Chou blanc à Bruxelles ?
Dans la capitale belge, Bart De Wever devrait selon toutes vraisemblances constituer un gouvernement dans les heures qui viennent.. Il jurait il y a quelques heures ne pas vouloir de ce poset. Le Flamand a clamé haut et fort son souhait de poursuivre l’entreprise de dislocation de la Belgique. Il parle à ce sujet d’évaporation. En Belgique, les gogos et les cyniques lui prêtent une oreille attentive. Ailleurs, tout le monde s’en désintéresse.

Les électeurs belges ont voté dimanche 13 juin 2010. Les récriminations croisées de chaque communauté linguistique ont dominé la campagne électorale. Elles ont donné l’impression que le blocage politique de la Belgique passait au second plan, bien qu’une majorité de Belges aspirent plus à un retour au calme qu’à une aventure institutionnelle. Le dernier gouvernement Leterme est en effet tombé fin avril, moins d’un an après avoir été péniblement constitué. Les indépendantistes flamands de la Nieuw-Vlaamse Alliantie (NVA) arrivent finalement en tête (28,3 % des suffrages) [source]. A leur tête, Bart De Wever refuse néanmoins de devenir premier ministre, au prétexte qu’il en oublierait ses compatriotes néerlandophones. Elio Di Rupo du Parti Socialiste pourrait accepter cette lourde charge, mais avoue sans rougir ne parler que le français. Tout fonctionne comme si des alpinistes arpentaient le plat pays. Les camps de base se multiplient, encombrés de mulets et de sherpas. Tous se réjouissent bruyamment de leur future ascension sur des sommets inexistants. L’instabilité perdure [source].
L’idée n’est pas nouvelle selon laquelle une séparation entre Wallons et Flamands se profile, et que l’on dispersera sans heurts les biens communs à l’issue d’une négociation entre gens posés et intelligents. Or les obstacles sont innombrables [Les ‘divorces de raison’ plus rares que les mariages d’amour]. Tout devrait inciter à repousser l’hypothèse farfelue d’une indépendance des uns par rapport aux autres. La raison commande de mettre les événements en perspective et de chercher des enseignements à l’extérieur de la Belgique. Pour ne prendre que cet unique exemple, les Québécois indépendantistes n’ont pas moins de doléances que les Flamands indépendantistes. Ils ont pour l’instant échoué à bloquer les institutions canadiennes.
Le politologue Michel Roche explique pourquoi [1]. Il montre que l’histoire immédiate a beaucoup compté dans les décisions prises à Ottawa au sujet du statut du Québec. Au début des années 1990, les indépendantistes québécois mettent toute leur énergie à faire triompher leurs revendications. Or, à l’est de l’Europe, l’URSS, la Yougoslavie et la Tchécoslovaquie disparaissent à quelques mois de distance. Les Républiques de l’Est donnent des exemples en grandeur nature pour les Canadiens. Un système politique et économique disparaît néanmoins. Avec l’éclatement de structures géopolitiques usées et discréditées, c’est aussi la fin du « socialisme réel ». En cela il vaudrait mieux utiliser le vocable de transition.
Au Canada, sur les bords du Lac Meech, les différents protagonistes ont trouvé un accord en 1987, sous le patronage du Premier ministre Mulroney. Cela ne débouche sur rien, faute de ratification par les représentants des provinces du Manitoba et de Terre-Neuve, qui ratiocinent. L’éclatement problématique de l’URSS – Michel Roche se réfère à la déclaration d’indépendance de la Tchétchénie autant qu’aux tensions dans le Caucase – et la guerre entre anciennes nations yougoslaves dont il retient surtout l’épuration ethnique en Bosnie, figent le processus d’autonomie de la Belle Province. C’est en tout cas l’interprétation du politologue, qui revient un peu après sur la peur des violences post-sécession. Certes, les faits ne donnent pas raison aux partisans des grandes aires géopolitiques, opposés aux nationalistes indépendantistes. Ces derniers affirment qu’à l’est de l’Europe, l’histoire a repris ses droits. Beaucoup négligent la dimension démocratique de l’effondrement des dictatures communistes.
