Algérie : la corruption insurrectionnelle de l’affaire Khalifa
Beaucoup de jeunes défilent dans les salons de coiffure pour se faire un bouc à la Moumen. Le golden-boy est devenu leur idole. Ils voient en Khalifa une sorte de Jesse James, ce cowboy qui « volait l’argent des riches pour le donner aux pauvres ».
Depuis que le tribunal de Blida procède à une autopsie minutieuse et pédagogique du cœur du problème Khalifa, on découvre comment la banque était à la fois irriguée et spoliée de l’épargne publique. Tout le reste des affaires judiciaires du groupe découlera de l’intelligence de ce procès.
D’emblée, un effet de mode est nettement perceptible. Beaucoup de jeunes défilent dans les salons de coiffure pour se faire un bouc à la Moumen. Le golden-boy est devenu leur idole à la manière de Ben Laden. Il a ridiculisé le système et demeure insaisissable en le narguant par satellite. Les jeunes voient en Khalifa une sorte de Jesse James, ce cowboy qui « volait l’argent des riches pour le donner aux pauvres ». Comme cette anecdote du policier de l’aéroport à qui il offre une voiture, ou ce steward à qui il accorde en plein ciel un crédit pour acheter un logement.
Plus sérieusement, le verdict le plus radical a été prononcé par l’écrivain Yasmina Khadra, qui déclare au journal DNA que l’Algérie est revenue « à la case départ. Nous sommes de nouveau en 1962 au sortir d’une guerre avec les mêmes dirigeants impénitents et inexpérimentés. C’est une malédiction. Le népotisme, le crime d’État organisé, la spoliation, la boulimie règnent. Pour l’heure, je ne vois pas d’issue. Je suis fatiguée. »
Tous les intellectuels sont fatigués et abasourdis par ce chaos financier, la démesure des détournements, cette overdose de scandales, une quasi-démence collective. Ce n’est pas un hasard si, avant le procès, Bouteflika a prononcé deux discours d’impuissance et de fin de règne, invectivant les responsables. Connaissant les détails sordides de ce dossier, il sent bien venir la désapprobation populaire et internationale. Les dégâts sont irréversibles et dévastateurs. Quelle crédibilité peut avoir un pays avec un tel déballage d’incompétence, de complicité et de corruptibilité au degré le plus bas du billet d’avion à la séance de thalasso.
Le gouvernement, dont plusieurs membres ont aidé à naître, grandir et mourir le groupe Khalifa, s’amuse à réinventer « l’eau chaude », comme la création de cellules d’audit, le renforcement des inspections des finances publiques. Mais cela est censé exister. Et à quoi sert la Cour des comptes ? Pourquoi les responsables du Trésor et des banques publiques ont-ils laissé vider leurs coffres sans dissuader leurs clients et tirer la sonnette d’alarme ? Et le silence des commissaires aux comptes ? Un expert-comptable est capable d’un seul coup d’œil sur un document, un bilan, un ratio, une procédure ou un acte de gestion de déceler les failles et d’en aviser immédiatement qui de droit : les actionnaires et le procureur de la République.
Est-ce un hasard si toute cette période de gabegie bancaire a coïncidé avec le gel prolongé et conflictuel de l’Ordre national des experts-comptables, dont les membres ont fait le dos rond et rasé les murs des institutions qu’ils étaient censés contrôler, alors que la seule évocation de leur visite doit faire trembler tout gestionnaire. Dès que le liquidateur et les experts ont été missionnés, les détournements de Khalifa ont été décelés et reconstitués en deux temps, trois mouvements. Parce que c’est leur métier, parce qu’ils ont des compétences reconnues, parce qu’ils ont suivi un cursus de formation et un parcours professionnels balisés.
La généralisation de la corruption bancaire est connue de tous, certes. Mais les détails sont pour la première fois disséqués dans un procès public. C’est instructif d’entendre comment on a manipulé sans retenue des dépôts, crédits, transferts, intérêts, terrains, appartements, villas, voitures, billets d’avion, etc... Tous les projecteurs sont braqués sur Rafic Khalifa en oubliant que d’autres groupes privés ont été montés comme des fast-foods avec des crédits bancaires à fonds perdus et des surfacturations. Ceux qui se prennent pour des « capitaines d’industrie », en pérorant aujourd’hui dans les médias et les conférences, ne trompent personne sur l’origine de leurs richesses alors qu’ils n’étaient que comptable, commerçant ou ancien moudjahid. Qu’ont-ils inventé ? Quelle est l’originalité de leur produit ? Est-ce donc un exploit économique de vendre des voitures qu’on est incapable de fabriquer ? Comment de nouvelles usines à boissons ont-elles pu dépasser aussi vite une marque centenaire comme Hamoud Boualem ? Comment de petits patrons de PME en sont-ils arrivés aujourd’hui à côtoyer les grands patrons du MEDEF ? Le mimétisme social pousse les gens à se poser la question : comment a-t-il fait pour devenir aussi riche alors qu’il n’a aucun talent ? Dans tous les cas, la réponse est évidente : avec l’argent des autres, des banques, de l’Etat.
Les affaires Khalifa Bank, Union Bank, CA Bank, BCIA-BEA, BNA, BADR, ne relèvent pas seulement de délinquance ou d’association de malfaiteurs, mais d’une véritable insurrection financière. On s’enrichit par tous les moyens et on se couvre mutuellement. Le pays est riche, mais ses richesses sont mal distribuées. La répartition des revenus est inégale et injuste. Alors tous ceux qui en ont la possibilité n’hésitent plus à se servir. Les statistiques d’intendants, économes, comptables, caissiers, receveurs, banquiers, etc... condamnés pour détournements dépassent l’entendement.
La culture et l’économie de la rente n’ont jamais cessé dans ce pays. Cela a commencé avec des cageots d’oranges ou de patates des domaines autogérés, puis des bons d’achat aux souk el fellah, bons de véhicules Sonacome, logements, terrains, crédits, etc... Au fur et à mesure que le pays s’enrichit, la boulimie de la rente augmente proportionnellement. Et puisque le contrôle ne suit pas, pourquoi se gêner, on tape dans la caisse, d’abord à la petite cuillère, puis à la louche, puis dans des sacs.
Les neuf cents agents de sécurité de Khalifa n’assuraient aucune sécurité. Ils étaient recrutés et percevaient une rente parce qu’ils étaient les fils d’un tel ou les cousins de tel autre. Les jeunes d’aujourd’hui ne veulent pas se fatiguer pour des clopinettes. En attendant de s’enrichir, ils ont pour ambition deux choix de carrière : agent de sécurité ou chauffeur. C’est pour ça que le pays est contraint d’importer des Chinois pour construire des logements.
Jusqu’à quand le salaire d’un fonctionnaire ou d’un ouvrier sera-t-il inférieur aux gains d’un vendeur à la sauvette ou d’un gardien de parking ? Comment admettre qu’à compétences et responsabilités égales, les managers algériens touchent des salaires misérables, alors que des managers étrangers dirigent des entreprises algériennes avec des salaires de 5000 à 30.000 €/mois ? Les contrats de management sont une insulte à l’honneur et aux compétences de tous les cadres algériens. C’est ce mépris gouvernemental des travailleurs et des cadres qui a créé ce phénomène de corruption insurrectionnelle qui gangrène toutes les institutions de l’Etat, comme dans les républiques bananières. Comment s’étonner alors que des cadres se bousculaient chez Khalifa pour proposer les dépôts de l’argent public en échange de commissions et de cadeaux ?
Pour citer Kaïd Ahmed, « avant que le groupe Khalifa ne se crée, l’Algérie était au bord du précipice, depuis sa mise en faillite elle a fait un grand pas en avant ». Continuer dans ce mode de gouvernance avec les œillères de l’autosuffisance, c’est aboutir une fois de plus à des crises politiques et des règlements de comptes sanglants. Pour faire cesser la corruption insurrectionnelle, le pouvoir n’a pas d’autre choix que d’instaurer des règles institutionnelles de partage des richesses justes et équitables en commençant par une politique des salaires répondant aux normes d’un pays qui s’est enrichi et aux ambitions d’une population qui ne veut plus attendre.
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