Chronique de l’égalité des chances : réflexions sur le droit d’ingérence
« Le gouvernement tchadien a rompu unilatéralement l’accord qui le liait à la Banque mondiale concernant l’utilisation de la rente pétrolière. Celle-ci a réagi immédiatement en suspendant les décaissements des fonds de l’Association internationale pour le développement (IDA) encore dus au Tchad, soit environ 124 millions $. Les négociations avec les bailleurs de fonds concernant l’annulation de 1,3 milliard $ de dette sont interrompues. » Cf. notre article « La Banque mondiale et le Tchad ».
Cet épisode - qui est loin d’être unique - conduit à se poser certaines questions concernant l’aide au développement.
D’abord, la conditionnalité. En dehors des « aides budgétaires » destinées à permettre à certains gouvernements d’assurer leurs fins de mois, la plupart des aides sont liées à des projets, et l’usage des fonds est en principe contrôlé. Faut-il s’indigner du peu de confiance accordé par les bailleurs de fonds aux récipiendaires de l’aide ? On peut gloser en effet sur les raisons du défaut de fiabilité des gouvernants africains, souligner que les gouvernements des pays aidants ne sont pas non plus tous « blancs comme neige ». Mais les faits sont têtus. On sait qu’une aide non contrôlée ferait l’objet, dans la quasi-totalité des pays les moins avancés, de détournements massifs.
Il est plus difficile de répondre à la deuxième question, qui concerne l’inefficacité de l’aide. Certes, il existe des progrès ponctuels, des micro-réalisations améliorent le sort de tels ou tels villageois, etc., mais l’arbre ne doit pas masquer la forêt. De nombreux pays d’Afrique sont en train de s’appauvrir. Et pour des pays déjà aussi en retard, les conséquences pour les habitants sont cruelles. On peut certes considérer que l’aide n’est pas seule en cause. L’état de guerre plus ou moins ouverte dans lequel se trouvent de nombreux pays, les destructions, les exodes massifs ne favorisent pas l’activité économique. On peut même ajouter que les frontières artificielles issues de la colonisation sont la cause de ces guerres. Peut-être, mais, encore une fois, il faut s’en tenir aux faits. L’Afrique, une partie de l’Afrique, ne s’en sort pas. Que faut-il faire ? Une réponse possible - qu’on commence à entendre ici ou là - est éminemment paradoxale. D’aucuns soutiennent que les gouvernants africains sont trop habitués à reporter sur autrui le soin de régler les problèmes de leurs peuples, obligés qu’ils sont de partager le pouvoir avec les organisations internationales, les missions de coopération, les ONG et les experts en tout genre. Traités en assistés, ces gouvernants se comportent en assistés, et ne peuvent pas œuvrer efficacement en faveur du développement. Il convient donc de cesser toute intervention (donc toutes les aides, à l’exception des initiatives privées au niveau micro-social). Cette réponse revient à considérer qu’il y aurait trop d’aide (et non trop peu). La réponse symétrique, qui correspond à la position officielle de la plupart des pays, au Nord comme au Sud, affirme qu’il n’y a pas assez d’aide. Les annulations de dettes, les propositions pour trouver des ressources nouvelles (taxe sur les billets d’avion, par exemple), tout cela participe d’une démarche « quantitativiste ». Il faudrait faire en plus grand ce que l’on fait déjà. La dernière réponse possible consiste à prendre acte du fait que, dans l’état actuel des choses, l’aide n’atteint pas son but, que le partage du pouvoir entre bailleurs de fonds et gouvernants locaux ne fonctionne pas, qu’il ne s’agit donc pas, dans un premier temps tout au moins, d’accroître l’aide, mais de rendre efficace celle qui existe déjà. Le point de départ de la réflexion peut être celui-ci : la plupart des Etats des pays les plus pauvres sont totalement désorganisés. Le pouvoir est souvent confisqué par une clique, parfois une ethnie, à son profit exclusif. Les institutions représentatives, aussi bien que la machine administrative, tournent à vide. Face à cette déliquescence de l’Etat, les fonctionnaires sont contraints de trouver ailleurs des moyens d’existence. La généralisation de la corruption est fatale. Rien de cela n’est favorable à l’initiative économique, au développement. Les détenteurs de capitaux, nationaux ou étrangers, sont découragés d’investir dans un environnement trop aléatoire. Il est donc impératif de restaurer l’Etat. On retrouve une vieille antienne. Il faut la dépasser, et reconnaître que, dans les pays dont nous parlons, l’aide aux projets de réforme de l’Etat n’a pas davantage porté ses fruits que l’aide aux projets de développement économique. Très vite, après l’accession à l’indépendance, les démocraties africaines ont commencé à se déliter. Et si dans de nombreux cas les chefs d’Etat qui accédèrent au pouvoir à ce moment-là eurent la capacité, sinon de faire vivre une authentique démocratie, du moins de maintenir la cohésion nationale, leur disparition a trop souvent ouvert les vannes de la guerre civile et de l’anarchie institutionnelle.
Faut-il alors se satisfaire d’un aveu d’impuissance (ces Etats, aussi malades soient-ils, sont l’indépendants), ou considérer que le respect de la souveraineté passe après la survie des peuples concernés ? Pour mieux éclairer la question, prenons un exemple un peu différent. Il existe en France, sous les ponts de Paris ou ailleurs, des clochards qui, pour des raisons diverses, le plus souvent d’ordre psychiatrique, survivent dans des conditions qui nous paraissent indignes. Est-il juste de les laisser vivre ainsi ? Peut-être, si l’on est convaincu que ces hommes et ces femmes sont plus heureux dans la rue que dans l’asile où l’on serait tenté de les enfermer. Revenons alors à l’Afrique. Des populations entières y survivent dans des conditions qui nous paraissent indignes. La différence avec nos clochards, c’est que rien ne nous permet de supposer que ces populations-là soient satisfaites de leur sort. Laisser faire est contraire au droit humain. L’ingérence, ici, est un devoir. Pour le rendre effectif, il est indispensable que l’ingérence devienne également un droit, inscrit dans la loi internationale.
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