29 pages déclassifiées sur le 11-Septembre : gare au « gaslighting » !
Les fameuses 28 pages classifiées — durant presque quatorze ans — du rapport du Congrès sur les attentats du 11 septembre 2001 étaient donc 29. Elles ont été rendues publiques, certes entachées de nombreux caviardages, vendredi 15 juillet 2016. La plupart des médias se sont contentés de souligner que ces pages ne contenaient aucune preuve de l'implication de l'Arabie saoudite dans les attentats. Quelques-uns ont soutenu exactement le contraire. Il faut dire que le conditionnel, utilisé à outrance dans ces pages, permet de conclure aussi bien à « des liens » entre l'Arabie saoudite et les terroristes du 11-Septembre qu'à « l'absence de preuve » impliquant formellement le gouvernement saoudien.
Parmi tous les articles parus ces derniers jours, l'un d'eux mérite une attention particulière : celui de Kristen Breitweiser, l'une des Jersey Girls. Elle nous met en garde contre un traitement politique et médiatique expéditif de ces 29 pages, qu'elle assimile à une forme de manipulation mentale : le gaslighting. Comme pour lui donner raison, Richard Clarke vient de livrer son hypothèse sur les mystères que recèlent encore ces pages restées si longtemps secrètes ; selon l'ancien "tsar" du contre-terrorisme, la CIA aurait pu se livrer avec les Saoudiens à une opération sous faux drapeaux à l'égard de deux des futurs pirates de l'air d'Al Qaïda, une opération qui aurait mal tourné et qu'elle s'échinerait depuis à dissimuler.
Le 16 juillet, Kristen Breitweiser, l'une des Jersey Girls (ces veuves du 11-Septembre qui ont fait pression sur le gouvernement américain pour qu'une enquête ait lieu sur ces attentats), a publié un article sur son blog hébergé par le Huffington Post. J'en ai traduit l'essentiel. Selon elle, les 29 pages sont loin d'être aussi inoffensives que l'on voudrait bien nous le faire croire :
« Tout d'abord, voici ce que vous devez savoir quand vous écoutez un membre de notre gouvernement affirmer que les 29 pages nouvellement rendues publiques ne sont pas un "pistolet fumant" [une preuve irréfutable] — ILS MENTENT.
La relation de notre gouvernement avec le royaume d'Arabie saoudite n'est pas différente de celle d'un toxicomane avec l'héroïne. Tout comme un drogué à l'héroïne qui mentira, trompera et volera pour nourrir son vice, certains membres de notre gouvernement mentiront, tromperont et voleront pour continuer leur relation dysfonctionnelle et mortelle avec le royaume d'Arabie saoudite — une relation qui pourrit cette nation et ses dirigeants de fond en comble.
[...] Lisez les 29 pages et vous connaîtrez les faits. Ne laissez personne de notre gouvernement nier la réalité accablante de ces 29 pages.Et, quand vous lisez les 29 pages, souvenez-vous qu'elles ont été écrites en 2002 et 2003.
Le président Bush ne voulait pas que l'on enquête sur le royaume d'Arabie saoudite. Le président Bush entretient des relations profondes avec le royaume d'Arabie saoudite et sa famille royale et voulait seulement protéger le royaume. Le président Bush voulait aller en guerre en Irak — pas en Arabie saoudite. Alors, 29 pleines pages qui disaient "Saoudien" et "Bandar" à la place de "Hussein" et "Irak" constituaient un énorme problème pour le président Bush.
[...] Il y a eu un effort concerté du FBI et de l'administration Bush pour maintenir les preuves incriminant les Saoudiens à l'écart de l'enquête de la Congressionnal Joint Inquiry.
En dépit du manque de coopération du FBI et de la pression de l'administration Bush pour contrecarrer toute enquête sur les Saoudiens, la Joint Inquiry a été pourtant capable d'écrire 29 pleines pages concernant la complicité saoudienne dans les attaques du 11/9. Aucun autre pays n'a reçu une telle attention dans le rapport final de la Congressionnal Joint Inquiry. Pas l'Irak. Pas l'Iran. Pas la Syrie. Pas le Soudan. Pas même l'Afghanistan ou le Pakistan.
Les 29 pages ont été gardées secrètes [...] pendant quinze ans — non pas pour des questions de sécurité nationale — mais pour des questions de commodité, d'embarras et de dissimulation. Le décret exécutif 13526 fait de cela un crime. [...]
