Qui était Léopold Lippens, véritable amoureux de la nature, bourgmestre de Knokke-le-Zoute pendant plus de quarante ans ?
Ce « maire » conservateur, libéral et écologiste dont la soudaine disparition il y a deux ans - d’une leucémie - fût cachée par le train-train des morts de la Covid-19, mérite d’être connu autant si ce n’est plus que la chanson de Brel : Knokke-le-Zoute Tango.
« Si les projets du gouvernement flamand ne sont pas arrêtés, notre station balnéaire ne vaudra pas plus de cent dollars », déclarait l’été 2018, Léopold Lippens très remonté contre le gouvernement flamand qui projetait en effet de construire une île artificielle au large de la cité balnéaire, à environ 1,2 kilomètre, dans le but de servir de brise-lames géant pour protéger la côte contre les risques de tempête et d’inondation. Seulement voilà, pour se rendre au port de Zeebrugge, se formerait un canal souillé par les huiles des navires. « Ces navires passeront à seulement 350 mètres de la plage, il n’y aura donc guère de place pour les loisirs aquatiques. Si cette île se concrétise de façon définitive, les personnes ayant une résidence secondaire partiront d’ici et le tourisme aussi. Pour cette seule raison, le ministre flamand Ben Weyts (N-VA), également responsable du tourisme en plus des travaux publics, devrait immédiatement démissionner », poursuivait le bourgmestre de Knokke. Il avait ensuite engagé une batterie d’avocats qui seraient intervenus afin de mettre à mal ce projet si le gouvernement flamand avait persisté.
Comme on parle de la Venise du Nord pour évoquer Bruges ; c’est Saint Tropez qui vient à l’esprit dès qu’on évoque Knokke-Le Zoute, même si l’image plus exacte serait les Hamptons à Long Island (dans l’Etat de New-York).
Mais ce que cache Knokke, c’est la réserve naturelle du Zwin, étendue sauvage battue par les vents, peuplé d’oiseaux migrateurs. Car, Knokke-le-Zoute (Zoute veut dire sel) est d’abord une perle naturelle, un lieu comme il y en a peu. Les riches ont bon goût. Les membres de la famille royale y ont leur retraite discrète, les vieilles fortunes et les nouveaux riches se croisent sur les greens du Royal Golf Club : Knokke-Heist est « The » station balnéaire de la « Vlaamse kust » (côte flamande). Même blancheur des murs de briques peintes des villas balnéaires de style East coast que celles des tenues des soirées blanches d’Eddy Barclay. Un Saint Tropez en mer du Nord sans la terre rouge du massif des Maures où se lovent les villas chics parmi les chênes lièges, les pins parasols et les lauriers roses.
Désormais, l’été une partie de la plage est aménagée de vastes lits protégés par des brises vents plus impératifs ici que le parasol. C’est ce qui fait la différence entre la plage du Nord et celle du Sud. Sinon même musique techno, même ambiance, Spritz, Pimm’s ou Champagne.
Les « strandbloemen », fleurs colorées en papier crépon
Crédit photo Thierry Martin. Les « Strandbloemen », fleurs en papier de Knokke-Le Zoute
La comparaison s’arrête là car à Knokke, à marée basse, petites filles et petits garçons sont à la recherche de coquillages, des couteaux, qu’ils ramassent avec leur maman, ou plus souvent avec leur grand-mère. Ici, seuls les couteaux sont admis comme moyen de paiement. Ces coquillages servent de monnaie d’échange pour acheter des « strandbloemen » [littéralement fleurs de plage], ces fleurs en papier, auprès des marchands des nombreux ‘magasins de fleurs’ qui naissent un peu partout sur la plage chaque été.
Les fleurs en papier crépon coloré, trônant sur une tige de bois, sont réalisées et « vendues » en bord de mer par les enfants sur des « comptoirs » de sables en échange de quelques coquillages. Tradition restée inchangée depuis des décennies. Elle permet un contact entre les enfants d’ici et les vacanciers belges et étrangers. Cet apprentissage précoce du commerce explique-t-il la réussite économique de cette Flandre pourtant catholique ? La messe est chantée en grégorien à l’église des Dominicains de Knokke-Heist. Adossé à la frontière néerlandaise, la station marque la séparation entre l’Europe catholique et l’Europe protestante.
Pour le paiement, on choisit souvent le plus jeune parce qu'il a les plus petites mains. Les plus grandes mains des plus âgés se chargent de l’encaissement. À Knokke-Heist, seuls les couteaux sont admis comme moyen de paiement. Dans la ville de Lippens rien ne saurait être comme ailleurs, ne l'oubliez pas. On paie les fleurs différemment d'une station balnéaire à l'autre. Ici, les fleurs sont vendues contre un certain nombre de couteaux, ailleurs sur la côte contre une poignée de coquillages, coques, palourdes, clams, praires, vernis, tellines ou même oursins.
L’odeur de gaufres, le goût des croquettes de crevettes accompagnées d’une bonne Jupiler sur la « Place m’as-tu vu », où l’on a croisé Frank Sinatra, John Kennedy et où l’on croise Bruce Springsteen ou Jean-Claude Van Damme ; mais si les noms de Brigitte Bardot, du gendarme Cruchot (Louis De Funès) ou d’Eddy Barclay qui repose aujourd’hui dans le cimetière marin évoquent Saint Tropez, c’est celui du bourgmestre [maire en Belgique] Léopold Lippens qui évoque Knokke et dont mon ami Pol venait de m’apprendre la mort. Nous étions en août 2021, l’édile était parti en février 2021 dans le silence de la presse du grand pays voisin, la France. Atteint d’une leucémie, le bourgmestre qui venait de passer la main, est mort caché par la longue litanie des morts de la Covid-19, il avait surtout le tort d’être de droite, conservateur et libéral. C’était un naturaliste qui aimait la nature et détestait les Verts avant tout gauchistes.
Lippens c’était Knokke, Knokke c’était Lippens, quarante ans aux commandes de la cité balnéaire
Pol l’Américain devenu Pol le Parisien mais qui comme beaucoup de Parisiens vient de quitter définitivement Paris, pour rejoindre sa Flandre natale. Désormais, le dynamisme économique de la Flandre surpasse nettement celui de la Wallonie. Nous avons rendez-vous place Albert où il me présente sa mère, carré blond très chic, rayonnante dans une robe jaune Van Gogh. Ses premiers mots sont pour m’annoncer que sa mère est en deuil, mots qu’il associe d’un éclat de rire franc et sonore afin de ne pas plomber l’ambiance. Des trois, c’est moi le plus attristé, pour eux le temps a œuvré depuis le 19 février. Lippens qui fêtait l’an dernier ses quarante ans aux commandes de la cité balnéaire était parti rejoindre Jacques Brel ; Hergé, le père de Tintin ; et serait bientôt rejoint lui-même par Henri Vernes, le père de Bob Morane. La mère de Pol est une fervente admiratrice du défunt bourgmestre, et entre elle, Pol et moi les anecdotes fusent, étant moi-même un admirateur de Leopold Lippens depuis le jour où j’ai découvert la station balnéaire, ma curiosité attisée par la fameuse chanson de Brel[1].
Je ne sais plus qui a prononcé le mot « frigobox », mais là, l’éclat de rire fut général. Ce rire belge qui, outre-Quiévrain, vient ponctuer les conversations, et qui était aussi la marque personnelle de Léopold Lippens.
C’est Leopold Lippens qui popularise le terme "frigobox" dans les années 1990 : le bourgmestre voulait interdire l’accès à sa commune aux "touristes avec frigobox", qualifiant ainsi les touristes d’un jour venant avec de quoi boire et manger, sans faire profiter les cafés et restaurants locaux.
A Saint Tropez, ne parlent-ils pas avec dédain des suceurs de glaces, ces touristes du mois d’août attifés comme des campeurs, qui ne font pas marcher le commerce ?
