Archives coloniales : ouvrir ou sceller ?
Les forces coloniales qui ont vaincu les résistances populaires, dont le soulèvement d’El Mokrani « et ses adhérents » en Algérie, avaient même produit des lois et des arrêtés exécutoires « au nom du peuple français ». Les archives coloniales sont crédibles, celles notamment par lesquelles le vainqueur entendait établir son emprise sur le vaincu. L’évolution ne pouvant attendre qu’elles soient toutes accessibles notamment en matière de propriété foncière, leur rétention est susceptible de faire le lit de conflits.
Ces documents coloniaux mettent en lumière certaines étapes, périodes et autres cas particuliers tout en permettant d’envisager des pistes de réflexion d’une pertinence, parfois très actuelles. Parmi ces pistes de réflexion, figure celle de jauger des effets sociaux et politiques de l’usage parcellaire et intéressé qui pourrait être fait de documents coloniaux pour conforter de prétendus droits particuliers que l’Etat algérien pourrait être amené à légitimer ; une telle réflexion pourrait par conséquent baliser l’action de celui-ci sur ce terrain, surtout lorsque les mémoires locales démentent certaines prétentions et que les archives coloniales ne sont toujours pas disponibles, voire accessibles, sachant que cette situation ne peut qu’évoluer. De telles problématiques sont importantes et doivent être soigneusement étudiées car elles appellent, aussi, à retrouver, grâce à l’action de l’Etat algérien contemporain, une continuité historique et sociale intelligible dont l’époque coloniale n’aura été qu’une interruption, brutale, indélébile, mais passagère à l’échelle de l’Histoire.
Dans le cas précis du séquestre des habitants de ce qui était la tribu des Illoula Oussammeur, qui ont pris part au soulèvement de 1871, des documents coloniaux existent qui permettent de se situer quant à la propriété, antérieure au soulèvement de 1871 à travers le Senatus-consulte de 1863 et postérieure à travers le Senatus-consulte suivant (1876).
Aussi incroyable que cela puisse paraître, le Commissaire extraordinaire de la République (la IIIe République française) en Algérie (1) a signé en moins d’une semaine deux arrêtés portant séquestre des propriétés d’El Mokrani et de ses alliés. L’arrêté du 25 mars 1871 est celui qui appose le séquestre sur tous les biens d’El Mokrani et sur les biens de ses adhérents ainsi définis ; il se réfère à l’ordonnance du 31 octobre 1845, à la loi du 16 juin 1851 et au senatus-consulte du 22 avril 1863. Celui du 31 mars 1871 ne se réfère plus au senatus-consulte du 22 avril 1863 et appose le séquestre à tous les indigènes ainsi désignés qui auront commis ou commettront des actes d’hostilité contre la France ou contre ceux qui lui sont soumis ainsi qu’à tous les indigènes qui seront absents de leur propriété pendant plus de trois mois sans autorisation de l’administration coloniale.
Ces deux arrêtés démontrent bien que les avancées coloniales sont encadrées quasi-quotidiennement par les plus hautes institutions de la République. Le second arrêté renferme une assignation à résidence de fait de tous les indigènes, individuellement, sous peine d’être expropriés et d’être traduits en justice. On ignore si ces arrêtés ont été par la suite abrogés.
La démarche coloniale n’ira pas sans injustices, dont certaines seront vues comme des erreurs par les plus hautes autorités françaises de l’époque, ainsi qu’on le verra ci-après.
Le rapport accompagnant l’arrêté du 3 septembre 1896, fixant les droits d’usage laissés aux indigènes sur les domaines des communes d’Ighram et de Chellata, nous indique que « malgré les efforts de leur caïd Si Ali Cherif (2), ils se laissèrent entraîner dans la révolte de 1871 par les partisans de Cheikh Haddad. Cette défection entraîna l’apposition du séquestre sur les biens de la tribu [des Illoula Oussammeur] ».
L. C. Dominique produit dans son ouvrage(3) une dépêche télégraphique adressée par A. Thiers, président de la République française, au gouverneur général civil de l’Algérie en date du 22 avril 1873. Le président y déplore le procès intenté contre Ben Ali Cherif, accusé de soutien au soulèvement d’El Mokrani. Il y écrit : « Ayez pour Ben Ali Cherif égards convenables et rassurez-le sur les suites de ce procès », non sans avoir précisé sa décision d’user de son droit présidentiel de grâce à son endroit, aussitôt que les condamnations seront devenues définitives. En fait, Ben Ali Cherif aurait été condamné trois jours plutôt, le 19 avril 1873.
Cette lettre, entre autres, nous indique que, en avril 1873, Ben Ali Cherif était encore considéré comme pleinement soumis aux arrêtés de séquestre des 25 et 31 mars 1871, au même titre que les autres habitants du territoire d’Illoula qui ont pris part au soulèvement.
Pendant ce temps, entre 1871 et 1873, une transformation radicale s’emparait à la fois des gens et du sol. « C’est au lendemain de nos désastres de 1871, que remonte la création de centres de population dans la vallée de l’Oued-Sahel (4). C’est ainsi que l’amiral de Gueydon fonda la ville d’Akbou », écrivait A. Sabatier (5). L’Amiral de Gueydon était alors gouverneur général civil de l’Algérie. Cette ville fortifiée d’Akbou est donc édifiée sur les terrains conquis de séquestre. Et parmi les propriétés expropriés, il y avait la riche demeure de Bachagha (6) Ben Ali Cherif, non loin de l’ancien bordj turc, ainsi que des terrains agricoles qui vont servir de jardins et autres servitudes à la population et structures de base de la nouvelle cité coloniale.