Pour être clair, la Commission sur le 11/9 n'a PAS entièrement enquêté sur le royaume d'Arabie saoudite. Le directeur exécutif Philip Zelikow bloqua toute enquête sur les Saoudiens. [...] Zelikow a ré-écrit entièrement la section du rapport de la Commission du 11/9 concernant les Saoudiens et leur connexion avec les attaques du 11/9. [...]
Pour une administration cherchant à se débarrasser de preuves incroyablement compromettantes sans que personne ne le remarque — le faire hier, quand le Congrès fermait ses portes pour ses vacances estivales de deux mois, était probablement le meilleur jour que l'on puisse imaginer. [...]
Pendant quinze ans, je me suis battue pour obtenir des informations concernant le meurtre de mon mari de la part du gouvernement américain. [...] Et notre gouvernement n'a rien fait d'autre que de bloquer, contrarier, entraver et obstruer le chemin de la vérité, de la transparence, de la responsabilité et de la justice. Allant même jusqu'à commettre un gaslighting sur nous aujourd'hui même en niant la vérité simple écrite sur le papier des 29 pages.
S'il vous plaît, lisez les 29 pages. Regardez les faits et les preuves. Et alors, regardez la façon vénale dont différents membres de notre gouvernement et les médias jouent les propagandistes sur ces faits — vous disant de nier la très dure et consternante réalité trouvée dans ces 29 pages. J'espère que leur gaslighting vous dégoûte autant qu'il me dégoûte.
Remarquez que ces 29 pages détaillent principalement la connexion saoudienne aux attaques du 11/9 à San Diego. Elles abordent brièvement les informations sur Phoenix, également. Fait important, les 29 pages ne comprennent pas les informations trouvées dans les plus de 80.000 documents qui sont actuellement passés en revue par un juge fédéral en Floride — 80.000 documents que ni la Commission sur le 11/9, ni le Joint Inquiry, ni les Clinton, Bush, ou la Maison Blanche d'Obama, ni le royaume d'Arabie saoudite ne veulent que nous connaissions.
Plus que tout, s'il vous plaît, sachez ceci : le royaume d'Arabie saoudite a fourni un support opérationnel et financier aux pirates de l'air du 11/9. C'est un fait. Et le gouvernement américain a dissimulé ce fait pendant quinze ans — encore aujourd'hui. Et cela est un crime. »
Ingrid Bergman et les Jersey Girls : une rencontre éclairante
Dans ce texte, co-signé par les veuves du 11-Septembre Monica Gabrielle, Mindy Kleinberg, Lorie Van Auken, et Patty Casazza, un mot étrange retient l'attention : "gaslighting". Voici la définition qu'en donne Wikipédia :
« Gaslighting ou gas-lighting est une forme d'abus mental dans lequel l'information est déformée ou spinée, omise sélectivement pour favoriser l'abuseur, ou faussée dans le but de faire douter la victime de sa mémoire, de sa perception et de sa santé mentale. Les exemples vont du simple déni par un abuseur que de précédents incidents se soient passés, jusqu'à la mise en scène d’événements bizarres par l'abuseur dans l'intention de désorienter la victime.
Le terme prend son origine dans la pièce Gas Light et dans son adaptation cinématographique. Depuis, le terme a été utilisé dans le domaine clinique et la littérature spécialisée. »
Dans son livre Le mauvais traitement psychologique. Comment se protéger du mobbing et des autres formes de harcèlement, Luis de Rivera donne la définition suivante :
« Commettre un gaslighting est faire en sorte que quelqu’un doute de ses sens, de son raisonnement et même de la réalité de ses actes. »
L’expression a été popularisée par le film Gaslight, thriller psychologique de George Cukor, sorti en 1944 et inspiré de la pièce de théâtre Angel street de Patrick Hamilton. Dans les rôles principaux : Ingrid Bergman (qui remportera à cette occasion l'Oscar de la meilleure actrice), Charles Boyer et Joseph Cotten.
