Cameroun : 95% des fonds de soutien à la politique agricole détournés
Un ministre d’Etat rattrapé par de scandaleux détournements de fonds au Cameroun : le Triangle des Bermudes à la camerounaise, ou 33 façons de piller allègrement les caisses d’un pays pauvre très endetté.*
- marché populaire de Yaoundé
- marché de volaille de Yaoundé, la capitale du Cameroun.
La campagne de souveraineté alimentaire qui concerne les pays de l’Afrique centrale a été lancée le 22 juin à Yaoundé en présence des représentants des pays de la sous-région, par une association qui, en février dernier, faisait marcher José Bové à Yaoundé parmi 5000 manifestants contre le poulet congelé importé.
Dans la galaxie d’associations et ONG constituant la société civile camerounaise, il y a des étoiles, des associations qui brillent par leurs actions de plaidoyer et de lobbying. Aujourd’hui, la star de ces ONG empêcheuses du Gouvernement camerounais de « manger-dormir en paix », c’est l’ACDIC, Association citoyenne de défense des intérêts collectifs, qui milite pour la prise en compte des intérêts des masses populaires et pour l’accroissement de leur participation dans la gestion de la chose publique. Avec plus de 12 000 membres dans le pays, sa dernière action d’éclat est sans doute l’organisation d’une marche populaire de 5000 personnes en février dernier à Yaoundé, avec, comme meneurs, l’icône française de l’altermondialisme, José Bové, le leader paysan malien Mamadou Cissokho, et un bon nombre de tutti quanti de luxe.
La campagne de plaidoyer et de lobbying sur « le poulet congelé » lancée en
Et voilà, en 2006, rebelote ! L’ACDIC lance une campagne de « souveraineté alimentaire » à incidence et vocation sous-régionale (Afrique centrale), concernant des produits comme le lait, le riz, les oignons, de quoi faire pleurer l’ancien ministre de l’Agriculture camerounais (actuellement promu ministre d’Etat - après la présidentielle d’octobre 2004) qui dans une enquête de cette association, se fait rattraper par ses casseroles de mauvaise gestion et de prévarication, précisément en 2004. Cette année électorale, le ministère était en effet dirigé par Augustin Frédéric Kodock, Secrétaire général du parti historique du Cameroun (UPC), parti d’opposition qui depuis 2002 est de nouveau allié au pouvoir. Lui et ses collaborateurs ont ainsi détourné 95% de l’aide à la production agricole à travers pas moins de 33 méthodes de détournements, dans un Triangle des Bermudes où le « fictif », la « règle du 4.9 » et la surfacturation se sont révélés comme de véritables trous noirs de l’argent alloué aux agriculteurs. Un vrai carnage économique et social dans un pays où l’agriculture et l’élevage représentent 70% de la population active. Les montants en jeu sont estimés en milliards de francs CFA.
La campagne a été lancée le 22 juin dernier par une conférence de presse pour un autre cap dans la bataille de la protection de la production alimentaire nationale face aux monstres et ogres du libéralisme, de l’affairisme aussi, par qui les marchés camerounais sont inondés de produits importés, d’origine et de qualité douteuses, vendus à bas prix (dumping), et mettant ainsi à genoux les producteurs nationaux.
Les casserolles du ministre d’Etat Kodock : 95% de l’aide aux agriculteurs détournée par le ministre et ses collaborateurs !
Pour l’ACDIC, le Cameroun, comme d’autres pays de la sous-région, a les moyens de se nourrir lui-même, une opinion illustrée par le slogan de la campagne : « Aidons-les à nous nourrir ! ». Mais entre le potentiel, les prétentions et la réalité, il y a un gouffre creusé année après année par la faiblesse ou la maladresse du subventionnement de l’agriculture par l’Etat, mais surtout, par la mauvaise gestion, le détournement de fonds et la corruption. Devant une assistance attentive et scandalisée, Bernard Njonga, le président national de l’ACDIC, a démonté le système de corruption, de mauvaise gestion et de détournement de fonds au ministère de l’agriculture et du développement rural en 2004, tels que le révélait un rapport tiré des enquêtes menées dans ce ministère chargé d’encadrer et de développer l’agriculture dans le pays. Le rapport, très détaillé, révèle la gestion scandaleuse des fonds mis au service de la politique agricole par le ministre et ses collaborateurs.
