Ce n’est pas une « affaire de Kadhafi »
Ainsi donc, nous devrions nous réjouir ! Pour ne pas être excommuniés du « cercle de la raison », nous devrions applaudir l’expédition de l’OTAN en Libye, glorifier la « benladinisation » de Muammar Kadhafi depuis la prise de Tripoli par les forces supplétives de la « communauté internationale » pro-occidentale, saluer ce prétendu dénouement qui relancera la dynamique des révolutions arabes, jouer les autruches face au chaos qui s’annonce… Mais voilà ! Nous préférons être minoritaires plutôt que de bêler avec le troupeau face à une des plus grosses mystifications de l’histoire contemporaine.
Ce qui se passe en Libye est inquiétant. Il ne s’agit pas d’une « guerre pour la démocratie ». Qui a consulté le peuple libyen pour savoir s’il était prêt à accepter de voir son pays et ses acquis détruits pour pouvoir jouir d’hypothétiques libertés demain ? Il ne s’agit pas du dernier épisode du « printemps arabe », que les chaînes de télévision Al-Jazira, CNN et France 24, pour une fois d’accord, nous « vendent » comme elles le feraient pour la dernière telenovela à la mode. Comparer la révolte de la rue tunisienne aux manipulations de Benghazi reviendrait à mettre côte à côte Martin Luther King – apôtre du progressisme non-violent – et tous les théoriciens du chaos libérateur dont le siècle dernier a été fécond.
Ce qui se déroule en Libye n’est rien d’autre qu’une guerre illégale de l’Occident. Et la situation historique qui s’en rapproche le plus est la campagne d’Irak. L’évolution d’un certain nombre de gouvernements et d’opinions publiques est monstrueusement fascinante. Qui se souvient de Dominique de Villepin acclamé dans son pays et dans le monde arabe parce qu’il défendait, contre George W. Bush et le nouvel impérialisme américain, les principes de la légalité internationale ? Qui peut prétendre – sans rire ou emprunter le regard vitreux des porte-paroles officiels payés pour mentir en dépit des évidences – que c’est au nom de la résolution 1973 des Nations unies censée protéger les civils et créer une zone d’exclusion aérienne que les soldats des services spéciaux américains, français et britanniques combattent désormais au sol aux côtés des « insurgés » ? La ruse de l’OTAN, qui a enrobé son forfait dans un beau paquet cadeau onusien, rajoute au gangstérisme international une détestable malhonnêteté intellectuelle.
Les propagandistes « otaniens » pourront toujours dire qu’ils ont violé la Charte des Nations unies pour « sauver des vies », selon leur rhétorique habituelle. Seulement, l’expérience irakienne nous montre que le type de chaos qui vient est gourmand en sang humain… Il faut de toute urgence revenir aux fondamentaux et se demander quel monde nous prépare-t-on quand le droit international cesse d’être un référent admis par toutes les nations. Pour l’instant, l’OTAN ne fait face à aucune coalition résolue à mettre en échec ses visées. Mais demain ? La rage contenue des Chinois et – surtout ! – des Russes a de quoi inquiéter pour l’avenir.
Pour parler à l’ivoirienne, on dira que « ce n’est pas une affaire de Kadhafi ». Il s’agit ici du destin de la Libye et de l’Afrique, malmenées au gré des caprices de véritables apprentis-sorciers. Depuis le 11 septembre 2011, les Etats-Unis ont remué la planète entière au nom de la lutte contre le terrorisme islamiste. Maintenant que le CNT est quasiment sûr de l’emporter, tout ce que le monde compte de spécialistes de la Libye nous explique que les combattants qui sont en première ligne aux côtés de l’OTAN sont des… islamistes ! Devons-nous nous attendre à une « réplique » quelques mois après le « séisme », et à des règlements de compte meurtriers entre anciens alliés ? L’irresponsabilité des Occidentaux et leur volonté de faire des « coups » à très court terme au mépris de leurs conséquences nous confortent dans notre conviction : l’Afrique doit écrire elle-même sa propre histoire, et non se contenter d’être un jouet à la disposition des puissants.
En Côte d’Ivoire, le pouvoir Ouattara, installé par la « communauté internationale » au prix de milliers de morts, se réjouit du trépas de Kadhafi parce qu’il constitue un message subliminal à destination d’une potentielle opposition musclée. « Voyez comme nos protecteurs sont forts, comme ils sont fous, comme ils sont déterminés et tremblez » : tel est, en substance, ce que nos nouveaux maîtres voudraient laisser entendre. Le plus grotesque dans les articles de leur presse est qu’ils se plaisent à tancer le « dictateur » Kadhafi, assimilé sans nuances à Laurent Gbagbo et à Charles Taylor. Ils le font en trichant une fois de plus avec l’histoire récente de la Côte d’Ivoire. En effet, si Alassane Ouattara est aujourd’hui au pouvoir, c’est en partie grâce à Charles Taylor, qui a créé de toutes pièces le MPIGO et le MJP, avec la participation de Blaise Compaoré – selon la très sérieuse ONG britannique Global Witness. En septembre 2002, la presse française ne glosait-elle pas sur le soutien supposé du Guide libyen à la toute nouvelle rébellion ivoirienne ? L’on se souvient également de la jubilation avec laquelle Le Patriote, quotidien fondé par Hamed Bakayoko, prêtait ces propos à Kadhafi, au cours de la crise postélectorale : « Allez-y bombarder son Palais, lui et ses soldats, tuez-le s'il le faut. Mais ne laissez plus Gbagbo au pouvoir. Y en a marre. Je ferai face à la facture de la reconstruction ».
Les alliances politiques se font et se défont au gré des intérêts des acteurs, c’est une évidence. Aujourd’hui, un certain camp en Côte d’Ivoire se réjouit d’être sous le parapluie occidental. Il ne faudrait pas que ses animateurs, dont certains sont assez jeunes pour voir l’Histoire se retourner, considèrent ce soutien comme une donnée permanente. Au-delà des calculs à courte vue, il est plus qu’urgent que le continent, militairement indigent et extrêmement riche de ses matières premières, plaide d’une seule voix pour le respect du droit international, notamment des chartes de l’ONU et de l’Union africaine. Et pour cause : si une deuxième guerre froide ou une troisième guerre mondiale commence, ce qui est aujourd’hui plus que probable, ses enfants seront les premiers à en mourir. Par dizaines de milliers.
Publié sur le blog de Théophile Kouamouo.
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