Pour résumer le propos du film : Gregory Anton (Charles Boyer) séduit Paula Alquist (Ingrid Bergman) en Italie, l'épouse et suggère qu'ils s'installent à Londres, dans l'ancienne maison de sa tante, Alice Alquist, une cantatrice célèbre dont le meurtre n'a jamais été élucidé. Paula a vécu dans cette maison avec sa tante et l'a quittée voilà dix ans. Par amour, elle accepte de revenir y vivre. A peine installé à Londres, Gregory commence à se montrer de plus en plus distant avec sa femme. Il l'empêche par divers stratagèmes de voir du monde et l'accuse de perdre la tête. Peu à peu, Paula se laisse convaincre de douter de sa propre santé mentale. Elle croit entendre des bruits de pas, le soir, à l'étage supérieur de sa maison, pourtant condamné. Elle voit, ou croit voir la luminosité des lampes à gaz diminuer, ce qui semble impossible car on lui assure que le gaz n'a été allumé nulle part ailleurs dans la maison. Elle ne devra son salut qu'à l'intervention d'un inspecteur de Scotland Yard (Joseph Cotten), ancien fervent admirateur d'Alice Alquist. Celui-ci devine les manoeuvres de Gregory, qui, tous les soirs, prétextant une sortie, se rend en réalité dans le grenier de sa propre maison par un chemin détourné, qui renferme les affaires de scène d'Alice ; il y cherche des bijoux royaux que possédait la cantatrice et qui n'ont jamais été retrouvés depuis son meurtre... dont Gregory se révélera être l'auteur.
Sur le blog de Rudy Andria, on trouve synthétisée la séquence du harcèlement par le gaslighting, qui correspond à la stratégie que Charles Boyer suit pour rendre folle Ingrid Bergman :
1 – séduction dans une relation privilégiée.2 – isolement des autres influences.3 – manipulation de la réalité.4 – neutraliser les perceptions et les raisonnements.5 – faire douter de sa propre santé mentale.6 – profiter de la crise de nerfs comme si c’était une preuve.7 – se débarrasser de la victime.
Dans le film, la séquence est interrompue avant d’arriver à la septième étape, grâce à l’intervention du détective de Scotland Yard. Ce détail du scénario témoigne du fait qu'une fois la situation de harcèlement installée, il est très difficile pour la victime de s’en sortir par elle-même ; une intervention énergique venant de l'extérieur est nécessaire pour la sauver.
29 pages et un choc de perceptions
Mais revenons dans la réalité. Où pourrait bien se situer le gaslighting dans le traitement médiatique de la déclassification des 29 pages ? Une recherche sur Google Actualités nous donne un aperçu des titres de la presse française suite à cet événement (l'activiste Jon Gold a réalisé une copie d'écran similaire avec la presse anglophone).
Le moins que l'on puisse dire est qu'il règne une belle unanimité ; le message à retenir, quant à lui, est clair : l'Arabie saoudite est innocente, circulez, y a rien à voir... On est loin de l'effet « sismique » que laissait craindre à Arthur MacMillan, correspondant en chef de l'AFP à Téhéran, la déclassification annoncée des fameuses pages en avril dernier :
The de-classification of those 28 pages re 9/11 would be seismic https://t.co/HJaNssSKni Via @WSJSolomon pic.twitter.com/DIH61cUMCe
— Arthur MacMillan (@arthurmacmillan) 24 avril 2016
A ce moment-là, les députés et sénateurs américains qui les avaient consultées n'hésitaient pas à dire qu'elles étaient véritablement choquantes. Ainsi, le représentant du Kentucky Thomas Massie avait lancé que ces pages l'avaient forcé à reconsidérer sa compréhension de l'histoire récente :
« C’est un vrai choc quand vous les lisez. [...] J’ai dû m’arrêter toutes les deux pages afin de simplement absorber, et essayer de réorganiser ma compréhension de l’histoire des 13 dernières années et des années qui ont mené à cela. Cela vous oblige à tout repenser. »
Stephen Lynch, député démocrate du Massachusetts, déclarait pour sa part que les pages donnaient « les noms de personnes et d’organismes [...] complices des attaques du 11-Septembre. » Walter Jones, député républicain du Kentucky, confiait : « Il y avait 28 pages, et il m’a probablement fallu une bonne heure et demie pour les lire, parce que j’ai dû en relire certaines parties que je n’arrivais pas à croire. » Walter Jones, député républicain de la Caroline du Nord : « J’ai été absolument choqué par ce que j’ai lu. [...] Si les pirates de l’air du 11-Septembre ont reçu une aide extérieure – en particulier d’un ou plusieurs gouvernements étrangers – la presse et le public ont le droit de savoir ce que notre gouvernement a fait ou n’a pas fait pour traduire les responsables en justice. » Quant à Rick Nolan, député démocrate du Minnesota, il disait : « [Les 28 pages] détaillent qui a en réalité financé les attaques du World Trade Center et du Pentagone, et qui est responsable du financement des attaquants. [...] La lecture en a vraiment été dérangeante. Je peux dire qu’il y a une description très détaillée de qui a financé la plupart des attaquants [...]. Ce ne sont pas des hypothèses. »
A lire les titres de la presse, on a l'impression qu'on ne nous parle pas du même texte : les journalistes ne semblent pas avoir ressenti le même choc en le parcourant, n'ont pas dû s'arrêter toutes les deux pages pour digérer... Tout semble en ordre. Thomas Massie et consorts auraient-ils eu des troubles de la perception ?
