
Paradoxe : on ne cesse d’oublier que l’histoire se façonne aussi par des trous de mémoire aussi actifs et invisibles que certains « cadavres dans le placard » qui hantent les consciences…
Ainsi l’Histoire s’écrit-elle, hors rationalité, dans un temps non linéaire : les faits montrent qu’ils obéissent à une chronologie particulière qui brouille nos repères et nos certitudes mais permettent une autre approche de la politique. Sortir de la ouate d’un consensus et d’un conformisme moral serait sans doute cet acte fondateur : interroger le temps de l’histoire pour reconstruire la politique.
Osons donc encore picorer dans le quotidien journalistique l’un de ces multiples symptômes de cette forme incestueuse du temps qui gangrène l’Histoire et déborde sur un présent qui finit par se construire sur elle par capillarité. Un exemple donc, extrait lors d’un passage à Nantes, dans « Presse Océan ». Une fois encore, je ne jugerai pas mais me contenterai de suggérer une analyse conduisant, à partir d’un fait anodin, la lecture d’un avenir possible.
Un article donc de Stéphane Pajot intitulé « Un don contre l’oubli ».
Pour résumer, il s’agit pour une association de réunir douze millions d’euros pou construire « un bateau pédagogique », réplique d’un navire négrier. L’article précise que celui-ci « se veut bien différent du mémorial de l’esclavage prévu à Nantes » et que le bateau voguera ainsi de Liverpool, au Sénégal ou aux Antilles. « Ce sera un outil vivant, symbolique et universel ». Et l’article se termine, sur ce projet labellisé par le Ministère de l’Outre-mer et les financements qui en découlent.
Je ne commenterai ici ni le concept d’ « association » qui prolifère sur l’actualité avec ses excroissances caritatives, spectaculaires, financières… Je n’insisterai guère sur l’omniprésence du « pédagogique », sur la signification dangereuse du terme quand le sens est édicté avant d’être soumis à la critique… Je n’évoquerai pas davantage cette notion de « don » et l’impératif moral à laquelle elle renvoie…
Non, ce qui me semble plus pertinent c’est ce combat contre « l’oubli » qui figurerait donc une menace. Cet oubli qui serait « le trou noir » de l’Histoire ainsi définie, non dans ses projets, mais par la prédestination d’un « péché originel ». On pourrait facilement dresser l’inventaire de toutes ces taches passées qui tendent à se substituer à un avenir qu’elles se chargent de construire en lieu et place de citoyens entièrement dévoués à l’idée de progrès .Tous ces drames historiques –esclavage, shoah et tous les autres génocides – auraient-ils donc pour vocation de dicter l’avenir, de redéfinir tour à tour la victoire d’une religion sur une autre, de convoquer les idées de laïcité, d’égalité, de justice non par la revendication d’une libération mais pour la réitération d’une symbolique christique, d’un monde qui se façonnerait sur une plaie ?
L’oubli nous permet pourtant une lecture de ce que serait le temps en politique.
Il n’y a que deux façons d’écrire sur l’actualité. Soit de manière passive : on se plie aux faits - ce qui est généralement la manière journalistique. Soit, au contraire, on se place d’emblée en porte à faux – non pas pour s’opposer par principe - mais pour « mettre en procès » tel ou tel événement afin d’en interroger la réalité, quitte à provoquer en bousculant ce qui n’a guère l’habitude d’être questionné, dans le seul but d’obtenir cet éclairage rasant qui, seul, permet de déterminer les ombres…
Ainsi faut-il analyser ces multiples commémorations mémorielles –excusez le pléonasme- qui comme autrefois les saints sur notre calendrier chrétien égrènent une temporalité bien réglée qu’il est de mauvais goût d’interroger. Or celles-ci, se fondent sur des mythes, des représentations collectives produits par ce consensus qu’il serait temps, au-delà des partis politiques, voire des idéologies, de définir comme le véritable pouvoir. Celui qui impose la norme, qui préfigure l’épine dorsale d’une destinée humaine. Or, ce qui pourrait représenter un danger c’est cette mystique du péché originel face à un monde à construire par l’homme et pour l’homme.
Hier comme aujourd’hui tout semble venir du ciel. C’est-à-dire non de l’homme, non d’une volonté mais d’une représentation collective, d’un rituel, d’une prédestination.
Ce qui serait inquiétant c’est que ce recours permanent à la mémoire puisse se réaliser sur un déficit d’avenir. Voire même la négation de tout progrès.
Et la commémoration est souvent l’occasion d’effacer un présent encombrant qu’on enterre : Rappelons-nous donc cet enterrement de Mickael Jackson pour enterrer ici un Karachigate. Quelques semaines, dans l’univers médiatique comme dans les blogs, l’oubli est tellement proche…
Autant ne pas aller le chercher obsessionnellement dans les zones les plus obscures du passé !
Quand un peuple est incapable de s’unir ou de penser collectivement un futur, il se replie sur ses rites et son histoire. Je crains que nous en soyons là…Le passé qu’on oublie, celui qu’on mystifie, celui qu’on glorifie empêche le présent de se penser comme volonté d’écrire un passé ou un futur.
Mais le futur où est-il ? Notre volonté commémoratrice serait-elle notre aveu d’une impuissance à esquisser un avenir ?
Et surtout c’est encore cette impasse dans laquelle se réduit ce présent d’actualité qu’on ne cesse d’occulter. Il n’y aura pas de « don contre l’oubli », il n’y aura pas de commémoration justifiable aussi longtemps que cette mémoire que l’on veut célébrer se fera au détriment d’une réalité existante que l’on voudrait ainsi recouvrir par le poids du passé : le présent c’est l’esclavage. Encore. Lointain ou proche, il ne s’agit que de le combattre.