Corruption : les magouilles immobilières de l’oligarchie genevoise
La Tribune de Genève du 18 janvier 2008 a relaté une affaire révélatrice de l’absence d’éthique du milieu politico-judiciaire local. Afin de situer les faits dans leur contexte, un retour en arrière s’impose.
Au cours des années 1980 et 1990, avec sa cupidité et son irresponsabilité coutumières, l’oligarchie genevoise s’est livrée à une spéculation immobilière effrénée. Un immeuble était acheté à crédit et revendu, plus cher, le jour-même. Ces immeubles ont ainsi atteint un prix exorbitant, sans rapport avec le montant des loyers payés par les locataires. Lorsque la bulle spéculative a éclaté, des quantités d’acquéreurs se sont retrouvés avec des immeubles achetés à crédit qu’ils ne parvenaient plus à revendre au prix qu’ils les avaient payés. Or, bon nombre de ces crédits avaient été accordés par les deux banques locales dont la fusion devait donner naissance à la Banque cantonale de Genève. Des représentants de chaque parti politique local siégeaient au conseil d’administration de la Banque cantonale de Genève, tout comme ils avaient siégé au conseil d’administration des deux banques précédemment fusionnées. Chacun de ces politicards recevait un jeton de présence à titre de membre du conseil d’administration. Grâce à tout ce beau monde, la Banque cantonale de Genève s’est retrouvée avec des quantités de débiteurs insolvables qui la plaçaient en situation de banqueroute virtuelle. Les pertes étaient de plus de 2 milliards de francs suisses, avec des « créances douteuses » d’un montant de 5 milliards de francs suisses, ce qui permet de se faire une idée des sommes que certains ont pu se mettre dans les poches en spéculant.
Afin de dissimuler ses pertes, la Banque cantonale de Genève a usé d’un artifice comptable. La banque créait une société boîte aux lettres à laquelle elle accordait un crédit de longue durée du montant exact du prix de tel ou tel immeuble. Avec ce crédit, la société boîte aux lettres achetait l’immeuble à la banque et ne remboursait que les intérêts du crédit, ce pour quoi le montant des loyers encaissés suffisait. Grâce à cet artifice, au lieu d’avouer une perte financière (l’immeuble invendable qui lui était resté sur les bras), la banque présentait les choses comme une affaire saine (un crédit accordé à un client solvable) et faisait disparaître le prix de l’immeuble de son passif. A l’époque, Patrick Chazaud, un Genevois qui s’efforçait de dénoncer ces magouilles, a subi une campagne de diffamation et d’intenses pressions, au point que, dans le but de le réduire au silence, la magistrature a menacé de l’inculper pour « diffamation ». Il était censé pratiquer l’omerta, tout comme « les autorités ».
En 2000, lorsque l’affaire a éclaté dans les médias, les politicards locaux ont décidé de « sauver la Banque cantonale de Genève ». Avec l’argent public, ils ont épongé les dettes de la banque. Quant aux immeubles invendables, ils ont été « rachetés » au prix spéculatif par une structure créée pour les besoins de la cause : la Fondation de valorisation des actifs de la Banque cantonale de Genève. Autrement dit, non seulement les contribuables se retrouvaient à payer l’ardoise laissée par les margoulins locaux, mais on leur transmettait également la facture d’immeubles qui ne pouvaient être revendus qu’à perte : les « créances douteuses ». Les pertes prévues étaient de l’ordre de 2 milliards de francs suisses. La grosse arnaque. Etant donné que l’Etat a dû emprunter l’argent nécessaire pour éponger l’ardoise, au préjudice subi par les contribuables il faut ajouter le montant des intérêts payés pour cet emprunt.
Comme il se doit, à la tête de la Fondation de valorisation, on a placé un conseil d’administration dont les membres sont des politicards locaux. Et, comme il se doit, chacun d’entre eux est arrosé d’un généreux jeton de présence. Parmi ses « exploits », en 2002, la Fondation de valorisation a acheté un immeuble qu’elle a payé 51 millions de francs suisses. L’année précédente, ce même immeuble avait été expertisé à 37 millions de francs suisses. C’est-à-dire que la Fondation de valorisation a payé l’immeuble 14 millions de francs suisses de trop par rapport à sa valeur commerciale. Un an plus tard, la Fondation de valorisation a revendu cet immeuble pour 40 millions de francs suisses, c’est-à-dire 11 millions de moins que le prix d’achat. Or, la Fondation de valorisation avait écarté des offres d’achat pour un montant supérieur. L’acquéreur a donc été abusivement favorisé. Si on additionne la perte de 14 millions de francs suisses subie au moment de l’achat et la perte de 11 millions de francs suisses subie au moment de la vente de l’immeuble, le total des pertes, pour la Fondation de valorisation, s’élève à 25 millions de francs suisses pour un seul immeuble. Ces 25 millions de francs suisses représentent le profit que certains se sont mis dans les poches aux frais des contribuables à l’occasion de ces deux transactions. Les courtiers - intermédiaires - ont empoché 690 000 francs suisses.
Le député Eric Stauffer - quasiment le seul élu genevois à ne pas pratiquer l’omerta - a déposé une dénonciation pénale pour « gestion déloyale » à propos de cette affaire. La magistrature a classé la dénonciation en affirmant que les faits ne sont pas constitutifs d’une infraction pénale. Il est vrai que, selon la magistrature genevoise, lorsque les politicards locaux piquent dans la caisse, il ne s’agit pas d’une infraction pénale, mais d’une « décision politique » dont la magistrature n’est pas censée se mêler. Cela revient à dire que, si des politicards locaux décident d’aller braquer une banque, le braquage est une « décision politique » dont la magistrature n’a pas à se mêler. L’art d’interpréter le droit en faveur des petits copains.
Dans le canton de Genève, le principe de la séparation des pouvoirs n’implique nullement un contrôle réciproque entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire. Bien au contraire, il signifie que chacun doit pouvoir magouiller dans son coin sans que les autres viennent y mettre leur nez. C’est à cela qu’on mesure l’intégrité des « autorités » genevoises.
Frank Brunner
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