Pourtant, en fouillant un peu, on trouve quelques sources mainstream qui nous présentent ces 29 pages sous un angle bien différent. Pour se rendre compte du contraste, il n'est qu'à comparer deux titres, celui du « journal de référence » français, Le Monde, dans son édition du 16 juillet, et celui du célèbre magazine américain Vanity Fair, dans son édition du 15 juillet.
D'un côté, Le Monde nous annonce, en reprenant à son compte les propos du ministre saoudien des affaires étrangères Adel Al-Jubeir, que « le dossier est clos » ; de l'autre, Vanity Fair évoque un rapport « explosif ». Voici son article, traduit pour l'essentiel :
« Les 28 pages nouvellement déclassifiées, dont on a longtemps pensé qu'elles contenaient des informations impliquant la Maison des Saoud, sont fortement expurgées et ne prennent pas une position définitive sur l'implication du pays dans le 11/9. Cependant, le rapport affirme que “tandis qu'ils étaient aux Etats-Unis, certains des pirates de l'air du 11-Septembre étaient en contact et ont reçu aide ou assistance de la part d'individus qui pourraient être liés au gouvernement saoudien.”
Voici certains des éléments les plus intéressants à retenir de ce rapport récemment publié.
Des membres de la famille royale saoudienne ont envoyé de l'argent à une femme en relation avec les pirates de l'air du 11/9
Le Prince Bandar, qui a servi d'ambassadeur saoudien aux Etats-Unis entre 1983 et 2005, et sa femme auraient envoyé de l'argent à la femme d'Osama Bassnan. Bassnan est suspecté d'avoir apporté de l'assistance à Nawaf al-Hazmi et Khalid al-Mihdhar, deux des terroristes impliqués dans les détournements d'avions. La femme de Bassnan aurait reçu de la part de la femme de Bandar une allocation mensuelle de 2000 dollars, et le FBI a trouvé des chèques de banque pour un total de 74.000 dollars dans la résidence du couple. Selon ce document, Bassnan a aussi encaissé un chèque de 15.000 dollars venant de Bandar.
Un homme suspecté d'être un agent saoudien a apporté de l'aide à deux pirates de l'air
Omar al-Bayoumi, un homme suspecté d'être un agent saoudien, a cosigné un bail et fourni le premier mois de loyer et de dépôt de garantie pour les pirates de l'air al-Hazmi et al-Mihdhar, et a aidé le duo à trouver des écoles de pilotage, selon le rapport. Al-Bayoumi recevait aussi un salaire mensuel d'une entreprise appelée “Erean,” dont le rapport prétend qu'elle a des liens avec l'Arabie saoudite et Oussama Ben Laden, alors même qu'il s'est montré pour le travail à une seule occasion et était “connu pour avoir accès à de grandes quantités d'argent d'Arabie saoudite, en dépit du fait qu'il ne semblait pas avoir de travail.”
Deux hommes ont réalisé une “répétition” sur un vol vers D.C., avec des tickets payés par le gouvernement saoudien
En 1999, Mohammed al-Qudhaeein et Hamdan al-Shalawi auraient posé au personnel de vol une poignée de questions suspectes et essayèrent d'entrer dans le cockpit de l'avion à deux reprises. Al-Qudhaeein et al-Shalawi volaient vers Washington, D.C., où ils avaient planifié d'assister à une soirée à l'ambassade saoudienne. Les deux prétendirent que l'ambassade avait aussi payé leurs tickets à bord du vol.
Le numéro de téléphone aux Etats-Unis de l'ambassadeur saoudien été trouvé en possession d'un agent d'Al Qaïda
Abu Zubaida, un important agent d'Al Qaïda qui a été arrêté au Pakistan en 2002, avait un numéro de téléphone dans son répertoire téléphonique qui pouvait être lié à celui de la résidence du Colorado du Prince Bandar. Le numéro de téléphone d'un garde du corps à l'ambassade saoudienne à Washington, D.C. a aussi été trouvé dans les affaires de Zubaida.
Un homme placé sur une liste de surveillance du gouvernement américain s'est introduit dans le pays avec le Prince Bandar
Un suspect non nommé, qui était sur la liste de surveillance du Département d'État, aurait été “capable de contourner le Service des douanes et le Service de l'immigration et des naturalisations. »
Lorsque Vanity Fair insiste sur le fait que les 29 pages « sont fortement expurgées et ne prennent pas une position définitive sur l'implication du pays dans le 11/9 », prenant ensuite le soin d'énumérer les points les plus saillants qui peuvent encore nourrir la suspicion à l'égard de l'Arabie saoudite, Le Monde emploie deux fois le terme « rumeurs » pour désigner ces soupçons, et affirme que « l’Arabie saoudite appelait depuis longtemps à cette publication », omettant le chantage à 750 milliards de dollars récemment pratiqué par elle, dont on peut se demander s'il n'a pas eu un impact notable sur le caviardage final des 29 pages.
Les lecteurs des articles minimalistes de la presse française, qui sont essentiellement des reprises d'une dépêche de l'AFP — Le Figaro gagnant sans doute la palme de la concision avec un articulet de huit lignes — n'auront aucune connaissance des informations qui, sans être conclusives, interrogent néanmoins sérieusement le rôle de l'Arabie saoudite, et que la presse américaine évoque tout de même quelque peu.
C'est le cas du New York Times, qui s'efforce certes de dégonfler la baudruche que constituaient selon lui les 29 pages :
« Des enquêtes ultérieures sur les attaques terroristes ont suivi les pistes décrites dans le document et découvrirent que beaucoup n'avaient aucune base factuelle. Mais la mythologie entourant le document grandit au rythme des années où il demeura classifié. »
Il indique que ces enquêtes ultérieures ont été conduites par la Commission sur le 11-Septembre, en précisant — en passant — les limites de ces investigations :
« Mais certains anciens membres de la Commission sur le 11-Septembre ont indiqué que la formulation dans le rapport final n'avait pas exclu la possibilité que des officiels saoudiens d'un rang inférieur aient assisté les pirates de l'air et ont dit que la Commission avait opéré sous une extrême pression de temps et n'avait pas pu suivre toutes les pistes. »
Comme le rapporte le Daily Beast, l'un de ces anciens membres de la Commission, Bob Kerrey, déclara même : « Les éléments de preuve relatifs à l'implication plausible d'agents du gouvernement saoudien dans les attaques du 11-Septembre n'ont jamais été pleinement recherchés. » Un autre ancien membre, John Lehman, tint le même langage à CNN en mai dernier, ajoutant que la piste saoudienne devrait être maintenant « vigoureusement suivie ».
Preuve introuvable sous un amoncellement d'indices
Il est certain que, si l'on ne cherche pas, on ne trouve pas... et que, en dépit d'une masse énorme d'indices concordants (voir à ce propos l'article monumental de Larisa Alexandrovna Horton « The “28 Pages” Explained »), on peut conclure à l'absence de preuve... et voir ensuite toute la presse mondiale, quasi unanime, faire ses gros titres sur ces preuves manquantes, que personne n'a eu ni le temps ni les moyens de chercher. Sans aller jusqu'à dire avec Paul Sperry du New York Post — dans ce qui pourrait apparaître comme un excès contraire — que « Oui, le gouvernement saoudien a aidé les terroristes du 11/9 », le moins que l'on puisse dire est que le dossier est loin d'être clos.
D'autant qu'un résumé d'une page d’un rapport conjoint de la CIA et du FBI, daté de 2005, évaluant la nature et l'ampleur du support du gouvernement saoudien au terrorisme a été déclassifié en même temps que les 29 pages, où l'on peut lire que, s'il n’existe pas de preuve de l’implication du gouvernement saoudien ou de la famille royale dans le 11-Septembre, il en existe concernant l'aide d’entités officielles saoudiennes et d’ONG saoudiennes à des individus ayant des activités terroristes ; de plus, il est dit que le gouvernement saoudien et beaucoup de ses agences ont été infiltrés et utilisés par des individus associés ou sympathisants d’Al Qaïda.
Le résumé ajoute que le gouvernement saoudien soutient la propagation du wahhabo-salafisme aux Etats-Unis, une croyance qui sert aux jihadistes pour justifier leurs actions.
