Le Durable
Limiter les pertes, c’est gagner.
Le capitalisme est inévitable. L’argent est indispensable. Nous n’avons pas trouvé de moyen plus universel de commercer. Chaque devise et chaque territoire peuvent bien marcher de concert, l’argent est un agent qui assure la même fonction sur chaque territoire. Il ne reflète au premier abord que des marchandises et sa circulation est d’abord assurée par le nombre et la diversité des marchandises qu’il fait circuler avec lui. Si nous acceptons que chaque acte ou objet soit l’occasion d’une transaction monétaire, alors le seul moyen qu’un système bâti sur des transactions monétaires ait du sens pour les personnes qu’il circonscrit et dont il forme les perceptions est que ces actes ou objets soient inscrits dans une relation durable avec celui qui les donne ou celui qui les reçoit. Celui qui a compris le bien ou le mal qu’il pouvait tirer de son épargne fait un choix. Aujourd’hui, il a choisi le désastre.
Le durable, c’est ce qui fonde la fierté de chacun. N’est jamais fier celui qui a acheté un bien dont il perd l’usage rapidement en raison d’une panne (c’est son jugement qui se trouve mis en défaut). N’est jamais fier celui qui a fabriqué un bien dont il use et qui tombe en panne (c’est son savoir qui se trouve mis en défaut). N’est jamais fier celui qui a monté une escroquerie, ou commis un crime, qui a été découvert trop vite et qui lui a valu le jugement, l’emprisonnement voire la condamnation à mort (sa prévoyance a été mise en défaut). Une intelligence trahie ne recouvre jamais ses facultés entières ; l’être déçu est bon pour le rebut.
Ce rebut, nous l’organisons désormais. L’obsolescence programmée qui ravitaille aujourd’hui le cycle capitaliste et nécessite des ressources en grande quantité pour pourvoir aux besoins et aux envies de la seule société humaine requiert un savoir conséquent sur la matière et sur les êtres. Si elle n’était pas aussi exacte, la connaissance ne permettrait pas de circonscrire aussi précisément la durée de vie des objets et des relations. Ce savoir et cette organisation ont ce principal effet pervers : en satisfaisant les besoins du collectif, il sape les fondements du bien-être individuel. Puis il élimine la fierté du travail bien fait, il supprime toute possibilité d’épanouissement dans le monde au naturel, il impose un artifice au seul bénéfice de ceux qui ont intérêt à voir l’argent circuler et il dégrade l’initiative au nom d’une seule idée de ce qui est commun, c’est-à-dire de ce qui est bon pour tous. Il finit par dévaloriser le savoir même et à le réserver à une aristocratie à chaque pas plus formelle qui agit de concert et souvent ne cherche pas à se connaître elle-même, tout occupée qu’elle est à s’incorporer ce qui pourrait mettre ses plans en déroute. Le savoir s'éteint, sacrifié au pouvoir. Le pouvoir s'éteint, et la vie avec.
Se prononcer aujourd’hui pour le capitalisme n’est pas un acte à penser comme une prise de position en faveur du possédant et en défaveur du non-possédant. Se prononcer aujourd’hui pour le capitalisme, c’est d’abord professer son amour de ce qui accélère le rythme des transformations des matières brutes disponibles dans la nature en objets finis et dont le caractère durable est aujourd’hui volontairement saboté par les capitalistes. Ce n’est même pas dire son amour du désir. C’est dire son refus que ce désir dure. C’est vouloir que son désir meure. C’est se plier à la faillite d’une raison autrefois partagée et reconnue : on ne désire que ce qui est autre, et on s’acharne à nier ce désir et cet autre en lui réservant la durée d’existence la plus courte possible. Et en fin de compte, la perte de cette réciprocité qui est l’intérêt même de cette graine d’existence qui nous est prêtée par le hasard débouche sur une perte de désir pour soi-même. Le renouvellement incessamment accéléré des relations et des objets n’est pas autre chose que le cycle de la vie et de la mort porté à un rythme tel que rien n’est vécu, c’est-à-dire vécu comme une réalisation.
Nous favorisons l’énergie fossile et volatile et lui délaissons le devoir de nous maintenir en vie. Nous brûlons nos véhicules à chaque veille de nouvelle année. Nous acquérons des machines à laver le linge pensées pour cesser de fonctionner au bout de 5 ans. Nous anticipons les conditions d’un divorce dès que nous signons un contrat de mariage. Nous nous contentons d’immeubles en kit construits sur des zones inondables. Nous sommes mûrs pour l’effondrement. Nous sommes mûrs pour la renaissance.
L’obsolescence programmée est la dernière arme du capitaliste nocif, parce qu’elle seule assure dans le réel, entre la majorité et pour la pluralité des êtres, la circulation de l’argent, c’est-à-dire la permanence de l’accélération qui garantit la pérennité du système. Construisez des objets et des relations durables dès demain et c’est la fin du capitalisme dans ce qu’il apporte de plus nocif aux structures de pouvoir et aux criminels qui en tirent la satisfaction ultime d’apprivoiser une globalité. C’est le rêve nouveau, celui qui englobe la nuit, celui qui accueille les êtres les plus divers et rend l’humain à ce sol natal où il se projette et se réalise.
Si les hommes et les femmes aiment leurs enfants, c’est parce qu’ils vivent avec l’espoir, toujours potentiellement mis en faute, qu’ils leur survivront. L’ouvrier aime ce qu’il fabrique quand il voit que l’objet de sa main peut satisfaire à la même attente. Vivre dans un monde peuplé d’objets à l’obsolescence programmée signale aux adultes en âge de travailler et de procréer que les enfants même qu’ils conçoivent sont périssables, accroît la pression psychologique déjà là de fait par l'activité même de la nature. Cela introduit le désespoir et la paresse même dans les environnements les moins religieux. Cela détruit la foi non dans une divinité mais dans la signifiance de la réalisation même.
Tout l’objet du combat aujourd’hui est d’affirmer la durabilité même de ce que nous fabriquons de nos mains ou de nos organes, parce que c’est de cette durabilité que nous tenons notre fierté. S’il y a un seul conseil que je voudrais donner à un adolescent aujourd’hui, c’est : attache-toi à durer et à faire durer. La seule affirmation possible est celle de la vie. Il ne s’agit pas d’amour. Il s’agit juste de ce que ton instinct t’accorde de plus évident : tu veux vivre. Alors attache-toi à faire vivre. Épargne pour les autres.
Annexe :
J’ai écrit la charte suivante pour moi-même quand j’étais jeune adulte et que je croyais aux règles. Elle me semble pertinente pour achever ce texte.
1 ) Celui qui contrôle le rythme, contrôle.
2 ) La vie n’est que travail.
3 ) Le sentiment est à la base de tout être humain.
4 ) Nous ressentons tous différemment les mêmes sentiments.
5 ) Le mot est à la base de toute société humaine.
6 ) La pensée n’est qu’un sentiment transformé par le mot de l’Autre.
7 ) Le problème majeur le plus fréquent d’un homme en société est censé être le manque de vocabulaire, ce qui est faux ; le plus souvent, c’est la fatigue ou la lassitude.
8 ) Une façon simple de commencer à résoudre les problèmes est de savoir dire quand on est fatigué.
9 ) Une façon compliquée pour achever de les résoudre est d’accepter la fatigue de l’autre et de ralentir le rythme en conséquence.
10 ) J’aime être en forme ; quand je ne le suis pas, je l’exprime pour me nourrir.
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