglise et de la partie de la classe politique qui constituait
le soutien traditionnel de la monarchie, dans le cadre, ici comme en beaucoup
d’autres endroits en Europe, d’une droitisation du paysage politique et d’un
retour à la fascination des vieux démons.
Paradoxe qui veut que le
soutien au roi vienne des républicains. Jusqu’à quand ? Qu’en sera-t-il de la
succession ?
Le moins qu’on puisse dire
est que l’avenir de la monarchie espagnole est incertain.
13 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON