Alexandre Douguine, de la liberté de l’âme russe à l’imagination politique du XXIème siècle
Par Rodolphe DUMOUCH
En réponse à l'article de Vincent Jauvert « Le Raspoutine de Poutine » du 3 mai 2014 (Nouvel Observateur).
http://tempsreel.nouvelobs.com/ukraine-la-revolte/20140503.OBS6009/le-raspoutine-de-poutine.html
Article refusé, bien évidemment, par la censure du "Plus"... Ils m'avaient juré la main sur le coeur qu'il n'y a pas de censure !
L'oligarchie et la presse haïssent la Russie.
Tout ce qui émane de Russie est insupportable à notre oligarchie. La désinformation sur l’Ukraine est grossière : rien sur les massacres d'Odessa ni sur ceux de Tchtchastié. Nos « élites », par ailleurs, semblent particulièrement ignorantes de la culture et des idées en Russie, d’où des contresens et de caricatures. Que leur enseigne-t-on à sciences-po, dont les frais d'inscription augmentent avec son alignement servile sur l'atlantisme ? Ils ignorent que Kiev fut la première capitale de la Russie médiévale et que « kraï » (край) signifie bordure ou confins. L’Ukraine (Ou-Kraïna) est donc cet ancien centre devenu périphérie. Imaginez que la France ait perdu Paris et qu’une coalition anti-française vienne demander à Paris de les rejoindre... Seul un piètre diplomate oserait un tel affront. Sarkozy et Bush l'ont fait à Kiev en 2007. Ajoutez-y le deux poids, deux mesures : exigence de retrait des troupes russes sur leur propre territoire alors que les Américains déploient les leurs à des milliers de kilomètres de leurs frontières. A votre avis, qu’en pensent les Russes, même modérés ?
Le dernier bien-pensant de ce genre qui s'est offert à mon admiration fut Vincent Jauvert, par son article Le Raspoutine de Poutine. Il est rédigé totalement à charge contre un géopoliticien de l'Université Lomonossov de Moscou, Alexandre Douguine. Je compte ici en démontrer l’imposture.
La compréhension de la nature de notre époque
Alexandre Douguine pose un regard lucide sur notre époque. Son diagnostic rejoint celui de l'ancien dissident soviétique Alexandre Zinoviev, connu pour ses ouvrages critiques sur l'URSS mais dont on élude soigneusement les derniers écrits, dans lesquels il se retourne contre l'Occident « qui devient totalitaire » (voir bibliographie en commentaire par manque de place).
En 1989, on a cru, pendant une courte période, que les deux blocs convergeraient : plus de libertés à l'Est, plus de social à l'Ouest, la prospérité et l'amitié pour tous ; lycéen, c’était mon rêve d'avenir au son de Wind of Change. S'en est suivi le cauchemar : l'offensive violente du néolibéralisme, dans sa version anglo-saxonne la plus doctrinaire. Côté russe, ce fut l'ère Eltsine - Gaïdar ; de notre côté, dans ces années 1990 nous changeâmes d'ère : revanche du fric, arrivée des « DRH » et autres verbiages managériaux, abandon des ambitions sociales de la gauche, rhétorique de la tolérance zéro, multiplication des zones commerciales défigurant l'entrée des villes, obsolescence programmée généralisée, augmentation de l'immobilier, aseptisation de la bouffe et des lieux de vie (désormais, dans une municipalité « propre », pas un seul brin d'herbe ne doit percer l'asphalte), création de fichiers d'empreintes digitales auparavant interdits, normes eurocratiques. La fin de la récréation était clairement sifflée mais la suite était encore pire. Vint Claude Allègre et son université du « troisième millénaire ». Vinrent les bobos qui ne juraient que par l'Espagne d’Aznar et le boom immobilier irlandais. Puis vinrent les radars automatiques, les fichiers d'ADN pour les faucheurs d’OGM, vinrent les compétences à l'école. Vint enfin la théorie du genre où la confusion des sexes, l'androgynie, remplacent les progrès juridiques et l'égalité sociale homme-femme ; au passage, en France, les jeunes, les « mineurs » avaient été oubliés de ces progrès juridiques de l'époque précédente et le sont encore.
Tout cela, c'est la dégénérescence libérale-policière de notre société, dont Sarkozy et Valls sont les produits finaux - à moins que pire ne vienne derrière. C'est une défiguration de l'avenir tel qu'aucun futuriste des années 1970-80 n'aurait osé l’imaginer. Le futur que nous rêvions alors était radicalement différent mais il a suivi une autre voie funeste. On nous somme d'accepter une modernisation qui a pris la signification de régression dans un glissement sémantique orwellien. Nous vivons dans un cauchemar néoconservateur.
Douguine hait profondément cet Occident dégénéré, produit de Reagan et de Thatcher. Il hait cette répugnante société du spectacle, dont la coupe du Monde avec ses évictions de pauvres et sa répression flicarde, cachés à la hâte derrière un décor en plastique, donne une illustration. Quiconque est encore authentiquement de gauche doit haïr ce pli général pris par l’évolution occidentale, sinon c’est un traître.
Que faire ? Что делать ?
Des auteurs comme A. Zinoviev ou chez nous P. Muray pensaient cette fin de l'histoire sans issue. Mais Douguine, c’est son apport original, propose enfin une solution, une organisation et une idéologie ; il s'agit d'une réponse globale et géopolitique, faisant appel aux lois de l'espace géographique et à sa conception de l'anthropologie.
La force principale sur laquelle il s’appuie est cette résilience incroyable des civilisations, comme la société russe après les bolcheviks. J'ai pu voir, là-bas, dans les églises orthodoxes, des startsy y entrer, crasseux de leur longue route à pied, venir embrasser des icônes avant de reprendre leur errance, exactement comme on en voyait avant 1917. Ce qui a résisté à 73 ans de bolchevisme résistera bien à la difformité post-moderne ! L'action de la diplomatie russe s'appuie, par ailleurs, sur une séquence géopolitique bien connue, déjà explicitée par le géopoliticien ukrainien Jean Gottmann et par Michel Foucher : quiconque attaque la Russie par l'Ukraine a perdu. Napoléon et autres s'y sont brisés, l'OTAN s'y brise. C’est dans la force de l’héritage spatial et civilisationnel que réside l’efficacité de cette contre-offensive.
Son alternative, Douguine la nomme néo-eurasisme, s’appuyant sur l’eurasisme des années 1920. Il propose, ainsi, une union, un empire, autour de la Russie afin de créer un monde multipolaire. Il s’agit d’en finir avec la logique unipolaire qui prévaut depuis 23 ans. Ce modèle est par essence multiculturel, ouvert, inventif, comme l'est naturellement la Fédération de Russie. Cette dernière, en effet, est composée de nombreuses républiques autonomes et même de districts autonomes au sein des oblasts, le tout formant une fédération d'environ 150 ethnies et langues. Cette diversité fait de la Russie le pivot de l'Empire eurasiatique. Douguine s'ouvre, dans sa démarche, aux civilisations chinoise et mongole, tente de se rapprocher de l'Inde. Ainsi Poutine – que Douguine a influencé – tente d'agréger activement au projet eurasiste plus de 3 milliards de personnes. A noter aussi qu'il compte, à terme, convaincre l'Europe continentale pour qu'elle s'oppose à l'OTAN et à l'hégémonie anglo-saxonne.
Un fasciste panslave et un ultranationaliste ?
Quand Vincent Jauvert affirme qu'Alexandre Douguine rejette vigoureusement « le multiculturalisme et la tolérance », c'est à l'évidence de la pure désinformation. Il s’appuie au contraire sur la pluralité des cultures qu’il promeut à l’échelle mondiale. De la même façon, il ne peut être un fasciste panslave ni un ultranationaliste : s'il crée une quatrième théorie politique, c'est précisément pour sortir définitivement des deuxième (communisme) et troisième (fascisme, que la Russie a combattu au prix de 20 millions de morts) théories politiques. Douguine en a fini avec sa période nationale-bolchevique, tentative théorique maladroite de jeunesse. Tout cela est écrit dès les premières pages de ses livres ; l'article de M. Jauvert n'est pas recevable et s'apparente à un ramassis de ragots.
C'est plutôt parce qu'Alexandre Douguine propose la première contre-offensive efficace au mondialisme ultralibéral que nos nomades de l'asphalte ne peuvent le supporter. Ils enragent et n’ont alors qu'un anathème : fasciste, qu'ils collent indistinctement à quiconque leur résiste.
Un ultraconservateur ?
La Russie n'a pas le même rapport à la flèche du temps ni au progrès que nous. Cette divergence procède d'une évolution historique propre qui complique la définition des mots employés.
Le noyau populaire de la Russie fut composé de communautés villageoises de paysans libres et solidaires, bien qu’ils fussent par la suite asservis. Ces communautés s’appelaient « Mir » et constituent tant pour les slavophiles que les révolutionnaires ou les anarchistes (comme Plekhanov et Kropotkine) une structure à défendre, voire l’héritage d’un âge d’or. Au contraire, la « modernisation » de la Russie s’est toujours accompagnée du servage : Pierre Le Grand et sa fondation de Saint-Pétersbourg avec 20000 esclaves ; Catherine II qui, fleuretant avec Voltaire, aggrava comme jamais les servitudes des paysans. Le « progrès », la « modernité » et l’Occident, en Russie, sont ainsi toujours associés au servage, à la bureaucratie, à l’autoritarisme et à la rigidité. Au contraire, la démocratie, la liberté, l’émancipation sont associés aux structures archaïques originelles mythifiées, comme le Vétché de Novgorod où fut inventée la cloche de la Liberté (récupérée par Philadelphie).
Cette sémantique conduit à une approche très différente des nôtres et à des paradoxes. Tandis qu’en Occident, les protestations des fidèles des églises ont abouti à la Réforme, en Russie, elles produisirent l’Eglise des Vieux-Croyants. La Réforme protestante, ce fut moins d’images et l’éradication totale des traces de paganisme. Les vieux-croyants, au contraire, renforcèrent l’iconographie et conservèrent les traces ancestrales de paganisme. C’est une sorte de protestantisme à l’envers mais procédant des mêmes aspirations populaires et de contestations similaires du clergé.
Autres paradoxes étonnants et méconnus : les orthodoxes reconnaissent que les animaux ont une âme (mais pas le noos qui distingue l’Homme). Ainsi, chez nous, les anti-corridas sont associés au progressisme, là-bas, les défenseur des animaux au conservatisme face à un Occident matérialiste qui les traite comme des biens meubles. Ou encore, cette expérience des candidats à l’adoption en Russie : les juges russes sont méfiants quand il s’agit de parents Français car la France n’a pas encore aboli la fessée ni les punitions corporelles.
Il y a donc, en un sens, une certaine inversion de la notion de « conservatisme » en Russie. Oui, A. Douguine se dit conservateur mais sa définition, puisée chez Heidegger, s’en extrait de la flèche du temps, donc du rétrograde. Pour lui, le conservatisme, c’est ce qui est permanent en l’humanité face à l’éphémère et aux modes. Il associe au « conservatisme » nos aspirations, nos mythes et même « nos rêves de trains et d’avions », ces appareils étant, pour lui, depuis toujours en germe dans notre inconscient… A ce propos, les attaques rétrogrades contre les cheminots, qui fleurissent dans l’actualité, font aussi partie de cette dégénérescence de l’Occident. Avant la lobotomie néolibérale, conduire les trains ou devenir pilote d’avion faisait rêver les enfants…
Ainsi, la citation relevée par Vincent Jauvert, à supposer qu’elle soit vraie, « les Russes sont tellement conservateurs qu'ils se considèrent comme les derniers porteurs des valeurs de l'ancienne civilisation » ne se comprend plus du tout de la même façon avec cette mise au point conceptuelle. C'est à ce genre de réflexion, qui éclate les clivages, qu'Alexandre Douguine nous invite en réactivant l'imagination politique.
Douguine et la répression
La conclusion de sa quatrième théorie politique est très instructive. Après des pages sur l’histoire du « Léviathan » étatique et le constat de sa décadence dans la Russie d’aujourd’hui, on s’attend à voir Douguine réclamer le retour du knout et du goulag… Eh bien non ! Il propose de renouer avec la liberté originelle de l’âme russe, d’adoucir au maximum la répression, de libérer son peuple et de le rendre à ses aspirations profondes.
M. Jauvert semble peu constitué pour comprendre les esprits extravagants et originaux.
59 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON