(E)sc(h)atologie du « ça va ? »
« (…) il tient [sa force perlocutoire] de l’objet même qui donne son origine (et peut donc mettre fin) à tous les commerces verbaux. » (Dufour)
Ce « il », c’est le mot « merde ». Dans « Baise ton prochain : une histoire souterraine du capitalisme », Dany-Robert Dufour note après Freud que l’excrément est le premier don que le nourrisson fait à ses parents. Généralement, ce bébé l’offre avec un sourire de satisfaction enthousiaste qu’il ne peut contenir, tout à son bonheur de produire son premier artefact. Les vieux sont d’abord tout contents que leur môme chie normalement, puis ils se déterminent à ce qu’il apprenne à se retenir, condition essentielle pour qu’il soit accepté dans le milieu scolaire, où il pourra échanger d’autres cadeaux avec ses pairs.
Et une fois scolarisé, adulte et jusqu’à sa mort, le premier contact qu’il a avec ses congénères consiste à demander : « ça va ? » Bien entendu, et comme moi jusqu’à il y a peu, il ne connaît pas l’origine de sa question. Je vais me faire un plaisir de rappeler l’anecdote : alors que la santé au Moyen-Âge se définissait en grande partie par la consistance et l’abondance des selles, nos ancêtres se demandaient « ça va ? » dans le sens de « alors le transit, il est bon ? » Maintenant que j’ai ce récit en conscience, il m’est devenu difficile de poser la question sans me marrer intérieurement et parfois extérieurement, et sans penser à la honte que mes semblables éprouvent désormais à parler des premiers dons qu’ils ont faits à leurs parents. Tous ces pauvres enfants obligés de dépasser le stade du pipi-caca, car le mot qu’on emploie, souvent, c’est dépasser, comme si ce n’était que la base d’une construction plus grande, plus élaborée, plus complexe ! Or, on n’exige pas des enfants qu’ils dépassent cette étape, mais qu’ils l’oublient.
Car, en effet, quel chemin notre société a-t-elle parcouru pour oublier qu’elle est la somme de corps dont le bien-être commence par sa saine capacité à évacuer ses déchets ! Et quelle dignité, quel sens de la civilité, faut-il pour aborder cette question de front, sans la moindre gêne ! Et alors que la civilité a été remplacée par la civilisation, nous avons cherché à rendre notre environnement toujours et toujours plus propre. Aujourd’hui, il s’agit sans cesse de vouloir occulter nos déchets. Rappelons-nous l’embarras ressenti quand la mer de plastique est apparue dans l’actualité. D’un coup, ça n’allait plus. Ça a pesé sur notre digestion quelque temps, puis on a évacué le fait divers. C’est comme ça, on oublie. La foire, oui, mais pas chez nous !
L’histoire de la technologie est un concentré de dissimulations. Nous faisons tout pour que ce soit propre, en tout cas pour avoir l’air propres. L’énergie, par exemple. Pour cacher le charbon avec son aspect caca et salissant, on passe à l’électricité, c’est pareil, en propre. Il s’agit sans cesse de savoir occulter nos déchets, alors qu’à l’origine c’était notre faculté à en produire correctement qui prouvait notre bonne santé. Faut dire que ce ne sont plus les mêmes : ceux d’avant étaient comme ceux des autres bêtes, et ils servaient à fertiliser le sol et assurer la continuité d’un grand nombre de processus de reproduction ; ceux de maintenant, ils empoisonnent la terre et jusques aux nappes phréatiques.
Il est évident que l’espèce humaine, en se faisant pudique et en oubliant de brandir en société la respectabilité de ses propres déchets, en mettant la poussière sous le tapis, a créé les conditions d’un désastre. Le fétichisme de l’or a subsumé le fétichisme de la merde et lui a fait perdre toute sa pureté. Et sa première était la pureté d’intention.
En effet, demander à quelqu’un si ça va au sens premier de la question, c’est s’enquérir de son bien-être le plus intime, de sa santé fondamentale. C’est faire corps avec lui, revenir à la matérialité première qui nous unit entre nous et au sol qui porte nos pas et accueille nos étrons. S’abstraire de cette dimension, demander à quelqu’un si ça va au sens actuel de la question, qui n’a pas de sens, puisqu’elle est vague, et, parce qu’elle est vague, s’oblige à n’être que rhétorique et à entraîner les réponses les plus succinctes, généralement un simple « oui » de politesse, machinal et indifférent, est une erreur dont les conséquences sont, il sera facile d’en juger en balayant le contenu des paragraphes précédents, gigantesques et relativement malsaines.
Ce « ça va ? » de convenance dont nous nous pourrissons tous doit absolument reprendre du sens, et pour être sûrs qu’il en reprenne, il est urgent de revenir à sa signification première, à son origine, à son fondement. Je vous encourage donc à penser sans arrêt au transit intestinal des personnes de votre entourage proche, lointain ou nouveau quand vous les saluerez de cette interrogation primordiale. Le sort du monde en dépend.
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