Reconnaître un nouvel Etat soulève des questions d’ordre juridique. C’est un problème au Canada, écrit Michel Roche. Qui irait imaginer ce pays comme une prison pour les Québéquois ? La question vaut évidemment en Belgique pour les néerlandophones. A ce titre, la reconnaissance du Québec libre provoque le sourire plus que l’assentiment. Dans l’éclatement de la Yougoslavie, la reconnaissance par des nations extérieures de chacune des nouvelles entités a légitimé les indépendances. En URSS, la proclamation d’indépendance de la Russie a quant à elle balayé toute discussion. Au contraire de la Tchécoslovaquie. Pour l’auteur, le droit international fixe des règles strictes pour contester les limites d’un Etat, interprétant a minima le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Sur l’éventuelle association avec l’ancien Etat partenaire : Qui s’y oppose ? Il n’empêche qu’après l’éclatement des Etats, les organes communs ont fait long feu dans les trois Républiques de l’Est. Dans la transition tchécoslovaque, dite de velours, la règle s’est appliquée, essentiellement à cause de l’intransigeance tchèque. « Le cas tchécoslovaque enseigne que l’entité sécessionniste doit bénéficier d’un poids économique et démographique pour obtenir des concessions. » « A la fin, la République la plus puissante et la plus peuplée, celle des Tchèques, a dicté leurs termes aux Slovaques [Le Journal des débats – 13 septembre 1995] »
A l’issue de l’éclatement de la Tchécoslovaquie, l’union monétaire un temps promise a cessé de fonctionner… au bout de trente-neuf jours. La monnaie slovaque créée dans la précipitation a rapidement perdu de sa valeur, avec une forte inflation et des taux d’intérêts élevés. La sécession a coûté cher, même si les points les plus négatifs se sont atténués progressivement. La baisse des échanges commerciaux du fait de la fixation d’une frontière a été équilibrée par une augmentation en direction du reste de l’Europe. Pendant quelques mois, les citoyens de l’un ou l’autre Etat ont pu choisir leur nationalité, c’est-à-dire s’installer ailleurs. La situation s’est ensuite régularisée. Le divorce a forcé les responsables politiques à transiger sur les actifs communs. En Crimée, les motifs de fâcheries restent vivaces [Crimée sans châtiments].
Le soviétologue canadien Jacques Lévesque cité par Michel Roche a sa propre théorie de la sécession–affaiblissement, qui néglige dans l’extrait retenu le précédent de l’éclatement de l’Autriche-Hongrie. « La Slovaquie qui a connu ‘le divorce de velours’ qu’on nous cite si souvent en exemple (et qui s’est fait sans consultation populaire parce que la population n’en voulait pas) a vu s’aggraver considérablement les tensions avec son importante minorité hongroise. La Slovaquie est devenue plus vulnérable aux pressions de la Hongrie. Celle-ci l’a fait placer sous surveillance des organisations internationales. Elle n’éclatera pas mais devra peut-être se fédéraliser. » [« L’ex-URSS et l’Europe de l’Est : des exemples éloquents ? » Le Devoir – 14-15 octobre 1995].
L’auteur se tait sur le cas du Kosovo dont la séparation ne produit aucun des effets bénéfiques espérés [Le retour du grand Turc]. Mais il est évident que les gouvernements hongrois et slovaques continuent à s’écharper sur le sort de leurs minorités respectives [Beneš et ses fielleux descendants]. La plaie ne cicatrise pas. Les sondeurs prédisent même une forte progression des nationalistes slovaques lors des élections générales en Slovaquie le 12 juin [source]. A Budapest et dans les grandes villes hongroises, d’importantes manifestations étaient organisées pour le quatre-vingtième anniversaire de la signature du traité de Trianon [Figaro].
