Conflit géorgien : une crise mélant contradictions du droit international et crise étatique
Le conflit russo-géorgien, sous les feux de l’actualité depuis l’attaque géorgienne en Ossétie du Sud le jour de la cérémonie d’ouverture des jeux Olympiques de Pékin, présente deux aspects importants. D’une part, le président géorgien et non moins atlantiste, Mikheil Saakachvili, avec la complicité de Washington, participe à la stratégie américaine de marginalisation de la Russie, poursuivie depuis 1991, c’est-à-dire suite à la chute de l’empire soviétique, par l’Otan. D’autre part, par l’extrême violence de ses représailles, la Russie du président Dmitri Medvedev et du Premier ministre Vladimir Poutine entend clore l’ère du laisser-faire et récupérer de sa superbe. Cependant, la nature même de ce conflit résulte de l’histoire de cette région de l’Europe, fortement tourmentée depuis la fin de la guerre froide.
Pour comprendre les enjeux du conflit géorgien, il convient de comprendre les réalités géopolitiques actuelles dans le Caucase. L’éclatement de l’URSS a donné lieu à un travail de reconstruction politique dont le processus est loin d’être achevé. Ce qui est vrai aujourd’hui du Caucase risque de l’être demain de l’Ukraine, peut-être du Belarus, et peut-être même des républiques d’Asie centrale. La crise géorgienne est en fait d’une très grande banalité : c’est celle qui accompagne toute construction inachevée d’un Etat sur un territoire dont le montage de l’Empire socialiste soviétique stalinien ne correspond à aucune réalité sociopolitique réelle et stable.
Il est clair que la nature apparente du conflit actuel repose sur la violation de l’intégrité territoriale des territoires des deux régions sécessionnistes d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie, dont la volonté de recouvrer la pleine et entière souveraineté constitue le fruit de la volonté de Mikheil Saakachvili depuis son arrivée au pouvoir, en janvier 2004. Cependant, le principe d’intégrité territoriale, cause principale des conflits mondiaux et ce, depuis fort longtemps n’a de fait aucun fondement profond en dehors de sa nature de convention. On sait qu’il n’y a pas de territoire naturel. On sait aussi qu’il est impossible de construire des territoires ethniquement purs. On sait également que la nation ne fait sens que lorsqu’elle reconstruit sur un plan purement politique et citoyen le cadre territorial totalement artificiel et aléatoire dont s’est doté un Etat.
La principale difficulté à laquelle nous sommes aujourd’hui confrontés résulte de l’absence de légitimité des territoires dont les frontières ont été découpées de façon aléatoire du fait de leur nature purement conventionnelle. Ce manque de légitimité territoriale demeure sujet à toutes les contestations venant de toutes les minorités nationales émergentes au cours de l’Histoire, puisant un sentiment patriotique national du fait de la reconstruction d’un lointain passé historique. Dès lors, notre jeu international contemporain d’après-guerre froide est marqué par une tension incessante, et même grandissante, entre une convention dont le monde a besoin pour survivre et se construire, mais qui apparaît de plus en plus fragile et contestée, et des aspirations identitaires et séparatistes, fondées sur le droit à l’autodétermination des peuples, qui ne peuvent que contrarier ces artifices nés de la nécessité de redécoupage territorial suite à la chute de l’empire soviétique.
Il paraît évident que réside ici la principale source des conflits futurs : plus on avancera dans le temps, plus le système international aura besoin de protéger le principe de territorialité. Dorénavant, toute faiblesse des Etats se traduira par une revendication territoriale issue d’une minorité mécontente et frustrée, plus ou moins manipulée de surcroît par un voisin qui aura tôt fait de découvrir le parti qu’il pourra en retirer. Aussi, l’objectif russe est d’éviter que les régions d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie retombent sous le giron géorgien du fait des liens étroits unissant les Etats-Unis et la Géorgie, le président Saakachvili étant plus que jamais désireux que son pays rejoigne l’Otan. Les gouvernements occidentaux seraient bien avisés de se rendre compte que le principe de territorialité peut rapidement être mis à mal par les revendications des minorités nationales et de ne pas fétichiser à la hâte un principe qui ne correspond en fait qu’à une convention précaire.
Ce que l’on appelle la stabilité du Caucase passe ainsi par un processus particulièrement complexe et périlleux de redéfinition territoriale des Etats concernés : on est en réalité très près de la question des Balkans. On est en effet tenté de faire le rapprochement entre le conflit en Géorgie et le conflit kosovar et de trouver même des ressemblances frappantes. Dans les deux situations, le clivage Est-Ouest vient vite se substituer à la régulation internationale qui aurait dû découler du principe de responsabilité de protéger. Avec le Kosovo, l’histoire se termine par l’éloge du principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes par les Etats-Unis et leur refus de privilégier le principe d’intégrité territoriale. Avec la Géorgie, la Russie se fait à son tour contre Washington le défenseur de la cause des minorités, et récuse le principe d’intégrité territoriale qu’elle mettait en avant pour s’opposer à l’indépendance du Kosovo. On ne peut pas faire mieux dans la caricature, autant à Washington qu’à Moscou.
Une simple analyse des concepts juridiques nous amène à un constat : l’intégrité territoriale et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes sont deux principes fondamentaux de jus cogens (ou normes impératives en droit international) totalement incompatibles auxquels on demande de fonder de manière stable et complémentaire l’ordre international ! Faisant partie intégrante de la Charte des Nations unies, le droit à l’autodétermination des peuples a été reconnu notamment par la Cour internationale de justice, dans son arrêt récent sur le Timor oriental. Elle a de même à nouveau rappelé qu’il s’agit-là d’un des principes essentiels du droit international contemporain » (arrêt du 30 juin 1995, § 29). De son côté, le principe de l’exclusivité des compétences territoriales interdit en principe l’atteinte aux frontières nationales et garantit l’indivisibilité du territoire. Clairement contradictoires, pour éviter le phénomène de pullulement étatique suite à la chute du bloc soviétique, le Secrétaire général des Nations unies, Koffy Hannan, dans son « Agenda pour la Paix » proposé aux Etats membres le 17 juin 1992, a invoqué la nécessité de dissocier le droit des peuples et celui de l’autodétermination hors des cas de domination coloniale, malgré la multiplication des risques d’affrontement qui en résultent.
L’intérêt de tous, non seulement l’Europe et la Russie, mais aussi les autres voisins (Turquie, Iran...), est de parvenir à une stabilisation du processus de construction étatique, dont on peut parier qu’il débouchera sur d’autres évolutions de la configuration territoriale des trois Etats concernés (Azerbaïdjan, Arménie, Géorgie). Cette extrême fragilité n’a de solution que dans une forme minimale de consensus. Personne du côté des Etats n’a donc intérêt à susciter des logiques de déstabilisation violente. De ce point de vue, l’Union européenne, par l’intermédiaire de l’action de Nicolas Sarkozy, président de la République de l’Etat présidant l’Union, a fait ce qu’il fallait faire : parvenir à endiguer la crise en évitant l’embrasement de la région, sachant que le plus dur est de régler ce problème quant au fond. Il serait faux de penser, comme c’est actuellement trop le cas, que la Russie a des ambitions annexionnistes. L’ogre soviétique n’est plus d’actualité.
Victime de la stratégie de marginalisation opérée depuis le début des années 1990 par les pays membres de l’Otan, elle cherche avant tout à être admise comme interlocuteur privilégié dans tout processus de règlement pacifique des différends, énumérés à l’article 33 de la Charte des Nations unies. Il serait erroné de croire que reconnaître la Russie en tant que puissance régionale nuirait aux intérêts des Balkans, du Caucase et de l’Union européenne, bien au contraire. Le petit, le "faible", la Géorgie, s’était bel et bien lancé dans un processus actif de déstabilisation et de remise en cause d’un statu quo datant de 1992 (accord de Dagomys), confiant dans sa capacité de pression sur son allié protecteur américain. Nous assistons une nouvelle fois à la déstabilisation du fort par le faible et à une sorte de pression du petit sur le grand pour l’engager, même contre son gré, dans un processus de défi à l’ordre établi dont le géant ne voulait probablement pas. En revanche, ce qui demeure clairement discutable est la violence de la réaction belligérante russe, disproportionnée sans doute.
La dernière question que nous sommes en droit de nous poser, afin d’envisager les futures perspectives de la situation géopolitique, est de se demander si le phénomène de pullulement de micro-Etats à travers toute l’Europe représente une véritable menace pour la paix. En vérité, ces "micro-Etats" ne sont pas plus dangereux que de vastes ensembles instables, divisés entre minorités qui risquent de s’affronter à tout moment. L’intégration régionale a même pris son envol dans notre monde contemporain pour corriger cette irréductible tendance à la fragmentation. Il s’agit-là d’un effet pervers de la mondialisation : plus les collectivités sociales sont interdépendantes les unes des autres, plus elles cherchent à affirmer leur particularisme et leur identité. Cette logique de fragmentation a donc un bel avenir devant elle, et c’est bien pour cela que les processus de construction régionale, telle l’Union européenne, sont utiles, et même fonctionnels dans notre monde contemporain. Le plus grand danger pour notre futur tient aujourd’hui au risque croissant de guerre civile à l’intérieur des Etats. Tout se jouera en réalité dans la capacité de l’Europe de savoir réellement intégrer les populations qui en relèvent, et de parvenir peu à peu à une véritable régulation de leurs conflits : la très lente, mais réelle, extinction du conflit irlandais, la dissipation de la question catalane sont là pour montrer que le jeu de l’intégration régionale est de ce point de vue plus performante que la mécanique rigide qui préside à la construction des Etats-nations. D’où, effectivement, le malheur qui frappe le Caucase, zone extérieure à tout processus réel d’intégration régionale, du moins pour l’instant. Le seul rêve d’avenir que l’on puisse habiliter pour ces populations est une intégration future dans le respect des diversités, mais le processus sera évidemment pour le mieux très long.
Cyril de Guardia de Ponté
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