Si le président de la République, Thiers, avait dû attendre que les condamnations définitives soient prononcées pour gracier celui qu’il considérait être un « ami sincère de la France », l’administration a sans aucun doute pris des mesures conséquentes. « Le 29 mai [1873], le maréchal Mac-Mahon, épousant la politique de Thiers, se prononça en faveur de la grâce pleine et entière et le gouverneur annula les effets de l’amende de guerre ou du séquestre » (7).
Si les mesures prises en faveur de Ben Ali Cherif, gracié et innocenté par le président de la République française, ne peuvent dès lors plus consister dans la restitution des propriétés dont il a été spolié en 1871, l’administration va toutefois le dédommager très généreusement. Mieux encore, elle fera en sorte que l’on ne retienne plus que d’excellents termes avec Ben Ali Cherif et ne fera mention, au lieu de séquestre, que de services mutuellement avantageux. Le résultat en est peut-être l’acte administratif daté du 21 août 1876 et contenant transaction entre l’Etat français, d’une part, et Ben Ali Cherif de l’autre. Cet acte fait part de la cession par Ben Ali Cherif de tous ses droits sur des propriétés, dont il avait été séquestré, d’une part. D’autre part, l’Etat français fait cession à son profit de terrains d’une superficie plus importante prélevée sur les anciennes propriétés de la tribu d’Illoula, situées entre Akbou et la colonie de M. Caudrier (ou Caudrillet), établie dans le même territoire tribal, vers Ouzellaguen. La propriété coloniale de M. Caudrier sera par la suite reprise par Ben Ali Cherif, de manière officielle vers 1923.
Cette situation va perdurer jusqu’à l’institution du Domaine autogéré socialiste « Akloul Ali », à l’indépendance : les paysans vont fouler de nouveau ces terres, en tant qu’ouvriers, y gagner leur pain, à égalité, en juste rétribution de la sueur versée et de la récolte obtenue. Il n’est pas anodin que les habitants de l’ancienne tribu des Illoula Oussammeur aient vécu normalement le fait que les terres ancestrales soient versées aux domaines socialistes autogérés à partir de 1962, puis aux exploitations agricoles collectives après 1987 et que, après un arrêté de restitution établi par la wilaya de Béjaïa au profit des héritiers du bachagha Benalicherif, perçu comme une confirmation du séquestre de 1871, ils se soient mis à s’affirmer en tant que tels, appuyés par les organisations de la société civile et par quelques élus (8) et responsables politiques courageux. Et, même alors que ladite « restitution » est contestée, il n’est pas sans intérêt de noter que les citoyens revendiquent, non pas que les terres de leurs ancêtres leur soient restituées à eux, mais de les reverser au domaine d’Etat, au secteur public, afin qu’elles continuent de servir l’intérêt général et l’ensemble du peuple et des collectivités locales : la lettre ouverte (9) au président de la République, en août 2007, l’atteste.
Ceci n’en reflète pas moins le sentiment d’être acculés à revendiquer une appartenance, désormais archaïque, à un ancien aarch, comme si certaines attitudes parasitaires, opportunistes voire consciemment déstabilisatrices, contraignent les populations à des raisonnements qui ne peuvent manquer de faire appel à des modes d’expression collective naguère délaissés pour d’autres formes, modernes. C’en est une autre question actuelle, fortuitement soulevée.
Cet exemple où se rencontrent mémoire populaire, archives coloniales, attitudes liées à des intérêts et des problématiques tout à fait actuelles met en valeur l’importance de réfléchir à ces questions. Il peut aussi aider ceux qui tiennent coûte que coûte à leur récupération individuelle à mieux identifier les biens que le colonialisme leur a effectivement pris, même lorsque l’administration réussit le tour de force d’enjoliver la spoliation du nom de « cession ».
Mai 2008
Tahar Hamadache
Notes :
(1) Le Commissaire extraordinaire de la République était le titre du représentant de l’Etat français en Algérie, comme l’était le titre de gouverneur général (des départements français) d’Algérie.
(2) Il s’agit certainement du Caïd Si Ben Ali Cherif.
(3) Un Gouverneur général de l’Algérie. L’Amiral de Gueydon. L. C. Dominique, Typographie Adolphe Jourdan, 1908.
(4) Autre appellation de l’Oued Soummam.
(5) Akbou en Kabylie, A. Sabatier, instituteur à Akbou et membre de la Société de géographie de Marseille, bulletin de la Société de géographie de Marseille, 1880.
(6) Benalicherif obtint le titre de bachagha des autorités coloniales dès vers 1840. Il perdra ce titre après 1871, mais l’ancêtre et ses héritiers en gagneront d’autres, dont celui de Chevalier de la Légion d’honneur. Une archive audiovisuelle de l’INA (France) présente un de ses successeurs, recevant le gouverneur Naegelen en mars 1950, de nouveau comme Bachagha : http://www.ina.fr/archivespourtous/index.php?vue=notice&id_notice=AFE02014825.
(7) Extrait de : Histoire de l’Algérie contemporaine. La Conquête et les Débuts de la colonisation. Charles-André Julien, Presses universitaires de France, 1964.
(8) Il est notable que l’attitude de certains élus sauve la face de leur parti politique respectif, aphones sur cette affaire, à la différence d’autres.
(9) Voir : http://www.algeria-watch.org/fr/article/tribune/lettre_ouverte.htm
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