Face à la difficulté inouïe d'établir la moindre preuve de l'implication saoudienne dans le 11-Septembre, on en arrive à se demander ce qu'est au juste une « preuve », et si cela ne s'apparente pas à une chimère inaccessible. Dans la conclusion de son article, paru le 20 juillet sur Facebook et repris le 21 juillet sur Antiwar (que le site 28pages.org a identifié comme l'analyse la plus détaillée à ce jour des 29 pages), Larisa Alexandrovna Horton écrit à ce propos :
« Beaucoup dans les médias ont dit qu'il n'y avait pas de "pistolet fumant" [preuve irréfutable] dans les 28 pages. Si par "pistolet fumant" nous voulons un type de preuve qui mettrait Bandar et Atta ensemble dans la même pièce, alors aucun "pistolet fumant" de ce genre ne sera découvert. Ce n'est pas ainsi que des agents de renseignement travaillent. Il y a des intermédiaires et le gouvernement américain a identifié cinq d'entre eux par leurs noms : Bayoumi, Bassnan, Hussayen, Thumiary, et al-Qudhaeein. Quatre sur les cinq ont des emplois du gouvernement saoudien, de même que des liens avec les pirates de l'air du 11/9. Quatre d'entre eux apparaissent aussi comme étant des agents du renseignement saoudien avec des emplois du gouvernement saoudien leur servant de couverture. Deux d'entre eux ont été directement financés par le Prince Bandar et la Princesse Haifa, aussi bien que par le ministère de la Défense et de l'Aviation saoudien (dirigé par le père du Prince Bandar). En tant qu'agents du renseignement du gouvernement saoudien, ils ont probablement obtenu le financement du GID [le service de renseignement extérieur saoudien] (dirigé par le beau-frère/demi-cousin du Prince Bandar). L'un d'entre eux a reçu un financement supplémentaire d'un prince saoudien non-identifié à l'intérieur du cercle du roi. L'un d'entre eux rendait directement des comptes à Bandar en sa qualité d'employé du Consulat saoudien. Trois d'entre eux sont liés par des appels téléphoniques à l'ambassade saoudienne et à d'autres départements du gouvernement saoudien. Tous ont été protégés par le gouvernement saoudien. Ajoutez à cela les nombreux individus anonymes qui sont liés à la fois à l'ambassade saoudienne et aux pirates de l'air. En outre, des connexions à Bandar apparaissent dans les répertoires téléphoniques suspects de plusieurs terroristes.
Enfin, la promotion de Bandar à la tête du GID dans les trois ans suivant les attaques du 11/9 ajoute aussi au contexte. Tout cela mis ensemble constitue un "pistolet fumant" qui lie l'un des officiels clés du gouvernement saoudien et l'un des membres de la famille royale saoudienne les plus hauts placés à des activités terroristes. Bien que ces données ne prouvent pas que Bandar était impliqué dans le complot du 11/9 ou même en avait connaissance, c'est suffisant pour affirmer qu'il s'agit d'un suspect. »
Pour la journaliste, la masse d'informations pertinentes est telle que, mise en contexte, elle fait preuve : « Les 28 pages établissent clairement que les pirates de l'air avaient des officiers traitants qui relevaient de, étaient financés par et prenaient leurs ordres de figures aux plus hauts niveaux du gouvernement saoudien. »
On ne sait si le sociologue Gérald Bronner irait jusqu'à qualifier de « millefeuille argumentatif » l'article de Larisa Alexandrovna Horton... Rappelons qu'il désigne sous ce terme une construction théorique faite d'une multitude d'arguments, dont chacun est très faible, voire faux, mais dont l'ensemble, par sa masse, impressionne et paraît véridique comme un faisceau d'indices peut l'être. En le voyant, on se dit : « Tout ne peut pas être faux. » Ici, la conviction de la journaliste se fonde sur une multitude d'informations, tantôt avérées, tantôt douteuses, dont la mise en relation contextualisée semble faire sens.
La théorie du "tsar" Clarke
Reste pour Larisa Alexandrovna Horton la question (qu'elle laisse en suspens) du pourquoi de la dissimulation américaine et de la protection du gouvernement saoudien, protection que l'ancien sénateur Bob Graham, fer de lance de la déclassification des 29 pages, fait remonter jusqu'à la Maison-Blanche.
A cette question, Richard Clarke, coordinateur national pour la sécurité, la protection des infrastructures et le contre-terrorisme dans le Conseil de sécurité nationale des États-Unis de 1998 à 2003, apporte un élément de réponse, son hypothèse. Le 19 juillet, il a publié un article sur le site de ABC News, intitulé « Derrière les 28 pages : Questions sur un présumé espion saoudien et la CIA ». En voici l'essentiel, traduit :
« Ces pages et beaucoup d'autres précédemment publiées posent des questions pour une enquête plus approfondie [...]. La Commission du 11/9 a pris le témoin et a poursuivi l'examen de la plupart d'entre elles, mais pas toutes.