Bien éloignée de cette hauteur de vue, la tribune d’un universitaire liégeois, Jules Gazon (Il n’est plus sot de vouloir le rattachement de la Wallonie à la France) déclenche l’agacement. Il s’interroge sur la survie de la Belgique, au sein de laquelle une majorité de Flamands refuse tout accommodement (supplémentaire), et une majorité de Wallons ne parlent et ne comprennent que le français. Il n’avance rien de vraiment original. L’ancien fonctionnaire belge, économiste de formation tombe dans la démagogie : « Faire perdurer un tel État, c’est gaspiller beaucoup d’argent et une énergie qui entrave la relève des défis économiques et sociaux. C’est compromettre notre visibilité à l’extérieur ! C’est supporter une administration devenue inutile et maintenir, voire développer, la pléthore déjà unique au monde du personnel politique, le seul à tirer profit de cet État déliquescent et à se complaire dans le vaudeville communautaire par intérêt malgré les discours proférés. » La diatribe qui suit à l’encontre des hommes politiques défaillants renvoie à la question de l’éventuelle spécificité belge. En dehors de la France, j’entends (…).
Jules Gazon doute que la Wallonie devienne un Etat viable, écrasé par le poids d’une dette publique répartie avec la Flandre. Le maintien de l’euro n’y changerait rien, juge-t-il : fort bien ! Conclusion ? « C’est pourquoi, l’avenir de la Wallonie et de Bruxelles passe par un progressif rattachement à la France (sauf émiettement vers un autre ensemble !). La transition nécessitera une remise en ordre politique, économique et sociale, mais sera sans danger majeur si l’objectif du rattachement à la France et son cheminement institutionnel sont clairement définis et communément acceptés par les parties. » L’heureux marieur déplore le silence diplomatique de Paris, mais vante d’ores et déjà les mérites de la juste noce : la France raffermie dans le concert des nations, et au sein de la francophonie. Pour les Wallons et les Bruxellois, les lendemains chanteront, avec résolution du blocage politique et échanges économiques à la clef (grâce à l’immense marché intérieur français).
A la place de Bossuet recommandant aux fidèles de prier à la mémoire d’Henriette d’Angleterre – « Madame se meurt, madame est morte » – Jules Gazon prononce sa propre oraison funèbre : « La Belgique se meurt ! ». Trop de gens l’ont précédé pour que je prenne au pied de la lettre l’avis de décès. D’autant que le digne professeur (honoraire) estime que si le divorce linguistique se prépare, Bruxelles ne peut rentrer dans le lot des négociations entre parties : comme si les sujets de discorde ne manquaient pas par ailleurs (l’avenir des couples bilingues, ou celui des germanophones) ! Mais où est la cohérence entre la proposition première et l’obstacle second ? De fait, la capitale belge ne peut pas devenir néerlandophone, à moins de chasser les trois quarts de la population [source]. La région bruxelloise coincée en pays flamand forme une sorte d’enclave [Comme si la désunion faisait la force… !] et les habitants du BHV s’inquiètent à juste titre. Je souhaite que les dirigeants du NVA réfléchissent avant de faire chou blanc à Bruxelles… et qu’ils détaillent leur programme de (non)-gouvernement.
PS./ Geographedumonde sur la Belgique : Catastrophe routière, sécurité ferroviaire, En Belgique, ne pas confondre ‘arène politique’ et ‘panier de crabes’, Les ‘divorces de raison’ plus rares que les mariages d’amour, Admirer la Sambre filer vers Namur et Maastricht, Belges, belgitude et belligérance.
[1] Michel Roche, politologue, UQAC, 2006 / "L’éclatement des fédérations soviétique, yougoslave et tchécoslovaque dans le débat sur la question nationale au Québec : de l’échec de Meech au référendum de 1995.” / Bulletin d’histoire politique, vol. 4, no 2, printemps 2007, pp. 151-176 / Éditions Lux (Montréal).
Incrustation : chou blanc (Terre-vivante).
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