Mais le bourgmestre balaie les accusations d’élitisme. « C’est vrai, il fait bon vivre ici. Il y a la nature, des galeries, des beaux magasins. Les gens apprécient, aussi bien les habitants des villas les plus luxueuses que les touristes d’un jour. Tout le monde peut profiter de la qualité de vie à Knokke pour le prix d’un ticket de tram[2]. "
"C’est vrai que l’élite aime venir vivre ici, assure Maurice Lippens, son frère cadet, banquier. C’est logique, car Knokke est propre et sûre. On a tous les avantages de la ville, sans les inconvénients. »
Faut-il ajouter qu’ici il n’y a pas de haine organisée comme à Paris entre automobilistes, cyclistes et piétons, parce qu’ici chacun sait qu’on est à tour de rôle l’un ou l’autre, et piéton la plupart du temps. On peut même, poussé par les enfants, faire du « cuistax », ces rosalies à pédales, pour arpenter la digue.
Petit-fils de l’ancien Gouverneur général du Congo et ministre libéral dans plusieurs gouvernements de l’entre-deux-guerres, et fils de Léon Lippens, bourgmestre de Knokke de 1947 à 1966, Leopold est né avec des prédispositions, les chiens ne font pas des chats. Après quelques années en tant qu’échevin des Travaux publics, Léopold Lippens devient bourgmestre de Knokke-Heist en 1979, réélu depuis lors, à chaque élection. Réélu à 80 % lors des dernières élections, nous sommes loin des scores étiques des Rouges-Verts parisiens.
Celui qui ne comprend pas sa guerre contre les mouettes (" les rats de la mer ") n’a jamais vu son club-sandwich s’envoler ; de même il mène une lutte acharnée contre les crottes de chien, afin que l’on puisse baguenauder le nez en l’air.
Les touristes apportent 75 % du budget de la ville en le faisant grimper à 60 millions d’euros, réinvestis dans des équipements qui rendent les habitants heureux. Feux d’artifice, équipements sportifs, œuvres d’art à chaque coin de rue : Buren ici, Folon là, Franz West, Zadkine… Sans oublier le grand casino où Magritte a peint en 1952-1953 sa célèbre peinture murale panoramique intitulée « Le Royaume enchanté », une fresque murale exceptionnelle composée de huit panneaux.
En juin 2012, L’Echo a la bonne idée d’interviewer les deux frères[3]. Lippens versus Lippens. Léopold, le frère ainé́ de l’homme d’affaires belge Maurice Lippens est un homme public, un entertainer, proche de ses administrés. C’est à cause de Léopold Lippens que son frère, Maurice, et lui, ont été renvoyés du collège. "C’est une blague de trop qui a causé notre perte." Maurice, le plus jeune des deux, souligne : "Notre lien est aussi solide que ça. Nous nous soutenons contre vents et marées."
"Nous nous sommes même mariés avec deux sœurs. Maurice avait une amoureuse et je me suis dit "hum, ça n’a pas l’air mal". Mon frère est un homme raisonnable. Et j’ai choisi la sœur", avoue Léopold.
Si nous avions été d’insolents capitalistes, il n’y aurait jamais eu le Zwin.
"Lorsque nos ancêtres se sont établis ici, il n’y avait rien. Il y avait plus de lapins que d’habitants. Des oyats et des buissons, pas un seul arbre. Tout ce que vous voyez aux alentours a été aménagé par la Compagnie", rappelle Léopold. Avant d’être ensablées les baies de Zwin communiquait jusqu’à Bruges, née au bord de la mer à l’abri des dunes dans un terrain marécageux, port parmi les plus importants du nord-ouest de l’Europe jusqu’à la fin du XVe siècle. Leurs grands-parents ont fondé la Compagnie du Zoute en 1908, avec une double mission : faire de Knokke une "cité-jardin" mondaine, une ville verte avant la lettre. Alors Il ne cache pas, son aversion pour les "ayatollahs verts", qui veulent transformer son fameux terrain de golf en "forêt vierge".
Maurice, président de la Compagnie, précise : "Si nous avions été d’insolents capitalistes, tout ceci aurait été loti depuis bien longtemps déjà et serait plein de bâtiments. Et il n’y aurait jamais eu le Zwin. Nous sommes la seule société immobilière en Belgique à avoir créé une réserve naturelle".