Parmi ces reliures pendantes de l'enquête, deux se distinguent. La première, le sujet de ces 28 pages, est quel rôle des officiels du gouvernement saoudien ont joué dans le support d'Al Qaïda et du complot du 11/9.
La seconde question, avec laquelle a lutté la Commission du 11/9, mais sans être capable d'y répondre, est pourquoi la CIA a échoué à dire au FBI et à la Maison-Blanche quand l'agence a eu connaissance des terroristes d'Al Qaïda aux Etats-Unis.
Je crois que les deux questions pourraient être liées et qu'un élément majeur de la tragédie du 11/9 pourrait rester dissimulé : un possible échec d'une mission d'espionnage de la CIA et des Saoudiens sur le sol américain qui a mal tourné et qui a finalement permis au 11/9 de se dérouler sans obstacle. [...]
[Le directeur de la CIA] n'a jamais signalé la présence des pirates de l'air du 11/9 — même lorsque la CIA savait que deux d'entre eux étaient dans le pays et les avaient suivis autour du monde pendant des mois.
Selon une enquête de l'Inspecteur général de la CIA, personne au sein de l'agence n'alerta le FBI ou la Maison-Blanche avec cette information durant plus d'un an, même si 50 à 60 membres de la CIA le savaient. Bien au contraire : les responsables de la CIA ont donné des instructions pour que l'information ne soit pas partagée. Pourquoi ? [...]
Deux pirates de l'air saoudiens, nommés Khalid al-Mihdhar et Nawaf al-Hamzi, sont arrivés à Los Angeles en 2000. Peu après leur arrivée, un autre citoyen saoudien, Omar al-Bayoumi, se présenta à eux, leur trouva un logement, leur fournit de l'argent et les amena jusqu'à Anwar al-Awlaki, un imam qui allait devenir une figure majeure d'Al Qaïda, à San Diego.
L'histoire officielle, telle qu'on la trouve dans le rapport de la Commission du 11/9, est que al-Bayoumi était juste un bon Samaritain qui rencontra al-Mihdhar and al-Hamzi par hasard dans un restaurant après les avoir entendus parler arabe avec l'accent du Golfe.
Mais les 28 pages récemment publiées mettent en lumière la suspicion générale au sujet d'al-Bayoumi et soulèvent une question importante à laquelle on n'a jamais vraiment répondu : qui était-il, vraiment ?
Selon les 28 pages, les agents du FBI agents impliqués dans l'affaire ont reçu plusieurs rapports qui leur ont laissé penser qu'al-Bayoumi était un officier du renseignement saoudien, vivant et travaillant secrètement aux Etats-Unis. Sa couverture était qu'il travaillait pour une entreprise de logistique d'aviation appartenant au gouvernement saoudien, mais les enquêteurs ont découvert qu'il n'avait jamais fait le moindre travail pour l'entreprise.
Même al-Hamzi suspectait al-Bayoumi d'être un espion saoudien, selon le rapport de la Commission du 11/9.
On ne sait pas encore si al-Bayoumi était totalement innocent, s'il supportait délibérément des agents d'Al Qaïda, pour le compte du gouvernement saoudien ou s'il était un sympathisant d'Al Qaïda. [...]
Mais il y a une autre théorie que les 28 pages et le rapport de la Commission du 11/9 n'explorent pas : et si al-Bayoumi était un espion saoudien qui enquêtait sur Al Qaïda à la demande de la CIA ?
Je crois que cela pourrait être la réponse [...].
La CIA n'est pas autorisée à conduire des opérations de renseignement à l'intérieur des Etats-Unis. Même si elle le pouvait, la plupart des employés de la CIA auraient beaucoup de mal à devenir amis avec al-Mihdhar et al-Hamzi.
Mais un collègue saoudien comme al-Bayoumi aurait une bien meilleure chance, en particulier s'il prétendait être un sympathisant d'Al Qaïda connaissant des gens comme l'imam radical al-Alwaki. Dans le langage du monde du renseignement, de telles approches de sources potentielles d'informations, utilisant de faux prétextes, sont connues sous le nom d'opérations sous faux drapeaux ["false flag operations"].
Si la CIA demandait au service de renseignement saoudien d'approcher al-Mihdhar et al-Hamzi aux Etats-Unis, alors cela se serait produit au même moment où le Counterterrorism Center (CTC) de la CIA essayait de développer des sources humaines à l'intérieur d'Al Qaïda.
