Valéry Giscard d’Estaing, le rêveur d’Europe
« On nous reproche souvent, notamment chez les jeunes, de ne pas faire rêver de l’Europe, de nous contenter de bâtir une structure compliquée, opaque, réservée aux seuls initiés de l’économie et de la finance. Eh bien, rêvons d’Europe ! Oui, nous pouvons rêver et faire rêver de l’Europe. Vive l’Europe ! » (Valéry Giscard d’Estaing, 28 février 2002 à Bruxelles).
Il y a 96 ans, le 2 février 1926, le futur Président Valéry Giscard d’Estaing est né en Allemagne, à Coblence, par les hasards des affectations de son père. Valéry Giscard d’Estaing est mort le 2 décembre 2020 des suites du covid-19, quelques jours avant de pouvoir bénéficier de la vaccination. Il est mort "discrètement", ou plutôt, il a été inhumé "discrètement". En effet, au contraire des quatre autres Présidents de la Cinquième République déjà disparus (Charles De Gaulle, Georges Pompidou, François Mitterrand et Jacques Chirac), aucune cérémonie officielle n’a été acceptée (c’était aussi dans la volonté de De Gaulle, mais il y a eu une grand-messe réunissant de nombreux chefs d’État à Notre-Dame de Paris). Rien de tel pour VGE. Il a été enterré dans l’intimité familiale, dans l’humilité présidentielle.
Ne manquant pas d’humour, l’ancien ministre et maire d’Issy-les-Moulineaux André Santini avait remporté une récompense au prix de l’humour politique 1998 en disant : « Je me demande si l’on n’en a pas trop fait pour les obsèques de François Mitterrand. Je ne me souviens pas qu’on en ait fait autant pour Giscard. ». À l’époque, VGE était bel et bien vivant, et pour plus d’une vingtaine d’années encore. Partir de l’Élysée assez jeune (55 ans) et vivre très âgé (deux mois avant son 95e anniversaire), c’est assurément être destiné à l’oubli de son vivant. Il a vécu presque quarante ans comme ancien Président (presque deux générations) et il restera encore longtemps celui des Présidents de la République française qui a vécu le plus longtemps.
Refusant cette situation d’un départ trop discret, le Président Emmanuel Macron, qui s’était adressé aux Français à cette occasion pour rendre hommage à son (lointain) prédécesseur, avait prévu de lui rendre un hommage européen à Strasbourg, dans l’enceinte du Parlement Européen qu’il a lui-même contribué à démocratiser avec son homologue Helmut Schmidt, l’une des avancées historiques de l’Europe, et sa première Présidente Simone Veil l'a fait vivre. Cet hommage aurait dû avoir lieu le 2 février 2021 à l’occasion du 95e anniversaire de la naissance de l’ancien chef de l’État, mais les raisons sanitaires l’en ont empêche. Cet hommage s’est finalement déroulé le 2 décembre 2021, à l’occasion du premier anniversaire de sa disparition.
Cet hommage manquait à l’ancien Président de la République, qu’il soit reconnu comme un Européen de cœur et de raison, le seul avec Emmanuel Macron qu’on pourrait qualifier ainsi. Il n’avait pas trop d’attente sur ce qu’il laisserait à la France, car, premier Président de la République à avoir été battu au suffrage des Français, il avait déjà digéré cette amertume (ou plutôt rancune) "qu’il avait jetée dans la rivière" dès mars 1982 (où il s’était présenté aux élections cantonales !).
Mais il aurait été injuste qu’il ne fût pas honoré solennellement par le Parlement Européen, "son" parlement, celui qui a été, grâce à lui, élu au suffrage universel direct, une disposition inédite que des nations libres et volontairement unis puissent accroître leur souveraineté (j’écris bien accroître et pas réduire, voir plus loin) en faisant désigner un parlement par l’ensemble des peuples européens. Peu de personnalités ont été honorées ainsi au Parlement de Strasbourg, on peut citer l’ancien Chancelier allemand Helmut Kohl.
Ce 2 décembre 2021, "tout le monde" était donc réuni dans l’hémicycle européen, du Président du Parlement en exercice, le regretté David Sassoli, au Président Emmanuel Macron, en passant par Anne-Aymone Giscard d’Estaing, la veuve de l’ancien Président, présente au premier rang, la Présidente de la Commission Européenne Ursula von der Leyen, le Président du Conseil Européen Charles Michel, le Président allemand Frank-Walter Steinmeier, d’autres chefs d’État (du Portugal, de Slovénie, de Grèce, de Bulgarie), l’ancien Président français Nicolas Sarkozy, l’ancien Premier Ministre Jean-Pierre Raffarin et l’ancien ministre François Bayrou.
C’était là l’unique hommage des citoyens à ce Président qui a eu un rôle beaucoup plus déterminant qu’on ne le dit aujourd’hui sur la construction européenne. D’ailleurs, l’hommage a démarré sur un petit film documentaire ("Rêvons d’Europe") retraçant les deux grandes dates de l’action européenne de Valéry Giscard d’Estaing.