D’abord, on y apprend que pour être recruté dans ce ministère à cette époque, comme en 2002 (audit institutionnel Minagri/Minepia commandé par le gouvernement et réalisé par le cabinet Buursink/Rcm) il faut appartenir à « la bonne tribu », avoir une relation politique. En cumulant le critère tribal, la relation politique, la corruption, le clientélisme et le népotisme, ou d’autres méthodes pas catholiques, on constate que 80% des personnels de ce ministère sont recrutés suivant des critères qui n’ont rien à voir avec leur compétence, leur ancienneté ou leur qualification. Pas étonnant de découvrir alors, preuves à l’appui, qu’au MINADER, ministère de l’agriculture d’alors, les responsables passent le plus clair de leur temps à organiser les détournements de fonds et la corruption, dans un scénario digne de la mafia sicilienne, que le rapport qualifie de Triangle de Bermudes dans lequel l’argent disparaît, comme par enchantement, entre monsieur le ministre, ses collaborateurs internes ou des services externes, avec comme arme non conventionnelle de détournement massif de fonds, le fractionnement de marchés, la surfacturation et les missions fictives. Les marchés sont ainsi bien souvent fractionnés en des montants de moins de 5 millions de francs CFA (règle du 4.9) afin de permettre au ministre de ne pas passer par la commission ministérielle ou nationale de passation de marchés : il signe donc de gré à gré, et un marché en dizaines de millions peut, suivant cette règle du 4.9, être fractionné en plusieurs petits marchés de moins de 5 millions. Pour ce qui est des facturations, le matériel agricole à acheter se paye étonnamment parfois à plus de 7 fois sa vraie valeur. Mais l’arme redoutable de détournement au MINADER semble être le mot « fictif ».
Missions, formations fictives et superfétatoires, fractionnement des marchés (règle du 4.9), surfacturations : le Triangle des Bermudes de la délinquance financière publique camerounaise
D’abord les missions : on y apprend sans grand étonnement qu’un fonctionnaire peut effectuer une mission à l’étranger dont les frais sont estimés à près de 5 millions sans pourtant bouger de Yaoundé, et parfois même, il est censé avoir effectué une mission sans en être au courant ! Les missions à l’intérieur du pays se faisaient par simple jeu d’écriture, par simples signatures, sans obligation de les effectuer réellement.
Dans ce florilège très créatif de détournement de fonds, il y a aussi des classiques, comme la création de société ou d’organisme fictifs. En 2004, 87 GIC (Groupes d’initiative commune) ont bénéficié de dotations financières du ministère de l’agriculture. Sur les 87, pendant que des provinces se retrouvaient avec 2 GIC seulement subventionnés, la province du Centre en avait 29 à elle toute seule. Et dans toute la province, un seul département s’est taillé la part du lion, le département du Nyong-Ekélé (département d’origine du ministre) avec 18 GIC ayant reçu l’argent ou l’appui du ministère, pendant que Yaoundé en avait 9, et sans doute qu’à Yaoundé il y a autant d’agriculteurs que dans le Nyong-Ekélé. On n’est pas au bout de ces surprises renversantes : on constate que sur les 28 GIC subventionnés de la province du Centre, 4 seulement avaient été créés avant 2004. On comprend aisément que le reste de ces regroupements étaient en fait des GIC créés à la va-vite, à tête chercheuse de financements. En matière de technique de détournement de fonds, l’imagination est très productive en stratagèmes les plus farfelus, comme l’organisation de séminaires fictifs, de formations inutiles, les réceptions gargantuesques ou l’embauche de temporaires, facturés en millions de francs CFA.
On apprend ainsi que des séminaires au ministère de l’agriculture étaient organisés pour apprendre aux agriculteurs à manipuler des pulvérisateurs, ou des types d’appareils qu’ils n’ont pas ou n’auront jamais. Comme quoi on peut organiser des séminaires aussi sur "comment utiliser un téléphone" ou "comment bien porter son costume" ou "se tenir à table"...
Autres détails abracadabrants dans ce pandémonium épouvantable de corruption et de détournements de fonds, l’embauche de 49 agents d’entretien au ministère de l’agriculture. Sur ce bataillon anti-saleté de 49 agents payés par le ministère et chargés de la propreté des locaux, seuls 18 manipulent quotidiennement le balai et la serpillière... Un vrai colin-maillard à pomper l’argent public destiné aux agriculteurs.
Et ces derniers, selon des enquêtes de l’ACDIC, en sont à demander des aides directes, sans intermédiaire, afin de recevoir l’argent qui leur est destiné pour le financement de l’agriculture qui se fait encore dans le pays comme il y a plusieurs siècles, c’est-à-dire à la main, à la houe. Certains agriculteurs, écoeurés, en sont à vouloir ne plus se tuer à la tâche et à cesser d’approvisionner les centres urbains, comme pour demander à ces fonctionnaires stipendiés, et ne travaillant qu’à s’en mettre plein les poches, de sortir de leurs costumes et luxueux gros quatre-quatre japonais, pour aller eux-mêmes tenir la houe et la boue.
* Le Cameroun a atteint le point d’achèvement de l’initiative Pays pauvre très endetté (PPTE) le 28 avril 2006, ce qui lui a ouvert la porte à plusieurs centaines de milliards de francs CFA de remise de dette bilatérale et multilatérale.
François BMG
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