Cela aurait été parfaitement logique pour le CTC d'essayer d'apprendre des choses sur Al Qaïda en ayant quelqu'un issu d'un service de renseignement ami qui exécute une opération sous faux drapeaux sur deux agents connus d'Al Qaïda. Parce que ces deux hommes étaient aux Etats-Unis, cependant, la CIA aurait eu besoin de coordonner sa démarche avec le FBI.
Le FBI aurait-il été informé, toutefois, il aurait très probablement mis un veto à l'idée et bougé rapidement pour arrêter les deux hommes. Je connaissais très bien le personnel du FBI en charge du contre-terrorisme à l'époque, et ils n'auraient pas hésité pour procéder à une telle arrestation. [...]
Si la CIA a enfreint les règles de demande d'approbation du FBI et, en coopération avec les services de renseignement saoudiens, a mené une opération sous faux drapeaux aux Etats-Unis contre les terroristes d'Al Qaïda, cela expliquerait pourquoi les responsables de la CIA ont pris des décisions de manière répétée et ont donné des instructions claires de ne transmettre à personne en dehors de la CIA les nouvelles plutôt ahurissantes et sans précédent selon lesquelles des agents d'Al Qaïda étaient dans notre pays.
Il est possible que l'opération clandestine ne produisit aucune information de valeur et que la CIA perdit son intérêt pour elle.
Finalement, 18 mois après l'arrivée des deux hommes d'Al Qaïda aux Etats-Unis, la CIA, de manière fort discrète, transmit un rapport au FBI au sujet d'al-Mihdhar et al-Hamzi. C'était trop tard. La piste s'était arrêtée nette. Ils étaient entrés dans la phase finale des préparations du 11/9. [...]
Quiconque est impliqué dans une telle opérations clandestine aurait de bonnes raisons de la cacher. Si la présence des deux terroristes aux Etats-Unis avait mené à leur arrestation et à leur interrogatoire par le FBI, d'autres pirates de l'air du 11/9 auraient aussi pu être attrapés.
C'était il y a 15 ans que la tragédie du 11/9 se produisit, mais il n'est pas trop tard pour finir l'enquête, pour répondre aux questions qui ont été laissées ouvertes il y a plus d'une décennie. [...]
Nous avons tous le droit de savoir. »
Ce n'est là qu'une hypothèse, qui n'est pas obligée de convaincre. La conclusion, elle, peut faire consensus.
Mettre fin au gaslighting
L'importance de cette intervention de Richard Clarke réside finalement, comme celle de Kristen Breitweiser, comme d'ailleurs celle de Larisa Alexandrovna Horton, dans le contre-pied qu'elle constitue vis-à-vis du discours général, nous disant en gros que, faute de preuve formelle, on peut enfin penser et passer à autre chose, que le dossier est clos ; ces trois interventions, aussi différentes soient-elles, court-circuitent l'entreprise de gaslighting en marche, consistant à nous dire que, finalement, ces 29 pages, ce n'était pas grand-chose, ce n'était rien (et, plus généralement, que les questions sur le 11-Septembre sont épuisées). Un peu comme l'intervention du détective de Scotland Yard à la fin du film Gaslight, qui vient rompre le mensonge de Gregory (ici la propagande médiatique) et redonner confiance en son jugement à Paula (oui, ces 29 pages sont accablantes et ne sont qu'un avant-goût des 80.000 documents sur le même sujet encore classifiés).
Le 4 mai 2016, Elise Lucet était interviewée par Thinkerview. La présentatrice du magazine Cash investigation sur France 2 n'était pas au courant de l'existence des 29 pages et de leur déclassification annoncée, qui faisait pourtant grand bruit dans la presse américaine. Elle faisait remarquer que les médias avaient leurs obsessions, et que l'obsession du moment, c'était Daech. Il se trouve que l'Arabie saoudite (et ses relations troubles avec les services secrets américains) fait le lien entre les deux sujets... ça tombe bien. Jugeant qu'il n'y avait aucun tabou dans les médias français pour aborder le 11-Septembre (quelle belle nouvelle !), la journaliste avait fini par déclarer : « Je suis pour qu'on revienne sur le 11-Septembre. » Richard Clarke est pour, les Jersey Girls aussi... bref, tout le monde est d'accord. Qu'attendons-nous ? Ce serait la fin du naufrage médiatique qui avait notamment consisté à assimiler — cas typique de gaslighting — scepticisme et conspirationnisme, esprit critique et trouble psychique.
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