La première grande date, c’est le 10 décembre 1974, au Centre international de conférences à Paris où s’est tenu le premier Conseil Européen, à l’issue duquel le Président de la République française Valéry Giscard d’Estaing a tenu une conférence de presse. Il a annoncé quatre avancées majeures : 1° l’institutionnalisation de ces sommets des chefs d’État et de gouvernement des pays membres en Conseil Européen se réunissant régulièrement (au minimum trois fois par an) ; 2° l’élection au suffrage universel direct du Parlement Européen ; 3° la mise en place d’un passeport européen commun ; 4° la volonté de faire l’union économique et monétaire, avec une convergences des politiques économiques.
C’était il y a presque cinquante ans et finalement, toutes les avancées ultérieures de la construction européenne n’ont été que des développements de ce qu’il venait de poser en fondation. De même, l’élargissement à l’Europe nordique, centrale et orientale n’a été aussi qu’une suite logique de l’adhésion de la Grèce à la CEE en 1979, une mesure "civilisationnelle" pour laquelle il a beaucoup œuvré, considérant que notre Europe ne pouvait pas exclure un berceau de la civilisation méditerranéenne.
Le renforcement annoncé de l’union économique et monétaire, d’abord par la création du système monétaire européen (SME), a abouti notamment au Traité de Maastricht le 10 décembre 1991 avec la création de la monnaie unique européenne, l’euro (traité approuvé par le peuple français au cours d’un référendum, on l’oublie toujours) et la mise en place d’un emprunt européen solidaire massif pour relancer l’économie après le début de la crise sanitaire, le 21 juillet 2020.
Sur les aspects démocratiques et institutionnels, le Traité de Lisbonne, outre le fait de permettre un fonctionnement à 28 (qui nécessite des majorités qualifiées au lieu de l’unanimité facile à obtenir à 6, quasi-impossible à 28), a renforcé les pouvoirs du Parlement Européen, en particulier dans le choix et renvoi des commissaires européens (l’ambition d’Emmanuel Macron pour cette Présidence française est de donner un droit d’initiative aux parlementaires européens).
Quant au passeport européen, l’évolution a permis, même si c’est hors cadre communautaire, la création de l’Espace de Schengen qui a montré ses limites et qui mérite d’être adapté aux enjeux d’aujourd’hui.
La seconde grande date, c’est le 28 février 2002 à Bruxelles, lors de l’inauguration de la Convention sur l’avenir de l’Europe. Valéry Giscard d’Estaing, ancien Président français, qui a par la suite été élu député européen (de juin 1989 à juin 1993), a prononcé son allocution d’ouverture en tant que Président de la Convention du 15 décembre 2001 au 29 octobre 2004. Cette convention a travaillé à la rédaction du texte du TCE qui n’a finalement pas été ratifié par la France. Ce fut sans doute la plus grande déception de VGE et de tous les partisans de la construction européenne.
La France a eu l’opportunité historique d’avoir à la tête de la convention un Français d’une qualité indiscutable qui a pesé énormément sur la rédaction du texte pour y inscrire, y insuffler les valeurs républicaines de la France, en particulier notre modèle social et notre exigence de laïcité. C’était la dernière occasion, l’unique occasion de construire une Europe à l’esprit français. Avec l’élargissement de l’Union Européenne en mai 2004, janvier 2007 et juillet 2013, le centre de gravité de l’Europe s’est déplacé vers l’Est et, depuis lors, la France a moins de poids.
Après les discours de David Sassoli, Charles Michel, Ursula von der Leyen et Frank-Walter Steinmeier, le Président français Emmanuel Macron a prononcé un discours d’un quart d’heure pour reprendre et repenser l’héritage européen de son prédécesseur. Il a rappelé d’abord que VGE était de la dernière génération à avoir connu la guerre : « Celui qui avait été pris dans la tourmente de 39-45, qui avait participé à la libération de la France et qui avait compris que les armes pouvaient ramener la paix, mais que seule l’amitié entre les peuples pouvait la faire durer. ». Ce n’est pas un hasard si la promotion de VGE à l’ENA (1949-1951) s’est baptisée Europe alors que Robert Schuman venait de prononcer son discours historique, et qu’un peu plus tard, en 1957, l’un des premiers discours du jeune inspecteur des finances devenu parlementaire était « déjà un vibrant plaidoyer européen où se mêlent intimement la raison et le rêve, la nécessité et l’espérance ».
Emmanuel Macron a voulu citer VGE lors d’un déplacement à Hœrdt, en Alsace, le 15 mai 1979, quelques semaines avant les premières élections européennes au suffrage universel direct : « Et vous allez prendre place, non dans la longue file de ceux qui, depuis dix siècles, ont parcouru les routes à la recherche de l’ennemi, les armes à la main, prêts à l’assaut et au sacrifice, mais dans la foule paisible de celles et ceux qui, en votant le 10 juin [1979], feront du même coup de l’Europe le plus grand ensemble démocratique du monde. ».