Cela étant l’aîné des Lippens n’en a pas moins suscité régulièrement la controverse, et nous n’aurions pas assez de place ici pour toutes les relater. En une époque politiquement correcte où chacun est invité à peser ses mots, l’édile n’y allait pas avec le dos de la cuillère. Ainsi en novembre 2011 alors que la belgique est sans gouvernement depuis plus d’un an, Leopold Lippens estime que "l’Etat-providence est fini" dans les colonnes du Standaard : "Les gens qui ne comprennent pas cela n’ont aucune idée de ce qu’il se passe. Ils veulent arrêter de travailler à 60 ans, ils veulent le soutien du CPAS[4] et aussi de grosses pensions : ce n’est tout simplement pas possible. Les gens s’accrochent à des rêves. Ils pensent que les structures, qui ont existé depuis 30 ou 40 ans, sont éternelles." Pour Lippens, la limite de la solidarité est "atteinte. 90% de l’attention va aux 5% des personnes qui ont des difficultés. Ne devrions-nous pas nous occuper des 90% qui n’ont pas de difficultés ? La grande majorité a du mal à cause des lois en faveur des 5%."
En 2016, alors que la crise de la migration est aiguë et touche la côte belge, Leopold Lippens en appelle à la création d’un "camp comme à Guantanamo", "sans les torturer et avec des toilettes". Comme le relevait à l’époque le journal L’Echo, "monsieur le comte a fait ses comptes : 'il y a 3 millions de musulmans qui veulent arriver en Europe. Supposons qu’ils aient trois enfants. Ils seront 20 millions de plus dans 20 ans puis, un jour, ils seront 100 millions. On ne veut pas de cela. On aurait dû rester dans une Europe à 9 et fermer les frontières". Comme le note L’Echo, "Leopold Lippens assure n’être 'pas raciste' tout en comparant la nécessité de 'loger, avec des WC spéciaux' ces migrants alors que '20% des Belges n’ont pas droit à cela.'"
Le comte Leopold Lippens se voyait bourgmestre jusqu’à ses 104 ans. Il est décédé en février à l’âge de 79 ans. Quelques mois auparavant, Il avait annoncé souffrir d’une leucémie et souhaité passer la main.
Parmi les premières réactions politiques : le sénateur libéral, président du MR[5], Georges-Louis Bouchez salut "celui qui a développé sa commune de Knokke de façon hors du commun pour en faire cette référence. Un franc parlé inégalé, un homme à la vie romanesque. Une certaine incarnation de la Belgique également."
« Le dernier jour de sa vie : papa était assis dans son fauteuil, en train de regarder la neige, quand il s’est exclamé : "Valery, apporte-moi mes jumelles !"raconte son fils. [6]
« Sous son pommier bien-aimé, il y avait une bécasse. Un oiseau rare et difficile à observer à cause de son plumage couleur camouflage. Le Graal pour le chasseur qu’il était ! Pendant que mon père observait la bécasse, deux, puis trois et, enfin, huit bécasses se sont rassemblées sous nos yeux, à moins de cinq mètres de la fenêtre, juste en face de nous. C’était unique, parce qu’elles sont restées là pendant des heures.
« Mon père connaissait les noms de la faune et de la flore par cœur, en latin. C’était un grand amoureux de la nature, tout comme son père Léon, qui a fait du Zwin la première réserve naturelle de Belgique. »
Le jour où il est parti, un enfant a planté une fleur en papier dans l’allée qui conduit à la maison de l’ancien bourgmestre. Les jours suivants, des centaines de personnes ont fait de même. De chaque côté de l’allée, aux pieds des arbres au garde à vous et en sobre tenue d’hiver, s’alignaient des centaines de fleurs de plage.
[1] Chaque année, Jacques Brel se produisait en concert à Knokke-Le-Zoute au cours de ses tournées. La chanson Knokke-Le-Zoute Tango est sortie en 1977 dans un album, le dernier, tout simplement intitulé Brel, désormais identifié par le titre de la chanson qui clôt le disque, Les Marquises.
[2] Un tramway longe toute la côte belge de La Panne à la frontière française à Knokke-Heist à la frontière Hollandaise.
[4] Centre public d'action sociale, il y en a un dans chaque commune
[5] Mouvement Réformateur
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