Foot et esclavagisme : Lorient 2, Vannes 0...
Je débutais une nuit de sommeil réparatrice, un vendredi soir récent, quand j’entendis quelques coups de klaxon dans les rues de ma ville, près de Lorient. Voilà comment je sus que Lorient avait gagné, et montait en Ligue 1. Quelques supporters venaient faire partager leur joie aux Hennebontais endormis, comme s’il fallait forcément que tout le monde soit concerné par les exploits footballistiques des , mais le bruit n’a pas duré longtemps...
Lorient monte donc en L1, comme on dit. Et il paraîtrait que c’est une bonne nouvelle pour l’économie et la renommée de la ville... A voir, car les Merlus sont déjà montés en Ligue 1, et en sont redescendus. Quant à l’économie, si l’on mettait d’un côté l’argent investi par les collectivités locales dans le foot, et de l’autre, les entrées occasionnées, le solde serait-il réellement positif ? Et cet argent placé dans d’autres activités n’aurait-il pas créé plus d’emplois, par exemple ? Vastes questions, auxquelles un piètre économiste comme moi ne peut pas répondre, mais qui, par ailleurs, ne sont pas tellement posées...
Vannes, préfecture du Morbihan et rivale historique de Lorient, par contre, reste en “national”, l’équivalent de la troisième division. Dans le domaine du foot, Lorient est donc largement en tête.
Commerce triangulaire : Lorient encore en tête
Lorient distance encore Vannes, mais dans un autre domaine que l’on
a redécouvert récemment, celui de la traite négrière. Eh oui, nos ports
bretons comme Nantes, Vannes, Lorient, Saint-Malo, ont prospéré pendant
des décennies, voire des siècles, sur ce commerce d’êtres humains. On
appelait cela le commerce triangulaire. Les bateaux partaient
d’Europe les cales chargées de marchandises pouvant être échangées sur
les côtes africaines contre des personnes réduites à l’état d’esclaves.
Ces Africains-là avaient été capturés par d’autres Africains qui
profitaient eux aussi de ce commerce juteux (1). 20 à 25 % mouraient
pendant le voyage, d’après les historiens, puis ce “bois d’ébène”, comme
on appelait ces êtres humains, était vendu aux Antilles ou aux
États-Unis. Les bateaux revenaient chargés de sucre ou de café. J’avais
bien étudié ce commerce triangulaire au lycée, mais sans réaliser que
Lorient, la ville où j’étudiais, était concernée. Sans réaliser que la
fameuse Compagnie des Indes avait, elle aussi, largement participé à
ce commerce.
Guillo du Bodan, maire esclavagiste
Un
historien vannetais, Patrick André, évalue à 2000 le nombre de
personnes déportées “par une dizaine d’armateurs vannetais” (Le
Télégramme du 3 mai). L’un d’eux, M. Guillo du Bodan, put acheter la
charge de maire de la ville grâce à l’argent ainsi gagné - les maires, à
l’époque, n’étaient pas élus. Une rue de Vannes porte son nom depuis
1967, décision que l’on doit à Raymond Marcellin. Il y a donc une rue à
rebaptiser à Vannes.
Pour Lorient, je n’ai pas vu de chiffres, mais
Brigitte Nicolas, conservateur en chef du Musée de la Compagnie des
Indes rappelle, dans Le Télégramme du 5 mai (édition de Lorient), que
la traite a été une activité importante de la compagnie à la fin du
XVIIIe siècle. "Lorient a même été le premier port négrier entre 1723
et 1725", précise-t-elle. Elle cite un autre historien, Olivier
Pétré-Grenouillau : "On ne peut pas dire clairement que la traite ait
enrichi la Bretagne, mais on peut dire qu’elle a enrichi certains
Bretons..." Lorient distance donc encore Vannes, mais pas de quoi être
fier.
Des invités et des évités
Les débats sur la
mémoire historique française ont cela de bon qu’ils remettent à jour
des faits que nous avions oubliés. Le 10 mai est devenu une journée de
commémoration. Très bien. Une cérémonie officielle a même été organisée
à Paris, dans les jardins du Luxembourg, en présence du président
Chirac, et de madame ; pourquoi pas ? Mais sur invitation uniquement.
J’ai vu, à la télé, l’humoriste pas toujours drôle Dieudonné tenter de
s’immiscer. Mais il a été refoulé, il n’était pas invité. Il y avait
donc des Noirs invités, et des Noirs évités. Plutôt que d’organiser une
grande fête populaire pour célébrer l’abolition de l’esclavage, la
République a préféré organiser un pince-fesse sur invitation. Cruel
symbole. Nos élus auraient-ils peur du peuple ?
Aujourd’hui la
situation a changé. L’esclavage est, officiellement, aboli, même s’il
se pratique encore sous certaines formes : femmes ou filles mariées
sans leur consentement, personnes contraintes de travailler sans
rémunération, etc. En revanche on embauche à coups de millions d’euros
des joueurs de foot venant de pays d’Afrique. Ceux-là ont de la chance,
ils sont accueillis à bras ouverts quand leurs frères de couleur, moins
doués en foot, sont accueillis à coups de fusil sur les frontières
européennes, ou expulsés, ou exploités quand ils ont réussi à rentrer...
A nous les médecins africains
D’autres catégories que les footballeurs sont accueillies à bras
ouverts, comme le personnel médical. Plusieurs organisations de
solidarité internationale s’émeuvent de cette situation qui entraîne un
manque de personnels soignants dans certains pays d’Afrique. Des
centres de santé doivent fermer par manque de personnel, comme au
Malawi. "Les médecins malawites sont aujourd’hui plus nombreux à
Manchester que dans tout le Malawi", indique un document édité pour
cette campagne intitulée Personnel de santé au Sud, pénurie mortelle
(2).
Pour les pays riches, c’est tout bénéf : ils n’ont pas à
prendre en charge la formation de ce personnel qualifié qui, une fois
arrivé en Europe ou en Amérique du Nord, est sous payé et cible de
discriminations. Les médecins des pays pauvres viennent soigner nos
maladies de riches, et nous ne leur en savons même pas gré ! Médecins du
monde, le Secours catholique, la Croix-Rouge et Agir, ici, font partie
des associations qui tentent d’alerter l’opinion française et
internationale sur ce phénomène inquiétant.
Maladies : recherches oubliées...
Si le commerce triangulaire est fini, les conditions de vie d’une
partie de la population humaine restent révoltantes. Car au manque de
personnel médical s’ajoute l’absence de médicaments et de vaccins pour
certaines maladies comme le paludisme, la dengue, la cécité des
rivières, etc. Ces maladies sont laissées de côté par les laboratoires
de recherche car les populations concernées sont non solvables
(Libération du 5 avril). Encore une affaire de commerce et de gros
sous. Heureusement, on a la Ligue 1 et le monde merveilleux du foot,
pour nous occuper l’esprit (3).
Christian Le Meut
(1)
Lire : Racines (“Roots”) de Alex Haley, écrivain noir américain qui a
reconstitué l’histoire de sa famille jusqu’à la déportation de son
ancêtre africain, Kounta Kinté, en 1767.
(2) Contact : Agir ici, 104 rue Oberkampf, 75011 Paris. Téléphone : 01 56 98 24 40 et site Internet : agirici.org
(3) Idée de lecture : Le football, une peste émotionnelle, de
Jean-Marie Brohm et marc Perelman, vient de paraître chez Folio actuel.
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