Et le Président français, qui n’avait que 1 an à l’époque, de commenter sur la souveraineté : « Il s’adressa ainsi à eux pour les convaincre dans un débat français alors particulièrement agité, afin de leur montrer que cette élection n‘était pas un abandon de souveraineté nationale. C’est aussi ma conviction. Le Parlement Européen, qui nous accueille aujourd’hui en son siège à Strasbourg, est un miracle européen. C’est ici que se rassemblent les représentants de nos peuples, d’ici que procède une souveraineté plus grande, plus forte, capable de peser dans la marche du monde, une souveraineté réellement européenne. ».
Emmanuel Macron salua le SME qui stabilisait les devises au sein de l’Europe, et le principe des sommets européens périodiques : « Nous en voyons la force par la durée de ces réunions, de ces formats, ce qu’ils permettent. Nous nous rendons sans doute compte aussi combien il faut en retrouver la sève inaugurale, c’est-à-dire la force de ces réunions entre quelques décideurs qui parlent en profondeur des choses et décident d’eux-mêmes, peut-être plutôt que de communiqués préparés par tant et tant, déjà écrits et sans doute trop longs. Nous avons beaucoup perdu de cette ferveur inaugurale et je pense que dans les temps que nous vivons, réécoutons, comme nous venons de le faire, ces moments qui nous disent que : le choix, les décisions claires, ce ne sont pas des longs textes, ce sont nos convictions et la capacité à convaincre nos peuples et à porter ces décisions. ».
L’Europe a relevé les défis de la crise sanitaire, en particulier dans la fourniture de vaccins et dans le plan de relance européenne : « C‘est par gros temps, plus encore que par mer calme, qu’il importe de convoquer la figure de ce grand capitaine du projet européen. Quand la tempête s’est levée, l’Europe a su se montrer fidèle à son rêve et unir ses forces. ».
Valéry Giscard d’Estaing a travaillé jusqu’à la fin de sa vie, a pensé et repensé l’Europe de demain, a fait de nombreuses propositions et a supplié les dirigeants européens actuels : « Nous vous demandons de réussir. ». Ce fut la conclusion d’Emmanuel Macron qui insistait ainsi : « L’incertitude grandissante du monde est un plaidoyer de plus pour une Europe plus forte (…). Suivant la voie tracée par Valéry Giscard d’Estaing, nous prendrons le chemin d’une Europe soudée, consciente que sa force réside dans la solidarité, une Europe sans naïveté, capable de fortifier ses fondements et de se projeter vers l’avant. (…) Il a pensé l’Europe, à la fois ses racines, sa civilisation, mais également son destin, car il n’a cessé de la concevoir dans le monde, s’intéressant à la Chine en scrutant les moindres évolutions et la pensant justement face et avec cette Chine et ces États-Unis d’Amérique. C’est pourquoi le travail qu’il nous reste (…) est immense. ».
L’hommage à VGE s’est achevé par le quatuor à cordes Schumann Quartet qui a joué l’hymne à la joie de Beethoven dans un arrangement intéressant. Pour conclure, je citerai un autre passage du même discours de Valéry Giscard d’Estaing à Hœrdt le 15 mai 1979 et qui pourrait s’appliquer à ce moment crucial pour la France et l’Europe : « L’intérêt de la France est-il d’être à la tête ou à la queue de l’organisation de l’Europe ? La France doit-elle être active ou passive dans cette organisation ? Doit-elle la freiner ou la conduire ? Quel est son véritable intérêt ? C’est une question que chacun a le droit et le devoir de se poser (…). Ici encore, la raison rejoint le sentiment. (…) Le génie de la France la porte à se placer en tête de ceux qui défendent des idées neuves et généreuses. (…) L’Europe, c’est aussi l’espérance. L’espérance que les valeurs humaines de la vieille Europe, que notre façon de travailler et de vivre ne seront pas submergées, écrasées par la puissance et par le nombre, dans le monde en mouvement, l’espérance que la France, active et généreuse, regardant loin et voyant grand, pourra jouer dans cette Europe rajeunie le rôle qui revient à son génie et à sa brillante histoire. ».
C’est cette espérance, cette flamme que portent les rêveurs d’Europe, parce qu’ils aiment la France et qu’ils savent au fond que sans Europe, le France ne serait plus la France face aux puissances continents.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (30 janvier 2022)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Valéry Giscard d’Estaing, le rêveur d’Europe.
Hommage européen à Valéry Giscard d’Estaing le 2 décembre 2021 au Parlement Européen à Strasbourg (texte intégral et vidéos).
VGE en mai (1968).
Michel Debré aurait-il pu succéder à VGE ?
Le fantôme du Louvre.
Allocution télévisée du Président Emmanuel Macron d’hommage à VGE le 3 décembre 2020 (texte intégral et vidéo).
Le Destin de Giscard.
Giscard l’enchanteur.
Valéry Giscard d’Estaing et les diamants de Bokassa.
Valéry Giscard d’Estaing et sa pratique des institutions républicaines.
VGE, splendeur de l’excellence française.
Propositions de VGE pour l’Europe.
Le septennat de Valéry Giscard d’Estaing (1).
Le septennat de Valéry Giscard d’Estaing (2).
Loi n°73-7 du 3 janvier 1973.
La Cinquième République.
Bouleverser les institutions ?
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